Les Alpes et le chemin de fer

Benz, Gérard,

2007, 160 pages, 16 €, ISBN:978-2-940146-91-8

Le tunnel de base du Lötschberg est partiellement en exploitation, le Gothard est en pleins travaux. à un siècle d’intervalle, la Suisse a vécu une nouvelle épopée ferroviaire alpine. Dans des contextes très différents, les débats ont montré que les divergences politiques et régionales sont souvent plus difficiles à surmonter que les obstacles naturels découlant du relief et de la géologie.

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Description

Le tunnel de base du Lötschberg est partiellement en exploitation, le Gothard est en pleins travaux. à un siècle d’intervalle, la Suisse a vécu une nouvelle épopée ferroviaire alpine. Dans des contextes très différents, les débats ont montré que les divergences politiques et régionales sont souvent plus difficiles à surmonter que les obstacles naturels découlant du relief et de la géologie.

Une question se pose alors: quel est le sens de cet effort gigantesque, de ces investissements colossaux, de ces chantiers hors du commun? Cet ouvrage apporte une série de réponses.

Presse

Les tunnels du Saint-Gothard, un enjeu européen

Réalisé dans la seconde moitieé du XIXe siècle, le premier tunnel ferroviaire du Gothard était très fortement lié au rapprochement entre l’Italie et l’Allemagne réunifiées. Le futur ouvrage, dont le percement s’achève, ouvre la Suisse au réseau européen. A condition de l’adapter à la grande vitesse.

Verrou alpin au cœur de l’Europe, la Suisse fut menacée, dans la seconde moitié du XIXe et du XXe siècle, de subir un contournement ferroviaire qui l’aurait fortement marginalisée. Né, en quelque sorte, de l’aménagement du col du Gothard au XIIIe siècle, ce pays sait toute l’importance des voies de communication à travers les Alpes. Pour ne pas être écarté des courants de trafic européens, il doit être un lieu de passage privilégié canalisant les flux commerciaux empruntant la vallée du Rhin et la péninsule italienne. En entretenant convenablëment les axes de transit alpin, il peut, grâce à sa position médiane, soutenir sans difficulté la concurrence de l’isthme français et des traversées alpines orientales.

A un siècle d’intervalle, la Suisse sut faire face à ce défi, en entreprenant le percement de tunnels qui, à leur époque respective, représentèrent et représentent une réelle prouesse technologique. Mais, paradoxalement, les périodes de construction furent, dans les deux cas, beaucoup plus courtes que les temps de discussions et de négociations pour parvenir à une décision. Ils s’étendirent sur 30 ans au XIXe siècle et sur 50 ans au XXe siècle alors que le tunnel historique fut mis en exploitation après une dizaine d’années de travaux, celui du XXe siècle le sera en une vingtaine d’années. En effet,le choix du tracé d’un tunnel alpin est très complexe et lourd de conséquences vu qu’il concerne des ouvrages dont la durée de vie est théoriquement illimitée, rendant illusoire tout percement d’un autre tunnel dans les décennies qui suivent. Il oblige de prendre en compte de multiples facteurs techniques, économiques, financiers auxquels il convient d’ajouter les dimensions régionale, nationale et  internationale.

Aux deux époques, les débats autour des tracés révèlent de grandes similitudes. Chaque région s’efforce d’obtenir son passage, entre cantons des ententes se font et se défont, les Etats voisins directement concernés intervenant également dans le processus de décision.

Le débat n’est malheureusement pas toujours à la hauteur de l’enjeu, déclenchant souvent des passions et des rivalités. Mais aù final, que ce soit au XIXe siècle ou au XXe siècle, la solution réseau l’emporta avec un axe Saint-Gothard et un axe Lötschberg complété par le Simplon.

Là s’arrête la comparaison entre les deux époques. En effet, au tournant des XXe et XXIe siècles, le potentiel industriel et technique ainsi que le contexte géopolitique se sont totalement modifiés au point que la situation du XIXe siècle nous apparaît comme une épopée technique préhistorique plongée dans une Europe conflictuelle. Impossible ici d’analyser ces diverses données: contentons-nous de jeter un regard sur ces deux Europe qu’un siècle sépare.

Le siècle de Bismarck

Au XIXe siècle, dans un climat de nationalisme exacerbé et de protectionnisme économique, un nouveau passage alpin prend une dimension qui va bien au-delà du simple concept d’axe de transport. Il se charge d’une signification militaire, expansionniste, économiquement impérialiste qui peut l’emporter sur ses qualités premières, à savoir faciliter la mobilité des personnes et des marchandises entre deux régions ou entre plusieurs pays jusque-là séparés par un relief d’accès difficile. Un nouveau passage doit également s’inscrire. dans l’évolution des relations internationales de l’époque. Le Gothard bénéficie de cet avantage. L’Allemagne et l’Italie, en effet, viennent d’achever leur unité et ont besoin d’un axe qui les relie, d’autant plus que la politique du chancelier Bismarck est basée sur un rapprochement entre Rome et Berlin. Occupant une position centrale etsitué sur le territoire d’un Etat neutre, le Saint-Gothard est l’axe privilégié pour réunir ces deux Etats, tout en rapprochant le Tessin du reste de la Suisse. Il a le soutien des cantons gothardistes, des autorités fédérales et les faveurs de l’Italie et des Etats allemands concernés auxquels se substitue, en 1871, le Reich. En 1869, une convention est signée entre. la Suisse et l’Italie, à laquelle adhérera, trois ans plus tard, l’Empire allemand. Les trois Etats cofinanceront le tunnel et les voies d’accès, l’Italie assumant la plus large part; à ces subvèntions s’ajouteront les fonds privés. Le 1er juin 1882, la ligne du Gothard est solennellement inaugurée. La même année, hasard des dates si l’on veut, la signature de la Triplice scellait l’alliance entre Berlin, Rome et Vienne.

Le siècle de l’Union européenne

Au début des années 1970, la Suisse en tant que pays de transit, courait à l’impasse si elle se contentait, sur le long terme, d’utiliser les infrastructures existantes pour franchir les Alpes. D’ailleurs, les signes avant-coureurs d’un contournement des flux de trafic étaient perceptibles, ne pouvant que réjouir ceux qui n’ont pas encore compris le rôle séculaire des axes de communication dans le développement des régions, des Etats, des grandes civilisations.

Nous étions à l’aube de seize ans de discussions sur les infrastructures routières et ferroviaires à mettre en place sur le moyen et long terme, discussion inaugurée par la réflexion sur une «conception globale suisse des transports (CGST) qui fut rejetée par le souverain. L’étude des documents et des journaux de l’époque montre étrangement la place infime occupée dans ces débats par l’Europe, laquelle se constituait à nos portes. Son émergence n’allait pas tarder à créer de nouveaux courants de trafic, entre autres à travers la Suisse, étant donné sa position centrale.

L’idée de nouvelles infrastructures à travers les Alpes remontait au lendemain de la guerre. Le premier projet de tunnel ferroviaire de base au Gothard date de 1947, mais pendant vingt ans le Conseil fédéral, eurosceptique-même s’il mettait sur pied commissions sur commissions qui élaboraient projets sur projets-, se contentait d’affirmer que rien ne pressait, hésitant entre une solution ferroviaire ou routière et assurant qu’avec le doublement de la ligne du Lötschberg nous étions parés jusqu’en l’an 2000.

Le choc salutaire vint, comme cela semble être devenu une habitude dans ce pays, de l’extérieur. Au milieu de la décennie 1980, l’accélération de la construction européenne, symbolisée par l’Acte unique et le projet d’Espace économique européen, extirpèrent le Conseil fédéral de son attentisme sceptique et frileux face à Bruxelles. Dans son rapport de gestion de 1987, il projetait la construction d’une nouvelle artère ferroviaire transalpine. Moins de cinq ans plus tard, alors que l’on n’avait rien entrepris depuis des décennies, le peuple suisse, sourd aux sirènes des nationalistes et des intégristes écologiques, acceptait, à une large majorité, l’arrêté sur le transit alpin, plus médiatisé sous l’appellation de NLFA.

Cette option de deux tunnels ferroviaires de base représentait la seule solution réaliste pour répondre aux besoins de transit national et international, tout en respectant l’écosystème fragile des Alpes. Le rejet de l’EEE, les dépassements de crédit de Rail 2000, les difficultés géologiques prolongèrent de six ans les discussions. Le soutien aux NLFA s’effrita et il fallut une nouvelle votation le 29 novembre 1998. Le projet fut accepté par 64% des votants contre 36%, mais avec une participation de 37,5% du corps électoral, faible lorsqu’on pense qu’il s’agit de l’une des plus grandes réalisations du siècle. Ces résultats montrent la difficulté du système helvétique de démocratie directe à gérer un tel dossier.

Le tunnel de base du Gothard et du Lötschberg seront les pièces maîtresses de l’infrastructure de transit à travers les Alpes suisses, mais leur efficience sera grandement limitée tant que les voies d’accès ne seront pas adaptées à des vitesses d’au moins 250 km/h. En outre, cet axe nord-sud doit impérativement être complété par un axe est-ouest à grande vitesse et non par des bricolages sur une infrastructure du XIXe siècle.

Gérard Benz, Le Temps, 13 octobre 2010, p. 15

Un superbouquin d’histoire sur l’épopée ferroviaire alpine. C’est génial de voir comment les intérêts régionaux et européens ont guidé cette aventure, qui se renouvelle aujourd’hui, cent ans après.

    Daniel Rausis, L’Illustré No 51, Décembre 2007

La Suisse primitive est née d’un col alpin, le Gothard, au 13e siècle. Six cents ans plus tard, elle est parvenue, avec l’appui des grandes puissances, à percer plusieurs axes alpins qui ont assuré son développement économique et son positionnement géopolitique. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus originaux et les moins connus de l’épopée ferroviaire helvétique.

Avec un net retard sur ses voisins, la Confédération fut rattrapée par l’essor technologique et a vaincu au prix d’efforts inimaginables le sous-sol du Gothard en 1882, puis du Simplon en 1906. En ouvrant le volet des conditions de travail endurées par les milliers d’ouvriers aux points d’attaque nord et sud des ouvrages, Gérard Benz comble une lacune et démontre qu’une traversée paisible dans un tunnel de faîte ou de base reste une entreprise périlleuse. Sans cette audace, sans la victoire du rail, les Alpes auraient succombé aux autoroutes à six pistes, dévoreuses d’oxygène, de paysages et de milliards de francs. A méditer à quelques jours de l’ouverture, en décembre prochain [2007], du transit au Lötschberg.

Christian Ciocca, RSR-Espace 2, 26 novembre 2007

Menacée de contournement, la Suisse a su, bien que tardivement, se relier au réseau européen à grande vitesse, grâce notamment au percement des tunnels du Lötschberg et du Gothard. Au XIXe siècle, bien que les conditions technico-économiques aient été très différentes, le pays était également parvenu, avec un retard encore plus grand, à se doter des infrastructures ferroviaires lui permettant d’éviter l’isolement. Comme l’écrit Gérard Benz, il est rare que l’historien ait la possibilité d’appréhender deux situations assez analogues, séparées par quelque cent ans d’une histoire que l’auteur décrit avec minutie. Le contexte était cependant bien plus favorable au XIXe, car l’expansion du chemin de fer semblait sans limites. Malgré les frictions nées de la défense d’intérêts régionaux, les opinions ont largement soutenu cette entreprise pharaonique. Aujourd’hui, la route et l’air dominent le rail. Il a donc fallu aux acteurs politiques beaucoup de persuasion pour que les électeurs avalisent les NLFA, facteur de diminution des nuisances.

Xavier Pellegrini, Le Temps, samedi 8 mars 2008