Scandale et histoire
Mazbouri, Malik, Vallotton, François,
2016, 238 pages, 27 chf, 22 €, ISBN:978-2-88901-118-6
Cet ouvrage collectif sur le “scandale” offre un éclairage historique sur différentes crises survenues en Suisse ou en France au XXe siècle. Qu’elles soient financières, sanitaires ou encore politiques et sociales, chacune aura marqué l’imaginaire populaire à sa manière.
Description
Le fait jugé scandaleux et les mobilisations qu’il parvient ou non à provoquer dans l’espace public offrent un observatoire fécond pour étudier les transformations, les permanences et les conflictualités des sociétés contemporaines.
Si les dénonciations, mobilisations et autres formes de l’indignation collective ont peu débouché, en Suisse, sur un ébranlement de l’ordre des choses et des institutions, elles n’en ont pas moins été régulières. Ce livre réunit des études historiques portant sur divers scandales survenus au XXe siècle.
Du poignant dossier des enfants placés à l’affaire des fiches, du scandale du fluor à l’histoire de la création de la fondation Giacometti, et de la cuisante escroquerie de l’IOS à la bataille des « vignes maudites », avec ses surprenants développements aériens, les auteur·e·s du présent volume se sont efforcé·e·s de coupler le coup d’œil sur l’histoire et le travail en archives aux théories modernes du scandale.
Deux contributions permettront de faire le point sur l’affaire du sang contaminé en France et sur l’état de la recherche traitant de l’histoire de la corruption, tandis qu’une démarche réflexive sur le traitement, par les médias romands, des affaires DSK et Assange permettent d’ancrer le propos dans l’actualité du temps présent.
Table des matières
- L’histoire suisse par ses scandales (François Vallotton, Malik Mazbouri, Université de Lausanne)
- Étudier l’histoire des scandales et de la corruption: enjeux méthodologiques et enseignements historiographiques (Olivier Dard, Université de Paris-Sorbonne)
- Les crises sanitaires en France. Affaires et scandales des années 1980 au début du XXIe siècle (Sophie Chauveau, Université de technologie de Belfort-Montbéliard)
- Le scandale de l’Investors Overseas Services (IOS). Les épisodes suisses dans les années 1960-1970 (Marc Perrenoud, Service historique du DFAE)
- Les institutions politiques suisses à l’épreuve: le scandale des fiches (1989-1990) (Hervé Rayner, Fabien Thétaz et Bernard Voutat, Université de Lausanne)
- Les scandales des placements d’enfants. Les maisons d’éducation sous les feux de la critique publique au début des années 1970 (Sara Galle, Gisela Hauss, Fachhochschule Nordwestschweiz)
- Le placement d’enfants dans le débat public en Suisse romande: un scandale à bas bruit (1890-1970) (Joëlle Droux, Véronique Czaka, Université de Genève)
- La Fondation Alberto Giacometti ou la politique culturelle suisse des années 1960 sous les feux de la rampe (Charlotte Dichy, Université de Lausanne)
- « Dans le Valais sauvage »: L’affaire des vignes maudites (1959-1962) (Grégoire Luisier, Université de Lausanne)
- Le scandale du fluor en Valais (1975-1983) (Coralie Neurohr Fournier, Université de Lausanne)
- Quand le non-scandale profite à l’accusé présumé: la couverture médiatique de l’affaire Assange par Le Temps (Léonore Cabin, Université de Lausanne)
- « L’affaire DSK », un scandale? La mise en sens de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn par le Monde.fr (Philippe Gonzalez, Fabienne Malbois, Université de Lausanne)
Presse
Le rôle des scandales dans l’histoire, François Vallotton en parle sur Radio-Canada, le 18 janvier 2017: ici
Gli scandali nella storia, interview de François Vallotton sur la RSI, le 9 janvier 2017: ici (en italien)
François Vallotton parle de Scandale et histoire dans Forum, sur la RTS, le 21 décembre 2017: ici
François Vallotton parle de Scandale et histoire, dans l’émission Versus/Penser, le 28 novembre 2016, sur Espace 2: ici
DANS LE TEMPS DES MÉDIAS
Cet ouvrage, issu d’un séminaire de recherche de la section histoire de la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne, a pour ambition d’étudier d’un point de vue historique les scandales qui ont émaillé l’histoire de la Suisse. Centré sur la confédération helvétique, il entend également poser les bases méthodologiques d’une approche plus globale de l’histoire des scandales.
Après deux articles introductifs (des coordinateurs de l’ouvrage, Malik Mazbouri et François Vallotton, puis d’Olivier Dard) – il se compose de dix études de cas, principalement tirées de l’histoire suisse.
Fruit de travaux d’historiens, l’ouvrage montre une grande ouverture aux autres sciences sociales, d’autant que la thématique a été bien plus explorée par la sociologie ou la science politique que par l’histoire. Les ouvrages de Michel Dobry, Alain Garrigou ou de Luc Boltanski sur le sujet sont ainsi abondamment cités.
Dans l’introduction générale, Malik Mazbouri et François Vallotton reviennent sur l’origine de cette réflexion collective. Ils rappellent l’intérêt d’étudier les scandales, « observatoires privilégiés du système des normes propres à une période donnée ainsi que des tensions et des polarisations sociales que rendent visibles ces moments de cristallisation du débat public. Par ailleurs, nous souhaitions nous interroger sur le scandale en tant que fait social, en interrogeant la capacité de celui-ci à réorganiser le jeu politique tout en consolidant ou, au contraire, en refondant, bousculant ou modifiant le système juridique, éthique, culturel, d’une collectivité donnée » (p. 8). Les coordinateurs de l’ouvrage revendiquent également l’intérêt d’une approche historique, permettant d’observer les évolutions sur le temps long de ce phénomène social trop souvent envisagé uniquement à chaud. La distance favorise ainsi le regard analytique.
Dans le second chapitre, Olivier Dard revient sur une recherche comparative franco-allemande, avec Frédéric Monier et l’historien allemand Jens Ivo Engels, sur l’histoire des scandales pour en tirer des perspectives méthodologiques et historiographiques. Plutôt que de se limiter aux scandales politico-financiers qui ont accaparé l’attention des historiens jusque-là, il prône l’adoption d’une focale plus large du scandale, incluant également les affaires de moeurs.
La force de cet ouvrage collectif tient aussi au jeu d’échelle des différentes contributions. L’article de Marc Perrenoud sur le scandale de l’Investors Overseas Services (pp. 53-80) dirigé par Bernard Cornfeld permet de voir un scandale résultant des liens d’investissement internationaux. Comme le souligne également Olivier Dard, cette histoire du scandale, en particulier à l’époque contemporaine doit se nourrir d’une approche connectée (p. 25). D’autres chapitres permettent de mieux analyser les causes et les conséquences du scandale en les remettant dans leur territoire de naissance. C’est notamment le cas des articles de Grégoire Luisier sur l’affaires dite des « vignes maudites » du Valais (pp. 155-180) – des plantations de vignes dans la plaine du Rhône détruites par le gouvernement – ou de celui de Coralie Fournier-Neurohr sur les émanations de Fluor venant des industries de l’aluminium dans le même Valais (pp. 181-197). Ces deux articles permettent de voir comment émerge le scandale avec l’action de militants locaux, ici des paysans défendant leurs intérêts. On y voit également s’activer les réseaux luttant contre l’irruption du scandale, utilisant notamment leurs influences politiques, économiques et journalistiques.
Pour l’historien des médias, le livre est riche en exemples sur les liens entre médias et irruption du scandale. Les journalistes, et notamment les journalistes d’investigation apparaissent comme des acteurs de premier plan dans l’émergence des scandales. Pour autant, l’ouvrage n’oublie pas de montrer les limites du journalisme comme « gate keep ». L’article de Charlotte Dichy (pp. 137-154) sur la fondation Giacometti permet de voir comment la recherche de sensationnalisme par la presse peut favoriser un discours démagogique, ici sur l’art contemporain. Léonore Cabin décrit même la forte influence de la presse sur le cadrage d’une affaire, en l’occurrence les accusations de viol à l’encontre de Julian Assange, ramenées à un complot contre le fondateur de Wikileaks (pp. 199-219). Et il ne s’agit donc pas seulement d’étudier les scandales, mais aussi la non-irruption de comportements scandaleux dans l’espace public. Joëlle Droux et Véronique Czaka montrent ainsi les raisons du non-dévoilement des conditions indignes des enfants placés en centre en Suisse romande de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1970, en raison d’une faible réceptivité de l’opinion publique et de la presse spécialisée à l’égard de ce sujet dans une société encore très conservatrice.
On peut regretter qu’il n’y ait pas de recherche définitionnelle de la notion de scandale, pourtant pluriforme, comme le montre la diversité des études de cas. Il faut attendre le dernier article sur l’ »affaire DSK » pour avoir une réflexion sur ce qui peut différencier scandale et affaire. Par ailleurs, certains « scandales » semblent plus anecdotiques que d’autres. Mais cet ouvrage défricheur est un jalon important pour les études ultérieures.
Pierre-Emmanuel Guigo, Le temps des médias, No. 30, printemps 2018, pp. 271-273.
Série de scandales sous la loupe des historiens
Malik Mazbouri et François Vallotton, de l’Université de Lausanne, se penchent sur l’origine et les effets des scandales dans la société en rappelant l’impact d’ »affaires » célèbres qui ont secoué la Suisse et le monde
Au fond, qu ’est-ce qu ’un scandale? On peut en donner la définition suivante, tirée de l’ouvrage dont il est question ici: il est le « signe d’une condamnation forte et un anime qu’une société exprime face à un événement (ou une série d’événements) publiquement révélé, rentrant en contradiction radicale avec les valeurs partagées par elle ». Cependant, beaucoup de faits choquants ne deviennent pas des scandales. Comment ceux-ci naissent-ils? Qui les divulgue? Quel impact cette divulgation trouve-t-elle dans le public? C’est à ces différentes questions – et à d’autres – que répondent dix-huit chercheurs, avec une belle parité hommes-femmes!
Malik Mazbouri et François Vallotton, directeurs de l’ouvrage, ont retenu dix événements. On en mentionnera ici quelques-uns, à titre d’exemples. Le premier a éclaboussé la France: il s’agit des crises sanitaires successives (les affaires du sang contaminé, de l’hormone de croissance, de la « vache folle » et des implants mammaires). Caractérisées par la mobilisation collective des victimes, ces affaires qui furent autant de drames ont ébranlé la foi positiviste en la médecine et introduit le règne de la méfiance en vers la science.
Un « scandale à bas bruit »
Qui se souvient encore du scandale financier lié à l’Investors Overseas Services (IOS), lié à la personnalité trouble de l’affairiste Bernard Cornfeld (1927-1995)? Des milliers de personnes laissèrent des plumes dans ce qui, entre 1960 et 1970, se révéla être une énorme escroquerie. Le Crédit suisse ayant promu ses activités, avec ce qu’il faut bien appeler la complicité de nombreux hommes politiques, avocats, banquiers et journalistes genevois, le scandale menaça de salir la place financière suisse.
Quatre historiennes se sont consacrées à l’affaire douloureuse, aujourd’hui encore, des enfants placés dans les maisons d’éducation et les familles d’accueil. Nombreux furent les mauvais traitements et abus sexuels. Pourtant, dès les années 1930-1940, des « Sozialreportagen » avaient mis le doigt sur ces dysfonctionnements des placements. Pertinemment, les auteures par lent de « scandale à bas bruit », tant une chape de plomb de silence complice les a longtemps recouverts. Le scandale n’a donc éclaté qu’assez récemment au grand jour, notamment grâce à la courageuse prise de parole des victimes. Il est vrai que ceux-ci provenaient le plus souvent de milieux sociaux défavorisés, ce qui hélas explique aussi
l’indifférence à leur égard.
On ne s’étonnera pas trop de la succession d’affaires passées et présentes en Valais, un canton aux pratiques souvent opaques. La destruction des « vignes maudites » par hélicoptères, dans la nuit du vendredi 2 juin 1961, pouvait certes se justifier par la volonté fédérale d’éviter la surproduction viticole. Mais quelle maladresse dans sa mise en œuvre! Cette pulvérisation par produits chimiques fit perdre beaucoup de leur popularité aux pilotes Hermann Geiger et Fernand Martignoni, jusque-là considérés comme des héros du sauvetage en montagne. Elle réveilla l’esprit frondeur des producteurs d’abricots du Bas-Valais, ceux-là mêmes qui, en 1953, mis en colère par la mévente des fruits indigènes à cause de la concurrence étrangère, avaient incendié des wagons CFF remplis de produits importés. C’est l’occasion de rappeler que l’Union des producteurs valaisans, véritable syndicat paysan, était né dans l’après-guerre grâce notamment au POP et à son leader de l’époque dans le Chablais, René-Albert Houriet.
L’affaire DSK
Un véritable scandale écologique et sanitaire fut celui du fluor (1975-1983), déversé pendant des décennies dans la nature par AIAG, ancêtre d’Alusuisse à Chippis et, dans une moindre mesure, par Aluminium Martigny SA. Aux dommages causés à la végétation s’ajoutait la fluorose qui touchait les ouvriers de ces entreprises. Or il faudra attendre 1975, soit un demi-siècle, pour que le scandale éclate. L’auteur note le silence des autorités valaisannes, mais aussi des syndicats à Chippis, où AIAG était le gros employeur de la région: une fermeture de l’usine ou une réduction drastique de ses activités aurait lourdement pénalisé l’emploi. Le patronat industriel ne se priva pas, d’ailleurs, d’exercer un chantage aux places de travail…
D’autres contributions sont consacrées au scandale des fiches, sérieuse atteinte à la démocratie suisse; à une affaire méconnue en Suisse romande qui toucha dans les années 1960 le monde de l’art, autour de la Fondation Giacometti à Zurich; à l’affaire Assange (Wikileaks) ou encore à « l’affaire DSK », suite à la très médiatique arrestation de Dominique Strauss-Kahn.
Un seul regret: que certains de ces textes – mais heureusement pas tous – soient rendus peu lisibles par l’usage du jargon pour initiés affectant certains sociologues… Dommage, car ce style académique ultra élitaire diminue l’impact auprès d’un large public que l’analyse de ces affaires en elles-mêmes passionnantes aurait pu avoir.
Pierre Jeanneret, Gauchebdo, 3 février 2017
Aux sources du scandale
Dans un livre passionnant dont nous donnons ici quelques aperçus, des historiens, des sociologues et des politologues explorent plusieurs affaires retentissantes au fil du temps, en Suisse notamment.
Dans Scandale et histoire, les historiens Malik Mazbouri et François Vallotton (Faculté des lettres) se saisissent d’une catégorie travaillée par les sciences sociales, celle du scandale, qui permet d’investiguer les jeux d’acteurs multiples dans l’espace public, les rapports de force, les valeurs en cours ou émergentes, le fonctionnement des institutions, la justice, les médias, les blocages et les transformations.
Etudiant le placement d’enfants en Suisse romande, Véronique Czaka et Joëlle Droux (Université de Genève) lient l’apparition des dispositifs de protection (et de contrôle) des mineurs à la structuration des Etats-nations et à une série de lois comme l’instruction obligatoire (1874 en Suisse), l’armée (pas franchement en option) ou encore les lois limitant le travail des enfants. La nation exige cette « intervention de l’Etat dans la sphère privée des citoyens ». On comprend ainsi que le cas d’une belle-mère violente puisse soulever plus d’écho médiatique en 1950 que les mauvais traitements institutionnels, qui ne trouvent pas de répercussions hors des murs mêmes qui les abritent, dans un secteur alors largement confessionnel, charitable et privé, hostile aux intrusions de l’Etat…
Au contraire, le scandale des fiches qui éclate à la suite de la démission de la conseillère fédérale Elisabeth Kopp (annoncée le 12 décembre 1988) fera grand bruit. Hervé Rayner, Fabien Thétaz et Bernard Voutaz (UNIL) révèlent les conditions d’émergence d’un dévoilement public massif (alors que les activités de surveillance policière étaient connues et acceptées depuis les années 1970). Ils décrivent le rôle actif de Moritz Leuenberger ou involontaire d’Arnold Koller, la possibilité pour certains de l’audace politique dans un climat devenu insaisissable même pour la droite au pouvoir, toute une dynamique du scandale (demandes de consultation des fiches, sondages, articles dans le Blick et Le Matin, manifestation nationale le 3 mars 1990), avant que les institutions ne se ressaisissent au prix d’un effort inédit.
Lanceurs d’alerte
Le scandale qui tue au sens propre et d’une manière reconnue semble plus propice pour engendrer de vraies réformes politiques et institutionnelles. C’est le cas des crises sanitaires analysées par une chercheuse française, Sophie Chauveau. Un film récent fait écho à cet article, La fille de Brest, où l’on voit se déployer un principe de précaution à l’envers, quand les effets secondaires dévastateurs d’un médicament sont systématiquement minimisés pour protéger les intérêts du fabricant. Dans le rôle principal, une pneumologue enquête et dénonce. Acteur essentiel du scandale, le lanceur d’alerte n’est pas toujours au rendez-vous…
De précieux abricots…
En Valais, deux usines d’aluminium inaugurées en 1908 (dont un ancêtre déjà puissant d’Alusuisse) menacent par leurs émanations nocives la nature environnante et la santé des ouvriers. Il faudra attendre 1975 pour qu’un soutien communal contribue à rendre visible une association agricole qui obtiendra des normes relativement plus strictes imposées aux usines. Coralie Fournier-Neurohr (Le scandale du fluor en Valais, mémoire de licence en histoire, UNIL) montre la puissance d’une industrie, la clémence des Autorités, l’absence de réaction syndicale: même une tardive « mobilisation plurisectorielle » (sphères médiatique, juridique, scientifique et politique) ne permettra pas d’évoquer le sort des travailleurs, les seules « victimes » reconnues étant finalement les abricots…
Il arrive que le scandale s’abatte sur une personne seule, parfois célèbre, désignée comme coupable dans une situation où elle peut se présenter aussi comme une victime. Un article de Léonore Cabin (UNIL) examine le cas de Julian Assange à travers la couverture médiatique de son « affaire » par Le Temps. Ce journal fait bien état du « dispositif d’accusation juridique » (une plainte pour viol et agression sexuelle instruite par le parquet suédois) mais privilégie, selon l’analyse très détaillée de l’historienne, un second système d’accusation, de type politique cette fois, mis en place par Assange lui-même comme contre-feu à cette dénonciation, à savoir un complot ourdi par le Pentagone pour détruire WikiLeaks. La cause collective du droit à l’information relègue ainsi dans l’ombre l’histoire secrète de l’individu.
Nadine Richon, l’uniscope, n° 620, 2017
Une étude universitaire est consacrée à plusieurs scandales en Suisse et à l’étranger
C’est une étude de caractère très académique, menée par dix-huit chercheurs – avec une belle parité hommes-femmes! – qui est consacrée au phénomène du scandale.
Celui-ci peut être défini comme « signe d’une condamnation forte et unanime qu’une société exprime face à un événement (ou à une série d’événements) publiquement révélé, rentrant en contradiction radicale avec les valeurs partagées par elle. » Le scandale peut donc être de nature politique, financière, sexuelle, toucher le sport, l’art, la santé, l’environnement – cette liste n’est pas exhaustive.
Dans leur introduction, Malik Mazbouri et François Vallotton prennent soin de préciser que les études rassemblées s’attachent moins à l’objet du scandale lui-même qu’au mécanisme qui conduit à le faire apparaître comme tel. Force est cependant de dire que, pour le lecteur moyen, c’est bien la nature même de ces différents scandales qui suscite l’intérêt!
On regrettera cependant le fait que plusieurs jeunes chercheurs se complaisent dans le langage abscons cher à certains sociologues et que divers passages de cet ouvrage au demeurant fort intéressant tiennent du jargon pour initiés. Par charité, nous avons renoncé à en citer quelques exemples caricaturaux.
Bien au contraire, c’est en recourant à une langue précise et limpide, à son habitude, que l’historien neuchâtelois Marc Perrenoud démonte les rouages d’un énorme scandale financier, celui de l’Investors Overseas Services (IOS), qui toucha fortement la Suisse dans les années 1960-1970. Liée à la personnalité trouble de Bernard Cornfeld (1927-1995), cette société se révéla une énorme escroquerie. Or, le Crédit suisse d’alors se compromit en promouvant ses activités, ce qui créa de fortes tensions avec les banquiers privés genevois, soucieux de ne pas voir salie la place financière suisse. Si l’on y ajoute « l’aide protectrice », pour ne pas dire la complicité, accordée à IOS par nombre d’avocats, de personnalités politiques, de banquiers ou de journalistes genevois, on constate, au vu de la récente affaire concernant le vice-président de la Guinée équatoriale, que le problème n’a rien perdu de son actualité…
Sophie Chauveau s’intéresse, elle, aux crises sanitaires en France entre les années 1880 et le début du XXIe siècle. On se rappelle les affaires du sang contaminé, de l’hormone de croissance, de la « vache folle » ou encore des implants mammaires. Elle montre bien que, dans l’univers sanitaire et médical, où domina longtemps la foi positiviste dans le progrès, ces différents scandales ont instauré le règne du doute et de la méfiance. Ils se caractérisent aussi par la mobilisation collective des victimes. Si le scandale, à chaque fois, éclate, c’est que les médias s’en emparent. Ils trouvent un écho auprès du public dans la mesure où ces affaires heurtent l’attachement général à une forme d’éthique sanitaire.
Deux textes dus à quatre femmes (Sara Galle, Gisela Hauss, Joëlle Droux et Véronique Czaka) s’attachent aux placements d’enfants dans les maisons d’éducation et les familles d’accueil, une pratique qui donna lieu à de multiples abus et mauvais traitements et qui suscite aujourd’hui encore une grande émotion en Suisse. Des articles dans la presse alémanique, notamment des Sozialreportagen, mirent le doigt, dès les années 1930-1940, sur les dysfonctionnements des institutions de placement. Et pourtant, il fallut attendre des décennies pour que des réformes de fond soient mises en place.
Il en va de même pour le placement d’enfants dans des familles d’accueil, que leurs auteures qualifient pertinemment de « scandale à bas bruit »: victimes inaudibles, complicités de notables, pasteurs ou instituteurs locaux, indifférence du public envers ces enfants appartenant à un milieu social défavorisé, tout cela explique le fait que le scandale n’ait éclaté que récemment au grand jour, notamment grâce à la vigoureuse prise de parole des victimes.
Charlotte Dichy consacre une étude fort intéressante à une affaire assez oubliée et peu connue en Suisse romande, la polémique des années 1960 autour de la Fondation Alberto Giacometti à Zurich. Celle-ci divisa le monde de l’art en deux camps. Pour faire court, on dira qu’elle opposa les modernistes aux conservateurs sur le plan esthétique. Mais elle eut aussi des aspects institutionnels: à quels artistes devaient aller les fonds publics? Aux avant-gardes plaisant surtout à un public élitaire? Aux traditionalistes et aux artistes régionaux? À travers l’affaire Giacometti, l’auteure se penche donc sur le rapport entre art, politique et société.
S’étonnera-t-on vraiment que deux scandales analysés ici concernent le Valais, aux pratiques souvent opaques? Le premier est l’affaire des « vignes maudites » (1959-1962) présentée par Grégoire Luisier. Les seniors parmi nos lecteurs et lectrices se rappelleront que, le vendredi 2 juin 1961 vers 4 heures du matin, deux hélicoptères pilotés par Hermann Geiger et Fernand Martignoni, deux héros du sauvetage en montagne, pulvérisèrent des produits chimiques dévastateurs sur environ vingt hectares de vignes plantées illégalement dans la plaine du Rhône. Les pilotes y perdirent beaucoup de leur popularité… Si la mesure était conforme à la législation fédérale, soucieuse d’éviter la surproduction viticole et de préserver la qualité des vins suisses, elle fut ressentie comme particulièrement maladroite et souleva un tollé, surtout dans le Bas-Valais. Celui-ci avait déjà été le lieu d’une protestation violente, lorsqu’à Saxon en 1953, des producteurs d’abricots en colère mirent le feu à des wagons CFF chargés de fruits importés. L’auteur va au-delà de ces deux événements pour faire brièvement l’histoire du syndicalisme paysan dans le canton, initialement liée au POP et à l’Union des producteurs valaisans.
L’autre scandale, plus grave sur les plans écologique et sanitaire, est celui du fluor en Valais (1975-1983), traitée par Coralie Fournier-Neurohr. Alors que le canton entre dans l’ère industrielle, deux usines sont fondées en 1908: la première, de loin la plus importante, à Chippis, appartient à AIAG, ancêtre d’Alusuisse. La seconde, Aluminium Martigny SA, est construite par une firme allemande. Dès 1914, le milieu scientifique établit le lien entre les gaz fluorés utilisés dans la production d’aluminium et les dommages causés à la végétation, ainsi qu’avec la fluorose, maladie qui touche les ouvriers. Or il faudra attendre l’année 1975, c’est-à-dire un demi-siècle, pour que le scandale éclate! Ce retard est dû aux liens étroits entre l’’Etat valaisan, la Confédération et les industries. L’auteure constate aussi le singulier manque de combativité des syndicats à Chippis, qui craignent il est vrai que des mesures drastiques ne provoquent la fermeture de l’usine – de loin le plus gros employeur de la commune! – et le chômage. Un chantage à l’emploi que ne manque pas d’utiliser le patronat industriel.
Enfin Léonore Cabin évoque l’affaire Assange, fondateur de Wikileaks, et son retournement. Alors que Julian Assange est à l’origine accusé de viols par la justice suédoise, il devient vite aux yeux de l’opinion le héros et la victime d’une machination politique américaine destinée à faire taire celui qui avait diffusé 77’000 documents confidentiels sur la guerre d’Afghanistan.
Ce compte rendu procède d’un choix, certes subjectif, des textes que nous avons jugés les plus intéressants pour un public élargi.
Pierre Jeanneret, Domaine public, No 2150, 22 janvier 2017
Les scandales changent-ils les sociétés?
Fascinants, imprévisibles, énigmatiques, ces phénomènes sociaux nous remuent-ils en profondeurs ou font-ils juste du bruit? Un ouvrage dirigé par Malik Mazbouri et François Vallotton esquisse des réponses, exemples à l’appui
Parfois, un scandale retourne une société: « Une révolution est un scandale qui a particulièrement bien réussi », remarque Malik Mazbouri. Parfois, au contraire, « un scandale fait juste pschitt », note François Vallotton. Les deux chercheurs, historiens à l’Université de Lausanne, publient un ouvrage collectif sur ce sujet médiatiquement encombrant et historiquement sous-exploré. Au fil des études rassemblées dans Scandale et histoire, on rencontre des vaches folles, des chats battus, des œuvres d’art décriées comme étant destinées à « animer des snobs pervers », mais aussi des enfants martyrs, des ouvriers rongés par la fluorose et, naturellement, des financiers tordus. Le scandale s’y révèle comme un sujet qui pose quelques questions de fond sur la mécanique des sociétés.
Le Temps: Les scandales changent-ils le cours de l’histoire?
Malik Mazbouri: Les historiens ont eu tendance à aborder le scandale essentiellement comme un révélateur des normes et des tensions d’une époque. Dans cette optique, le scandale en tant que tel n’aurait pas la force de perturbation suffisante pour transformer les règles du jeu social. Plus récemment, des sociologues tels que Luc Boltanski ont montré que les scandales peuvent déboucher, dans certaines conditions, sur des transformations importantes. Dans cette perspective, les aspects perturbateurs du scandale sont endigués et canalisés par la mise en place de réformes institutionnelles, qui calment le jeu, mais qui impliquent bien un changement social. Nous avons réuni des historiens et des sociologues en essayant de tenir simultanément ces deux bouts, sans laisser invalider une approche par l’autre.
La portée des scandales se situerait donc au-delà de l’anecdotique et en deçà du révolutionnaire…
FV: Connaissez-vous l’affaire des raviolis Hero, lancée par la télévision alémanique dans son émission de consommation Kassensturz en 1978? L’enquête, mise en scène comme un film d’espionnage, déterminait que la composition de la farce de bœuf était plus que louche. Il y a eu une très forte mobilisation, un procès, mais Hero a poursuivi son existence et les gens ont continué à manger de la cuisine en conserve. La sensibilisation aux questions posées par ce type d’alimentation n’est intervenue que bien plus tard.
MM: Autre exemple: la loi sur les banques en Suisse est la conséquence directe d’un certain nombre de crises qui ont conduit, au début des années 30, à examiner les activités jugées déviantes d’un certain nombre d’établissements qui étaient à l’origine de scandales à répétition. Après une mobilisation très importante, y compris dans la rue, le fait de légiférer a permis de calmer le jeu et de lever des crédits publics et privés pour sauver le secteur.
Quelles sont les caractéristiques du scandale en tant que fait historique?
MM: On confond parfois l’événement, c’est-à-dire la violation d’une norme, et le phénomène social auquel cette violation peut donner lieu. Sur le plan individuel, vous pouvez dire « c’est un scandale » pour désigner une violation. Pour qu’on puisse parler de scandale sur le plan social, il faut une mobilisation importante, qui déborde les milieux directement concernés et qui touche les domaines judiciaire, médiatique, politique…
FV: D’autre part, un élément important du scandale est précisément le fait que la notion de scandale est utilisée par les acteurs concernés. Dire « c’est un scandale » signifie tenter d’imposer une vision des choses, en sous-entendant qu’elle devrait être celle de tout le monde.
Souvent, les scandales se produisent en série…
FV: Un scandale ouvre une brèche dans laquelle peuvent apparaître d’autres scandales. On l’a vu en Suisse avec les scandales liés à l’acquisition de matériel militaire. Dans le déclenchement de l’affaire des Mirages, qui inaugure la série en 1964, la polarisation politique ne joue pas un rôle central. À partir de là, les acteurs, notamment à gauche, occupent le terrain: il devient plus facilement jouable de dénoncer le caractère somptuaire de ces dépenses.
MM: C’est également ce qu’on observe avec la multiplication des affaires de pédophilie frappant l’Église catholique. Ce n’est pas que dans les années 50, 60 et 70 les mœurs se dégradent et les prêtres deviennent plus pédophiles. Ce qui se passe, c’est qu’un certain nombre de dénonciations montrent aux victimes qu’il y a une jouabilité de la prise de parole. Il devient plus facile et, si l’on ose dire, plus profitable de témoigner. On voit en effet que la prise de parole peut avoir des effets, à la fois sur le plan personnel, car on n’est plus isolé ou accusé d’affabulation, et sur le plan collectif, car les règles du jeu commencent à changer.
Le texte sur le scandale des fiches, qui éclate en 1989-1990 lorsqu’on découvre que les polices cantonales et fédérale ont « fiché » près d’un million de personnes pour traquer la subversion, évoque la « propriété coercitive du scandale ». Le scandale tend en effet à produire et même à forcer l’unanimité…
MM: À partir d’un certain moment, il devient de bon ton d’être scandalisé. Cela devient même un devoir: il y a un point au-delà duquel il devient coûteux de ne pas se scandaliser. Notre collègue Hervé Rayner a observé ce phénomène dans l’affaire Mains propres en Italie, qui met au jour, en 1992, un vaste réseau de corruption impliquant les milieux économiques et politiques. Les acteurs font leurs calculs et, passé un certain cap, la prise de parole, voire le lâchage, se présente comme une nécessité: il leur apparaît plus risqué de maintenir le silence que de mettre fin au système de collusions et à l’omertà qui protégeait les milieux en question.
FV: Dans le scandale des fiches, cette dynamique est presque paroxystique. Lorsque le scandale éclate, le conseiller fédéral Arnold Koller, en charge du Département de Justice et Police, donne rapidement la possibilité aux personnes concernées de consulter leur fiche. Au lieu des 3’000 demandes de consultation attendues, il y en aura 350’000… Pendant ce temps, la brèche qui s’est ouverte conduit un certain nombre d’acteurs de la majorité bourgeoise à condamner le fichage. Pour finir, la non-indignation n’est plus possible.
Il y a souvent une longue phase de latence entre le moment où les faits commencent à être connus et celui où le scandale éclate: il faut un bon demi-siècle, par exemple, pour que la maltraitance des « enfants placés » commence à faire du bruit…
MM: L’affaire du fluor en Valais est également emblématique. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, le lien entre les usines d’aluminium et les dégâts causés aux plantations par leurs émissions de fluor est démontré scientifiquement, mais on parvient à éviter toute mobilisation par une politique de subventions aux agriculteurs touchés. Cinquante ans plus tard, ce mode de régulation s’avère insuffisant, à la fois parce que la pollution augmente suite à l’accroissement de la production, parce que les questions environnementales sont plus présentes dans les esprits et parce que les pratiques du syndicalisme paysan sont devenues plus musclées. Rien ne dit pourtant, au cours du processus, que le scandale va avoir ce que Boltanski appelle un « effet instituant », une modification significative des règles du jeu.
Le surgissement et l’issue du scandale tiennent quelque part de l’énigme…
FV: Les premiers historiens qui travaillent sur le scandale, tels que René Rémond, le font dans une perspective fonctionnaliste, en affirmant que le scandale a une fonction régulatrice dans la société. Le scandale interviendrait suite à l’apparition d’un déséquilibre, et il permettrait soit de restaurer des normes qui ont été mises en discussion, soit, au contraire, de franchir un palier vers le changement. Aujourd’hui, on a dépassé cette grille de lecture pour introduire l’idée d’une forme ouverte.
MM: Il faut veiller à ne pas appliquer une lecture finaliste, qui consiste à reconstruire un épisode historique de façon à arriver à l’aboutissement qu’on connaît comme si c’était le seul possible. Les processus historiques sont ouverts, leur dynamique est indécidable, imprévisible au moment des faits.
Nic Ulmi , Le Temps, 16 décembre 2016