Nouvelles Questions Féministes Vol. 34, No 1
Imbrication des rapports de pouvoir
Martin, Hélène, Roux, Patricia,
2015, 176 pages, 25 €, ISBN:978-2-88901-113-1
Considérant que les femmes ne constituent pas une catégorie homogène, la recherche féministe vise désormais à prendre en compte les effets d’autres systèmes d’oppression que le genre et à analyser leur imbrication. Que vivent, par exemple, les femmes qui sont la cible de discriminations à la fois sexistes et racistes? Comment les normes de sexe sont-elles modulées par celles de l’âge? Quels sont les liens entre le genre et le lesbianisme? Qu’a à voir la discrimination des animaux avec la discrimination des femmes et celle des étrangers? Ces questions sont traitées dans quatre recherches empiriques qui forment le Grand angle du numéro, permettant de voir comment les rapports de pouvoir se renforcent mutuellement ou, au contraire, comment l’un d’entre eux peut atténuer les effets d’un autre.
Description
À l’appui du Black Feminism et des Postcolonial Studies, les études féministes francophones se sont réorientées vers une analyse des discriminations spécifiques que vivent les femmes selon des marqueurs sociaux tels que leur origine, leur couleur, leur culture, leur classe sociale, leur âge, etc. Dans un contexte professionnel par exemple, en quoi le vécu d’une femme maghrébine confrontée à des discriminations à la fois sexistes et racistes diffère-t-il de celui d’une de ses collègues blanches? Considérant que les femmes ne constituent pas une catégorie homogène, la recherche féministe vise désormais à prendre en compte les effets d’autres systèmes d’oppression que le genre et à analyser leur imbrication. Le Grand angle de ce numéro est consacré à des recherches empiriques illustrant comment fonctionne l’imbrication des rapports de pouvoir. De tels rapports divisent parfois les femmes, y compris les féministes, ce que montre l’article de Nouria Ouali avec une analyse du racisme imprégnant les discours et l’organisation du mouvement féministe bruxellois. Dans un domaine différent et en France cette fois, Lucile Ruault déplace notre regard sur un autre rapport de pouvoir: l’âge, et montre comment les gynécologues normalisent les parcours de vie des femmes et leur sexualité à l’intersection des rapports sociaux de sexe et d’âge. Le troisième article, de Salima Amari, interroge les liens entre le genre et le lesbianisme et en décline les différentes configurations à partir du rapport que des lesbiennes entretiennent avec leur famille en France. Sa contribution nuance le célèbre postulat de Monique Wittig selon lequel « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Avec des données quantitatives recueillies en Suisse, le dernier auteur du Grand angle, Jonathan Fernandez, propose de considérer le spécisme (division hiérarchique entre humains et animaux) comme un système d’oppression fonctionnant selon les mêmes logiques que le sexisme et le racisme. Les quatre articles permettent ainsi de réfléchir aux manières dont les différents rapports de pouvoir se renforcent mutuellement ou, au contraire, comment l’un d’entre eux peut atténuer les effets d’un autre.
Nous avons aussi le plaisir de présenter le Parcours de la sociologue australienne Raewyn Connell, internationalement reconnue depuis ses travaux sur les masculinités. La sociologue revient sur ses expériences d’activiste et d’intellectuelle féministe depuis les années 1970 et permet à notre lectorat francophone de découvrir ses travaux actuels sur la colonialité du savoir.
Enfin, Francis Dupuis-Déri réanalyse le meurtre commis par le philosophe Louis Althusser, qui a assassiné sa compagne, et une association genevoise, Gendering, invite à sortir le genre de l’université (respectivement dans les rubriques Champ libre et Collectifs). Le dernier article est un hommage à Simone Iff, qui a été au centre de toutes les luttes féministes pour le droit à la contraception et à l’avortement en France. Elle est décédée en décembre 2014.
Table des matières
Édito
- Recherches féministes sur l’imbrication des rapports de pouvoir: une contribution à la décolonisation des savoirs (Hélène Martin et Patricia Roux)
Grand angle
- Les rapports de domination au sein du mouvement des femmes à Bruxelles: critiques et résistances des féministes minoritaires (Nouria Ouali)
- La force de l’âge du sexe faible. Gynécologie médicale et construction d’une vie féminine (Lucile Ruault)
- Spécisme, sexisme et racisme. Idéologie naturaliste et mécanismes discriminatoires (Jonathan Fernandez)
- Certaines lesbiennes demeurent des femmes (Salima Amari)
Champ libre
- La banalité du mâle. Louis Althusser a tué sa conjointe, Hélène Rytmann-Legotien, qui voulait le quitter (Francis Dupuis-Déri)
Parcours
- Raewyn Connell, sociologue et militante féministe. Des rivages du Pacifique: politiques du genre et connaissance (entretien réalisé et traduit par Hélène Martin)
Comptes rendus
- Francesca Scrinzi, Genre, migrations et emplois domestiques en France et en Italie: construction de la non-qualification et de l’altérité ethnique (Edmée Ollagnier)
- Pascale Molinier, Le travail du care (Marianne Modak)
- Florence Rochefort et Éliane Viennot (éds), L’engagement des hommes pour l’égalité des sexes (XIVe-XXIe siècle) (Martine Chaponnière)
- Edmée Ollagnier, Femmes et défis pour la formation des adultes (Farinaz Fassa)
- Simona Cutcan, Subversion ou conformisme? La différence des sexes dans l’œuvre d’Agota Kristof (Silvia Ricci Lempen)
- Françoise Thébaud, Les femmes au temps de la guerre de 14 (Ginevra Conti Odorisio)
- Keiko Kawashima, Émilie du Châtelet et Marie-Anne Lavoisier, Science et genre au XVIIIe siècle (Joy Charnley)
Collectifs
- Gendering: le genre en mouvement (Margot Marchel, Joëlle Rebetez et Irina Inostroza)
Hommage
- Simone Iff: Du protestantisme au féminisme (1924-2014) (Sylvia Duverger)
Presse
Les luttes féministes sont traversées par des rapports de pouvoir
« Les quatre articles qui forment leGrand angle permettent de répondre à l’une des préoccupations qui nous tenaient à cœur en préparant ce numéro: présenter des recherches empiriques et exemplifier ainsi la manière dont, concrètement, l’imbrication de différents rapports sociaux est aujourd’hui explorée dans des pays européens (en l’occurence: Belgique, Suisse et France. »
Dans leur éditorial, Hélène Martin et Patricia Roux parlent de féminisme et de pensée coloniale, de constitution « en objet de pensée des luttes féministes qui sont elles-même traversées par des rapports de pouvoir », de prendre en compte la diversité des conditions de vie et des oppressions, de rompre avec « une science androcentrique et sexiste », mais également avec « un discours classiste, raciste, colonial, âgiste, etc. », du modèle universaliste dominant, de contextualiser les concepts, de posture de recherche et de position structurelle, d’imbrication des rapports de pouvoir et d’interdisciplinarité, de la « nécessité d’intégrer une perspective de genre dans tous les objets d’étude », de rapports sociaux et de production d’énoncés, de théorie et de ponts entre différentes réalités et entre présent et futur, des liens entre recherche et luttes pour les droits des femmes, de décolonisation de la recherche féministe, de partir aussi de la « marge des systèmes de domination »…
Je signale l’utilisation, à plusieurs reprises, de la notion de « classe moyenne ou supérieure », qui relève, à mes yeux, de catégories peu fonctionnelles de la sociologie institutionnelle dans l’approche des rapports sociaux et du capitaliste dominant. J’ajoute que le plus souvent « des » seraient plus adéquat à « les », évitant des essentialisations, par ailleurs, à juste titre critiquées.
Je ne souligne que certains éléments.
Le premier article concerne des « féministes minoritaires », leur invisibilité physique, des appréciations victimisantes et/ou stigmatisantes, des dénis de subjectivité politique propre. Nouria Oualiprésente son article: « La première partie restitue le processus de construction politique du groupe des femmes minoritaires de confession musulmane réelle ou supposée. La deuxième présente le paysage complexe du mouvement féministe francophone et son approche des féministes minoritaires. La troisième partie décrit la manière dont ces dernières participent à la reconfiguration du mouvement associatif, notamment en réaction aux rapports de domination à l’oeuvre dans les milieux féministes. La quatrième s’appuie sur des témoignages de féministes minoritaires pour rendre compte, de leur point de vue, des controverses qui les opposent aux féministes majoritaires. »
L’auteure critique les causalités construites à partir des « identités », des « cultures » ou des « religions », réelles ou supposées… La complexité des rapports sociaux ne saurait être réduite à de tels éléments. D’autant que chacune (« communauté » ou « individus ») subit et agit, de manière différenciée, dans les rapports de domination liées au « sexe », à la « classe », aux phénomènes de racialisation, etc. Sans oublier que l’imbrication des rapports de domination ne présente pas de forme unique et figée, que les relations à l’environnement actuel ou passé sont différenciées, que les aspirations, et donc les agendas, ne sauraient s’énoncer sur le thème d’un universel abstrait, qui reste largement à construire… « Le droit de se définir comme féministe est ainsi circonscrit au ‘nous’ majoritaire ». L’auteure critique, entre autres, le dénigrement des paroles, des points de vue… Il est assez étonnant que des mouvements féministes, ayant théorisé à juste titre, « le point de vue situé », ne le prenne pas en compte dans leurs relations avec d’autres groupes de femmes. « En réalité, c’est leur capacité à débattre, à contester les normes et à bouleverser les cadres de pensée qui leur est dénié. »
Nouria Ouali souligne aussi que les critiques émises par ces femmes « restent largement inaudibles pour beaucoup de militantes majoritaires, qui perçoivent les femmes migrantes, racisées, comme des entités figées et homogènes, victimes passives d’une domination masculine spécifique », qu’il est important de construire des alliances, de discuter des cadres théoriques, de transformer les pratiques, de revisiter les mythes euro-centrés… « Les identités et les cultures sont le produit de processus d’altérisation, mais sont aussi des ressources et des points d’appui essentiels qui stimulent le processus d’émancipation des femmes. » Actions communes, débats élargis, prise en compte de toutes les formes de discriminations, dont les conséquence du racisme systémique, et bien sûr, combats pour les droits des unes et des autres…
Le second article concerne la gynécologie, la construction d’une « vie féminine », la (non)prise en compte des âges.
« L’article s’intéresse à l’exercice de la gynécologie, aux modalités de fabrication de ses patientes, ainsi qu’à l’encadrement institutionnel de leur santé sexuelle et reproductive. » Deux sexes mais focalisation sur une catégorie naturalisée, contraception féminine et oubli des partenaires, hégémonie « scientifique »… « Cet article propose d’appréhender la gynécologie comme un dispositif global de santé qui contribue à systématiser la conception d’une évolution normée de la vie des femmes, centrée sur un prétendu âge de la procréation. »
Lucile Ruault parle des routines professionnelles, de fabrique de la naturalité des corps, de deux mécanismes en pratique indissociable, « d’une part, la gynécologie sexu(alis)e les corps et les trajectoires des consultantes, unifiant ainsi le groupe qu’elle étudie (première partie). D’autre part, elle détermine des degrés de sexu(lisa)tion selon les classes d’âge… «
L’auteure parle, entre autres, de pensée médicale, de corps réglé érigé en dénominateur commun, de modèle de santé féminine, de la place des menstruations, d’expérience sexuelle réduite à la pénétration vaginale par un pénis, d’inactivité sexuelle comme « protoféminin disqualifiant », de la place de l’utérus dans la gynécologie, d’itinéraire borné à l’attirance hétérosexuelle, d’ordonnancement autour de la maternité et du maternage ou de maternité comme noyau de modèle de vie « féminine », de fécondité considérée comme fragile, de catégorie sociale soignée… « Cette focalisation rigidifie les frontières d’âge: en tant que figure de l’adulte stabilisée, la femme gestante incarne l’étalon des trajectoires biographiques. »
Lucile Ruault analyse le « modèle physique de féminité », le centrage sur les potentialités reproductives des jeunes filles, « les représentations stéréotypées de temps de vie féminins », les préconisations dans les usages des différents contraceptifs, le contrôle exercée par les autorités médicales, « le comportement stratégique de prescription consiste donc à diriger les usagères vers le parcours type », les liens construits entre préservatifs et « régression vers une jeunesse sociale et une infidélité conjugale », les chronologies et scénarios sexuels légitimes, « les normes contraceptives définissent le ‘naturel », ou la définition d’une « biographie féminine agrégée au physiologique, dépendante du médical »…
Une amie, que je remercie, m’a signalé qu’il conviendrait d’interroger la place des gynécologues dans le champ médical, que leurs discours naturalisant sur les femmes ne peuvent être compris indépendamment de leurs luttes pour exister en tant que spécialité médicale, que le « groupe » des médecins est lui même hétérogène.
Plus discutable me semble l’oubli des combats des femmes sur la contraception, la pilule n’est pas qu’un outil de domestication ou de régulation des âges.
En complément possible, Maud Gelly: Avortement et contraception dans les études de médicales. Une formation inadaptée, dimensions-sociales-et-politiques-de-la-contraception-et-de-l’avortement/
Jonathan Fernandez interroge l’idéologie naturaliste, la frontière humaine, les mécanismes discriminatoires, les liens entre spécisme (discrimination faite sur la base du critère d’espèce), sexisme et racisme, les interactions des rapports de pouvoir, « mon hypothèse, qui sous-tend cette idée et qui a guidé ma recherche, est que le spécisme fonctionne selon les mêmes logiques discriminantes que le sexisme et le racisme, est structuré par des rapports sociaux hiérarchiques et est construit sur les mêmes fondements idéologiques (êtres humains/animaux, comme hommes/femmes ou nationaux/étranger·e·s ».
N’ayant jamais abordé les dimensions propres au spécisme, j’indique juste que l’article permet de s’interroger sur des « normes presque unanimement partagées », cette place auto-attribuée « à la pointe d’un pyramide, celle de la création ou celle de l’évolution », les catégorisations sociales et leur rapport, « l’ordre du monde: la Nature », l’animal dans l’imaginaire collectif et son immersion dans cette « Nature », l’idéologie naturaliste, la dimension sociale du traitement réservé aux animaux…
Monique Wittig, des femmes et des lesbiennes. « En m’appuyant sur leurs manières diversifiées de concevoir et de vivre leur rapport à la famille, je mettrai en évidence différentes modalités d’appropriation privée des femmes par les hommes, ce qui me permettra d’articuler les statuts de femme et/ou de lesbienne endossés par les personnes qui ont participé à ma recherche. » Salima Amari parle de hétérosexualité comme régime politique, d’appropriation privée et d’appropriation collective, de continuum, de sexage, de la nécessité de prendre en compte les différents rapports de pouvoir…
L’auteure analyse les situations de « lesbiennes dissidentes », la séparation du statut de mère de celui de conjointe, les ruptures familiales, les autonomies économiques et sociales… Elle poursuit avec « les lesbiennes en devenir », la neutralisation provisoire de la contrainte à l’hétérosexualité dans les relations familiales, (l’entourage familial « les voit ‘sans hommes’ et les considères comme célibataires »), la double appartenance… Enfin, l’auteure parle des « lesbiennes quasi hétérosexuelles », de couverture hétérosexuelle, de stratégies pour passer inaperçues, de « masque de la féminité », de mariage comme « contrat hétérosocial et non hétérosexuel »…
Quatre articles, un dossier qui j’espère sera suivi d’autres développements.
J’ai particulièrement été intéressé par l’entretien avec Raewyn Connell, la saisie de la plasticité avec laquelle les rapports de domination « s’adaptent les uns et aux autres dans le cadre de la reproduction des hiérarchies sociales », les nécessaires décentrements des analyses, « le pas de coté », les cristallisations historiques dans des configurations particulières, « l’interaction plutôt que l’intersection ». Il convient donc de toujours « se demander comment la classe, le genre et le colonialisme produisent les structures sociales, leur donnent forme ou les modifient ». L’auteure parle des processus de globalisation sexués, de moments de lutte, de moments créatifs « pour tisser de nouvelles relations sociales », de la nécessité d’être expérimentales, de la croyance déconstructivistes de la théorie queer, « aucun changement n’est gagné une fois pour toutes »…
Je termine par le bel article sur « La banalité du mâle », l’assassin de sa conjointe qui voulait le quitter, la thèse de la folie pour évacuer toute analyse sociologique et politique. « Ainsi, après avoir présenté des outils d’analyse développés par des féministes spécialistes des discours publics au sujet des violences masculines contre les femmes, le contexte social dans lequel le meurtre est survenu sera rappelé, puis seront présentés plus précisément les discours de psychologisation et de victimisation du tueur, pour finalement discuter du réseau de protection et de solidarité masculine qui s’est mis en place au profit du tueur. » Francis Dupuis-Déri revient sur la violence masculine comme phénomène social, « en moyenne tous les deux jours en France un homme tue sa conjointe ou son ex-conjointe », l’absence du féminisme dans l’oeuvre du philosophe, la présentation de l’assassin comme victime de la femme qu’il a tuée, le caractère révoltant du point de vue psychologique, les stéréotypes patriarcaux et sexistes, l’empathie manifestée publiquement envers le tueur, la légitimation du meurtre, les protections dont jouissent généralement les hommes… (Pour la petite histoire, il a voté l’exclusion du PCF de Hélène Rytmann-Legoyen, qui deviendra sa conjointe et sa victime, comme hitléro-troskiste!!!). Louis Althusser est « un tueur de femme plutôt banal ».
Au final, un numéro très riche, qui prouve, une nouvelle fois, si besoin en était, l’indispensable apport du prisme du genre, des études féministes.
Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 25 juin 2015