Description
Pour l’historien, un fonds d’archives signale la sédimentation politique et sociale qu’il observe dans le document.
La culture cognitive des archives anciennes et modernes permet de comprendre quelles sont les conditions politiques, institutionnelles et sociales qui ont permis leur organisation. Avant de gagner un dépôt d’archives, il faut savoir pourquoi et comment les fonds se sont constitués. La problématique de l’usage des archives se ramène à la manière dont il faut les interroger et les lire pour construire un objet de recherche. Quels sont donc les enjeux historiques, politiques, éthiques, sociaux et culturels de l’accès aux archives publiques et privées?
Il revient aux historiens de désenclaver l’espace des archives en travaillant avec les archivistes pour construire dans l’intérêt commun une véritable culture scientifique et démocratique du rapport aux archives. En plaidant finalement pour la déontologie commune des archivistes et des historiens, cet ouvrage collectif voudrait contribuer à rappeler que le bon usage des archives est une des conditions centrales de l’écriture de l’histoire dans notre société démocratique. Son avenir en dépend.
Presse
Les vingt-trois essais rassemblés dans cet ouvrage par les jeunes historiens réunis en atelier, en 2003, par les universités de Fribourg, Genève, Lausanne et Neuchâtel n’ont d’autre ambition que de faire partager un questionnement des archives. Ces textes incisifs, appuyés sur une solide pratique personnelle de recherche, imposent une réflexivité critique commune à des thèmes et des périodes d’une grande diversité. Comme le soulignent les directeurs de l’ouvrage, Mauro Cerutti, Jean-François Fayet et Michel Porret, on touche là tout autant à la sédimentation même des archives, à leur conservation et leur usage qu’à leur problématisation par les historiens. Comprendre l’histoire de la formation et de l’organisation des fonds d’archives paraît en effet être un élément nécessaire pour faire l’histoire des États et des institutions productrices. Les effets de miroir franco-suisses éclairent ainsi la naissance d’une culture de l’archive à l’époque moderne. Christian Grosse montre que les registres de l’état civil à Genève au XVIe siècle sont issus de la rencontre pérenne entre une autorité (la ville de Genève), une habitude d’enregistrement (la pratique du registre) et un dispositif concret de conservation (le mobilier de rangement). Marco Cicchini éclaire un processus analogue dans la généralisation de l’écrit administratif au sein des armées françaises, processus beaucoup plus lent dans des institutions médicales (Pierre-Yves Donzé, sur l’hôpital cantonal de Lausanne) perçues par leurs acteurs avant tout comme le cadre de pratiques privées, d’où la longue réticence à déposer les dossiers cliniques. Fabrice Brandli propose une histoire comparée de la genèse des archives diplomatiques dans deux États, la monarchie française et la République genevoise, également confrontés aux « exigences de secret, de souveraineté et de continuation d’un savoir de l’État et sur l’État ». Il suit, d’un côté, le processus de centralisation et d’étatisation français depuis Richelieu, lié à l’identification du monarque à l’État, de l’autre, l’éparpillement des fonds diplomatiques suisses conservés comme bien patrimoniaux des grandes familles, incarnations multiples du pouvoir oligarchique. Dans deux essais consacrés respectivement aux archives brésiliennes et kurdes, Jean-Philippe Challandes et Jordi Tejel interrogent une coïncidence problématique entre les mémoires nationales et les mémoires des États, matrices principales de la constitution de sources. Dans le cas des Kurdes, privés d’entité étatique autonome, la constitution d' »archives kurdes » formées par les intellectuels en exil et tendues vers la preuve de l’existence d’une « nation » devint un enjeu politique de premier plan. Cette archive sauvée fut aussi une archive construite qui, dans le but de souligner la communauté des deux nations martyres, mais aussi de justifier l’usage de terres devenues vacantes, aboutit in fine, comme le montre l’auteur, à la négation de la complicité de certaines tribus kurdes dans le génocide arménien. Le questionnement du processus de formation des archives ne s’applique pas seulement aux archives des États. Plusieurs auteurs font émerger l’histoire de fonds peu connus, constitués comme des instruments de combat idéologique. Les archives de l’Entente internationale anticommuniste furent par exemple déposées à la Bibliothèque publique et universitaire de la ville de Lausanne par Théodore Aubert à partir de 1945, c’est-à-dire à un moment difficile pour l’ElA devenue suspecte du fait de ses liens avec l’extrême droite européenne (Michel Caillat). Quant à la Fondation Archivum Helveto-Polonicum, elle se constitua dans les années 1980 pour documenter l’opposition au régime communiste en Pologne, élargissant son objectif, après la chute du mur de Berlin, à l’ensemble de l’exil polonais en Suisse (Wojciech Piotr Kocurek). En Allemagne fédérale, le centre de Ludwigsburg fut créé en 1958 par les Américains pour établir des dossiers à charge destinés aux poursuites judiciaires, et constitués à partir d’archives nazies mais aussi de témoignages et de dossiers de presse. Le centre fut conçu comme un instrument de pacification sociale contribuant à réparer les crimes et à mettre la société allemande face à SOn passé. Luc Van Dongen montre à ce propos que la justice contribua à l’histoire, au moins autant que l’histoire à la justice. Forger les consciences, c’était ouvrir immédiatement les archives du Reich aux chercheurs et aux citoyens, ouverture militante qui n’alla pas sans rencontrer de réticences de la part des pouvoirs publics allemands, en pleine période de polémiques sur le passé nazi de certains dirigeants. Ces derniers exemples permettent de mettre l’accent sur Un deuxième point fort de la réflexion portée par ce livre. Loin des dénonciations à l’emporte-pièce des cultures administratives ou entrepreneuriales du secret, plusieurs articles entrent précisément dans les mécanismes qui purent guider la conservation et l’ouverture des fonds. M. Caillat montre le lien logique entre les objectifs militants de l’EIA et l’ouverture restreinte de ses fonds aux personnes « libres de toute attache, dépendance ou sympathie avec les bolchevisme, marxisme, communisme et l’URSS [ … ] ». Le pacte fut respecté par les bibliothécaires de Lausanne, par-delà les obligations de service public, jusqu’à ce qu’il semblât obsolète dans les années 1990. En période de sortie de guerre ou de transition démocratique, le sort des archives éclaire vivement la relation vécue par les sociétés avec leur passé récent. Un passé Conflictuel se révèle propice aux destructions et aux restrictions d’accès. Dario Gerardi souligne la disparition des archives de la représentation de la République néo-fasciste de Salo en Suisse, Marc Perrenoud signale l’évaporation des registres de la Reichsbank nazie transmis à la banque centrale de RFA, ou la destruction en 1994 de 90 % des archives de l’Interhandel, société suisse liée à l’IG Farben et accusée par les États-Unis de camoufler des capitaux allemands. Sébastien Farré parcourt la difficile gestation d’une législation des archives dans l’Espagne post-franquiste, les destructions, les restrictions d’accès, les pratiques contestées de la Fondation Franco. Travaillant sur les archives historiques de l’entreprise pharmaceutique Roche, Klaus Ammann et Christian Engler montrent que des archives soigneusement conservées pour des motifs juridiques sont considérées ensuite par l’entreprise comme des outils d’image, d’où des difficultés d’accès pour les chercheurs académiques, voire des pressions pour la fermeture d’archives publiques sur des sujets sensibles telles que les relations entre les entreprises suisses et l’Afrique du Sud pendant l’apartheid. Il devient alors possible de décrypter et surmonter les affirmations selon lesquelles les sources sont manquantes, tâche qui a été accomplie dans la même logique par Hervé Joly au sujet de l’histoire des entreprises en France sous l’Occupation. Pour autant, les exemples allemand et espagnol, ou celui de la commission d’experts que le gouvernement suisse autorisa en 1996 à consulter les archives d’entreprises pour enquêter sur les avoirs en déshérence des victimes juives du nazisme, enquête longtemps empêchée au nom du secret bancaire, illustrent des processus complexes d’ouverture d’archives sensibles, liées aux changements générationnels, aux crises internes, aux pressions internationales et, dans le cas suisse, aux calculs économiques.
Penser l’archive, c’est aussi lire et problématiser des fonds qui ne transmettent nul message spontané et transparent. C. Grosse met salutairement en garde contre la projection mécanique sur les archives d’Une historiographie plaçant l’identification statistique et le contrôle social au cur des États modernes. Pour lui, les documents d’état civil genevois demeuraient avant tout d’ordre religieux, inscrivant l’individu dans une société chrétienne, sources de restitution collective actualisant l’histoire éternellement répétée du salut. Nicole Staremberg Goy montre que, si l’on peut utiliser les archives des consistoires suisses comme source pour percevoir les écarts aux normes, encore faut-il décrypter les récits qui définissent les délits punis par ces tribunaux ecclésiastiques, en repérant les stratégies discursives des individus mais aussi des secrétaires qui transcrivent leur déposition. Travaillant sur la reconstruction de l’Europe centrale après 1918, Michel Fior étudie avec finesse les liens entre les historiographies successives des relations internationales et les fonds documentaires utilisés. Ainsi, un historien « réaliste »), comme Edward Carr, axé sur la problématique de la puissance et de l’État-nation et considérant la Société des nations comme une utopie, rechercha ses informations dans la documentation des appareils étatiques. D’autres chercheurs guidés par la pensée libérale selon laquelle les États ne recherchent pas le pouvoir, mais maximisent les gains et les coûts de leurs relations extérieures par l’information et la coopération intéressée, puisèrent davantage dans les fonds des organisations internationales.
Unetroisième approche, centrée sur les milieux financiers et l’économie politique, tenta de varier ses sources en se tournant vers les acteurs transnationaux non étatiques, tels que les syndicats ou les intellectuels producteurs de normes. Dans le tout autre registre de l’histoire contemporaine congolaise, Jean-Bruno Mukanya Kaninda-Muana observe l’usage des archives de l’Église catholique par les historiens congolais au miroir des relations complexes entre ces intellectuels et l’institution ecclésiale depuis la décolonisation. Problématiser les archives permet d’y trouver de nouvelles informations: c’est ce que montrent Yan Schubert, lorsqu’il parcourt la place de la photographie dans l’historiographie du IIIe Reich, ou Damien Carron, à propos des Suisses engagés dans la Légion étrangère française pendant la guerre d’Algérie, pratique condamnée par le Code pénal suisse. Ces quelques centaines de dossiers militaires éclairent parfois crûment la torture et les violences à l’encontre des populations civiles. Les jeunes soldats racontent, et l’archive reprend ces récits avec d’autant plus de franchise que ce n’était pas un enjeu pour les autorités fédérales, préoccupées des motivations et du déroulement de ces enrôlements illicites. En miroir, Thomas Perret et M. Cicchini soulignent que les questions posées aux archives ne reçoivent pas nécessairement de réponse: le brevet comme archive ne dit rien sur la diffusion et la valorisation de l’invention, le registre des déserteurs n’informe pas sur les circonstances, les seuils franchis, les faits reprochés à ces « personnages furtifs ». Enfin, en une approche quasi borgésienne de l’archive, Mariama Kaba parcourt le journal intime d’un jeune tétraplégique, exhumé dans une bibliothèque de Lausanne, pour en conclure que ces milliers de pages ne sont en réalité pas de sa main. Pour autant, l’apport de cette source « douteuse » mais riche en détails concrets n’est pas négligeable pour éclairer l’histoire du handicap physique et de sa représentation socioculturelle, mais aussi littéraire, au début du XXe siècle. Critère de véracité, critère de vérité sont ainsi questionnés avec intelligence et concision, à l’image de l’ensemble des contributions de ce livre stimulant.
Sophie Coeuré, Annales, Histoire, Sciences sociales, no 1 2007.