La mode a toute sa place dans l’Histoire
Longtemps, le thème de la mode – considéré comme un sujet futile? – n’a pas semblé digne de l’attention des historiens. Pourtant Roland Barthes, en 1957 déjà, avait montré que la mode vestimentaire est à la fois un fait économique, culturel, anthropologique et sociologique.
C’est donc à ce sujet de la mode que le dernier numéro de la Revue historique vaudoise daté de 2015 a consacré un volume thématique. Celui-ci est en partie issu du colloque organisé en novembre 2011 par Olivier Meuwly à Yverdon-les-Bains, la ville qui par ailleurs accueille en son Château le Musée suisse de la mode.
Le volume est constitué de treize contributions fort diverses mais qui présentent entre elles une incontestable unité. On y trouvera des articles sur le vêtement liturgique en Suisse romande du Moyen-Age à la Réforme, sur le rapport entre bijou et mode (deux concepts en apparence antinomiques, l’un pérenne, l’autre éphémère), ou encore sur le vêtement comme accessoire de la cuirasse, le « paletot d’armure ». Il faut noter le fait que dix des auteurs sont des historiennes, pionnières dans ce domaine assez nouveau de l’historiographie.
Patricia Briand s’arrête sur une manufacture de laine à Yverdon, conçue par les autorités bernoises comme un lieu d’éducation pour les enfants de bourgeois se trouvant à l’assistance publique. Une visée à la fois sociale et moralisatrice. Cette entreprise ne connut qu’une existence éphémère (1695-1708), sans doute surtout à cause de la médiocre qualité des produits finis, principalement des articles de bonneterie et des bas. Pour donner à ces derniers leurs couleurs, on utilisait la garance, le safran, la camomille, l’indigo… Malgré son succès très relatif, cette entreprise rompait avec l’artisanat à domicile et annonçait l’industrie moderne.
On sait que le bas du Pays de Neuchâtel s’est spécialisé dans la fabrication des indiennes, pièces de coton imprimées qui connurent un extraordinaire engouement, passant de la noblesse et des gens fortunés aux milieux plus modestes. Ce qui illustre une fois de plus le phénomène selon lequel la mode, par esprit d’imitation, « descend » des classes aisées vers le peuple. On remarque un important progrès technique en 1780, date à laquelle le rouleau de cuivre remplace le bois pour l’impression. L’auteure, Lisa Laurenti, nous renseigne aussi sur les dessins, floraux ou de style cachemire… à la mode.
Ursula Karbacher montre, elle, les rapports étroits entre la broderie de Saint-Gall et la haute couture. La branche textile doit réinventer chaque jour, car « une fois vu signifie déjà vu, par conséquent, déjà démodé », une formule qui semble tenir lieu d’axiome de la mode.
Particulièrement intéressante, la contribution d’Anne Philipona traite du costume folklorique. Or celui-ci, qui symbolise un passé idéalisé, n’a pas existé de toute éternité! En réalité, il a été dessiné et au fond créé entre la deuxièm partie du XIXe siècle – époque de l’affirmation des identités nationales – et les années 1930. Il accompagnait les fêtes et manifestations patriotiques. Ainsi, le Village suisse de l’Exposition nationale de Genève, en 1896, fut « habité » par 353 personnes vêtues du costume dit traditionnel. On apprend aussi que ce costume (sa forme, ses couleurs) a fait l’objet de débats souvent vifs. Il est donc une (re)création – certes pas totalement ex nihilo – liée à la ferveur patriotique.
Avant de disparaître, la maison Charles Veillon SA s’est illustrée comme pionnière de la vente par correspondance. Pascale Sahy commence par dégager les rapports entre haute couture et confection, qui en est la vulgarisation à l’intention d’un large public d’acheteurs, ou plutôt d’acheteuses. Autre clé du succès de l’entreprise: le principe de la vente à crédit payable par mensualités. La deuxième partie de l’article rappelle, à l’aide d’illustrations, les canons esthétiques de la mode des années 1920 (« silhouette désencombrée, droite, longiligne, sans taille, aux hanches étroites et à la poitrine plate, presque adolescente »), puis celle des années 1930, qui correspond à « un retour à un idéal de féminité plus mûr, mais aussi plus traditionnel ». Notons au passage que c’est l’époque de la crise économique, où les femmes, les premières à perdre leur emploi, sont renvoyées à leurs tâches « traditionnelles » domestiques… Quant au port du pantalon par les femmes, il ne s’imposera pas sans luttes. Il fut d’abord admis comme vêtement de ski, circonscrit donc dans le domaine du sport et des loisirs.
Deux textes sont consacrés au couturier Robert Piguet (1898-1953), trop oublié aujourd’hui, un homme qui fit pourtant briller Paris, un créateur à l’égal des Chanel, Dior, Givenchy ou Patou. Tant Jean-Pierre Sartori qu’Anna-Lina Corda rendent un juste hommage, accompagné de nombreux dessins de mode, à ce grand styliste surnommé « le plus parisien des couturiers », pourtant issu de l’austère bourgeoisie protestante et libérale du Nord vaudois.
Oui, la mode a pleinement sa place aux Archives, comme le montre Gilbert Coutaz. Les Archives cantonales vaudoises, dont il est le directeur, contiennent d’ailleurs des fonds d’un grand intérêt, notamment ceux de Charles Veillon SA ou de Jacqueline Jonas, connue sous le pseudonyme de Line comme dessinatrice pour la publicité de vêtements dans la presse vaudoise et suisse.
Dans sa Postface, Olivier Meuwly mène une réflexion de caractère plus théorique. Il revient sur la signification sociologique et psychologique de la mode. Stefan Zweig ne voyait-il pas déjà dans les contraintes vestimentaires de la Vienne de son temps – corps cachés ou dissimulés – le symbole de l’Empire austro-hongrois finissant, de son hypocrisie et de sa phobie du sexuel?
On le mesure au terme de cette lecture éclairante de la Revue historique vaudoise: la mode est loin d’être un thème anodin et superficiel. Elle a toute sa place dans l’Histoire.
Pierre Jeanneret, Domaine Public, le 2 février 2015