La valeur du travail. Histoire et histoires des syndicats suisses
Boillat, Valérie, Degen, Bernard, Joris, Elisabeth, Keller, Stefan, Tanner, Albert, Zimmermann, Rolf,
2006, 330 pages, 25 €, ISBN:2-940146-80-2
Les auteur·e·s de ce livre – des historiennes et des historiens engagé·e·s, venant de toute la Suisse – illustrent par des textes brefs plusieurs aspects de ce mouvement. Ils parlent de situations exemplaires, d’événements spectaculaires, de personnalités marquantes. Un texte qui court tout au long du livre (rédigé par l’historien Bernard Degen) relate en détail l’histoire des syndicats en Suisse. Les illustrations racontent la même histoire, parfois une autre, par d’autres moyens, et d’une manière que l’on voit rarement.
Description
Les travailleurs en Suisse ont chacun leur histoire. Le travail lui aussi a son histoire: une histoire d’engagement, de qualifications, de dignité ou de manque de dignité, de droits ou d’absence de droits. Cet ouvrage, publié à l’occasion des 125 ans de l’Union syndicale suisse (USS), n’est pas une hagiographie, ni une défense et illustration des traditions de la gauche. Ce livre raconte comment les travailleurs de Suisse ont commencé à s’organiser, comment ils ont présenté ensemble leurs revendications, comment ils ont lutté ensemble et fait grève. Pour ne plus être des quémandeurs, mais des partenaires aux droits égaux. Les auteur·e·s de ce livre – des historiennes et des historiens engagé·e·s, venant de toute la Suisse – illustrent par des textes brefs plusieurs aspects de ce mouvement. Ils parlent de situations exemplaires, d’événements spectaculaires, de personnalités marquantes. Un texte qui court tout au long du livre (rédigé par l’historien Bernard Degen) relate en détail l’histoire des syndicats en Suisse. Les illustrations racontent la même histoire, parfois une autre, par d’autres moyens, et d’une manière que l’on voit rarement.
Table des matières
Introduction: Au travail, chaque jour
Chapitre 1
- Les premiers pas du mouvement ouvrier (Bernard Degen)
- Une des premières grèves: les imprimeurs de cotonnades ne veulent pas de la cloche (Bernard Degen)
- Un abus sexuel à l’usine: le contremaître et l’ouvrière (Max Baumann)
- Adhémar Schwitzguébel et la Fédération jurassienne (Marianne Enckell)
- Le travail des mineurs dans l’industrie de la soie au Tessin (Pasquale Genasci)
- Göschenen 1875: la milice contre les ouvriers (Orazio Martinetti) Du domicile à l’usine: histoire du travail industriel (Albert Tanner)
Chapitre 2
- Essor économique et lutte des classes (Bernard Degen)
- Margarethe Faas-Hardegger (Regula Bochsler)
- Les Montagnes neuchâteloises: terreau d’idées et laboratoire social (Marc Perrenoud)
- Les luttes sociales des tailleurs de pierre au Tessin durant la Belle Époque (Renato Simoni)
- Un des premiers présidents de l’USS: Johann Kappes (Markus Bürgi)
- L’Union syndicale suisse et les étrangers (Silvia et Gérald Arlettaz)
Chapitre 3
- La Première Guerre, la grève générale et ses conséquences (Bernard Degen)
- Faim de révolution: Rosa Bloch-Bollag, 1880-1922 (Annette Hug)
- Les banquiers suisses et la phobie de la bolchevisation (Marc Perrenoud)
- Eh bien! Dansez maintenant! Le procès de la grève générale en 1919 (Stefan Keller)
- Lugano et les grèves de 1918 (Gabriele Rossi)
- Le statut des femmes, de la loi sur les fabriques à aujourd’hui (Ildikó Kovács)
Chapitre 4
- La crise économique et la Deuxième Guerre mondiale (Bernard Degen)
- Anny Klawa-Morf: le chômage, une chance (Annette Frei Berthoud)
- Deux faces du développement syndical du Tessin (Nelly Valsangiacomo)
- Le 9 novembre 1932 et le mouvement syndical (Charles Heimberg)
- Des syndicalistes exilés en Suisse (Hermann Wichers)
- Contrats de travail ou législation? Deux stratégies antagonistes (Mario König)
Chapitre 5
- Haute conjoncture et guerre froide (Bernard Degen)
- La grève des ouvriers de la chimie à Zofingue, 1946 (Michael Müller)
- Max Weber, le syndicat et l’école ouvrière (Adrian Zimmermann)
- Albonago, vitrine du tourisme social (Béatrice Schumacher)
- « Ueberfremdung » et syndicats: le traumatisme Schwarzenbach (Jean Steinauer)
- Romano Casanova, une vie sur les chantiers et dans les baraques (Elisabeth Joris, Milena Frei)
- Les syndicats face à l’ »aspiration à l’indépendance » (Albert Tanner, Bernhard Schär)
Chapitre 6
- Nouvelles crises, nouvelles orientations (Bernard Degen)
- 1976: Grève chez Dubied (Jean Steinauer)
- 14 juin 1991, « Mieux qu’un rêve, une grève » (Annette Hug)
- Vasco Pedrina et Christine Goll: Deux itinéraires vers le sommet (Bernhard Schär)
- La victoire des femmes immigrées à la Blanchisserie centrale de Bâle (Ursula Häberlin)
- Les syndicats suisses et le mouvement ouvrier international (Dan Gallin, Adrian Zimmermann)
Conclusion: Au travail, aujourd’hui. Pourquoi des syndicats?
Les présidents de l’Union syndicale suisse 1880-2005 (Markus Bürgi)
Une bibliographie sur l’histoire du syndicalisme et du mouvement ouvrier en Suisse
Presse
Dans La nouvelle revue du travail
Généralement, quand un Français songe à la Suisse, cela lui évoque le chocolat ou les paysages enneigés des sports d’hiver1. Pourtant, on s’en doute, il existe une autre Suisse, celle d’un pays où le travail et son organisation ont pris des formes singulières. Si ce compte rendu est centré sur la forme qu’y prend le syndicalisme à travers l’ouvrage publié pour les cent vingt-cinq ans de l’Union syndicale suisse (USS), on en profitera pour évoquer deux publications récentes qui permettent d’apporter un surcroît d’information sur les éléments essentiels du paysage ouvrier et socialiste helvétique2. Le premier est un modeste ouvrage, Deux siècles de luttes3, fruit de la collaboration d’un historien, Pierre Jeanneret, et d’un journaliste, Jérôme Béguin. Il s’agit de la publication en recueil de seize articles parus dans Gauche Hebdo, le journal du Parti communiste suisse4. Ces courts articles permettent de jeter un œil sur le mouvement ouvrier (l’accent est d’ailleurs plutôt mis sur sa dimension politique que proprement syndicale), depuis la révolution industrielle jusqu’à l’émergence des nouveaux mouvements sociaux dans les années 1980. D’une toute autre ampleur et ambition apparaît le livre de Marc Vuilleumier, Histoire et combats5. M. Vuilleumier est sans doute l’historien de référence de l’histoire sociale helvétique et européenne, bien qu’il ait eu une carrière universitaire tout à fait marginale, ainsi que l’expliquent les préfaciers. Cet ouvrage consiste en un choix de 22 articles, difficiles d’accès car disséminés dans de nombreuses revues, s’échelonnant de la première Internationale aux années 1960, traitant aussi bien des dimensions sociales (par exemple, le rôle de la police politique avant 1914) que politiques (le rôle de Bakounine dans l’Internationale ou la grève générale de 1918) du mouvement ouvrier. Cet imposant travail évoque ces gens réputés sans histoire, rattachant leurs actions à celle de l’histoire européenne. Ce travail de connaissance se poursuit de nos jours par le biais de l’Association pour l’étude de l’histoire du mouvement ouvrier (AEHMO), qui publie une revue annuelle sur ces thématiques, les Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, dont les derniers numéros portent sur « Des grèves au pays de la paix du travail » (2012, n° 28), « Les syndicats et la politique sociale » (2011, n° 27) ou sur la « Justice sociale, justice de classe? » (2010, n° 26)6. Assurément, ces deux ouvrages apportent des compléments d’information utiles à l’intelligence de l’ouvrage qui nous occupe dans ce compte rendu.
La Valeur du travail a d’abord été publié en allemand, car il faut rappeler que la partie alémanique de la Suisse constitue le cœur économique du pays. On se plait à rêver qu’existât un ouvrage équivalant sur le syndicalisme français. Certes, la publication d’ouvrages sur le mouvement syndical en France est tout à fait soutenue. Néanmoins, à quelques exceptions près, il n’existe pas d’ouvrage récent7 proposant une synthèse mêlant histoire, sociologie et économie, illustrée de surcroît, sous une forme accessible à un large public. En effet, La valeur du travail, bien qu’éditée par l’Union syndicale suisse, ne se résume pas à une histoire de cette organisation, puisque l’ensemble du mouvement syndical y est pris en compte. La précision de la contextualisation socio-économique permet de faire de ce livre beaucoup plus qu’une simple histoire de l’organisation, même si cette dimension n’est naturellement pas absente. Le propos se déploie en six chapitres, selon un axe chronologique. Chaque chapitre est rédigé par Bernard Degen, qui se voit adjoindre plusieurs collaborateurs, proposant chaque fois un éclairage spécifique. Prenons l’exemple du chapitre 3, qui porte sur la Première Guerre mondiale, la grève générale et ses conséquences. En plus de l’analyse développée sur cette période, cinq compléments sont proposés. Le premier porte sur une militante, Rosa Bloch-Bollag; le second traite de la réaction des banquiers suisses et leur phobie du bolchévisme; un troisième angle est proposé avec le procès de la grève générale en 1919, un éclairage spécifique étant apporté sur la ville de Lugano; enfin, le statut des femmes, de la loi sur les fabriques à aujourd’hui, conclut ces sous-chapitres au sein du récit principal. Ajoutons que de nombreux documents iconographiques sont mobilisés tout au long des pages: des photos, bien sûr, mais aussi des extraits de presse, des dessins, des tracts, des affiches, etc. Sont ainsi abordées au fil des chapitres les périodes structurantes de l’histoire et la sociologie de la Suisse productive et travailleuse. Si l’on ne peut détailler chacun des aspects de ce livre, très bien écrit, le lecteur gardera à l’esprit les multiples éléments d’information lui permettant de comprendre la situation contemporaine d’un syndicalisme, puissant par rapport à de nombreux autres pays du continent européen (taux de syndicalisation de l’ordre d’un tiers d’un salariat de 2,5 millions), tout en étant corseté (fruit de l’histoire) dans une paix sociale qui dure depuis presque un siècle désormais. Bien que commandé par l’Union syndicale suisse, ce livre ne ressemble en rien à une hagiographie. Le lecteur sera parfois assez surpris des critiques, parfois féroces, adressées à l’organisation syndicale: son degré de bureaucratisation, son institutionnalisation, sa difficulté à organiser les immigrés, les femmes ou se lier aux nouveaux mouvements sociaux8, constituent autant de thèmes qui sont abordés frontalement par les rédacteurs. De très volumineuses annexes (bibliographie bien sûr, mais aussi abréviations et liste des présidents de l’USS) complètent ce livre qui possède toutes les qualités pour une appréhension de la structuration du travail dans la Confédération helvétique. Le seul petit regret en refermant l’ouvrage, c’est que les illustrations auraient gagnés à être reproduites en couleur, tout au moins pour un certain nombre d’entre elles. Pour le reste, avec La valeur du travail, le lecteur dispose d’un ouvrage de référence, récent, sur ce pays qui n’abrite pas que des banques.
Georges Ubbiali, La nouvelle revue du travail [En ligne], 3|2013, mis en ligne le 30 octobre 2013, URL: http://nrt.revues.org/1113
Notes
1. On lira avec profit la déconstruction des mythes helvétiques dans le très stimulant et bien illustré ouvrage de François Waltzer, La Suisse au delà du paysage, Paris, Gallimard, 2011.
2. Le lecteur intéressé peut se référer au livre de Studer Brigitte, Valloton François (dir.), Histoire sociale et mouvement ouvrier 1848-1998, Lausanne, éd. d’En bas/Zürich, Chronos, 1997, qui comporte une bibliographie de plus de mille titres en histoire sociale.
3. Jeanneret Pierre, Béguin Jérôme, Deux siècles de luttes. Une brève histoire du mouvement socialiste et ouvrier en Suisse, Genève, Gauchebdo, 2012, 62 p.
4. Le PC suisse a joué un rôle très important dans le mouvement communiste international, bien au-delà de la place géographique du pays. Rappelons que le premier secrétaire de l’Internationale communiste fut Jules Humbert-Droz, suisse de son état. Il existe plusieurs livres sur le PC suisse, dont l’étude de référence de Brigitte Studer, Un parti sous influence. Le parti communiste suisse, une section du Komintern, 1931-1939, Lausanne, L’Âge d’homme, 2000. Pierre Jeanneret a également produit Popistes. Histoire du parti ouvrier et populaire vaudois, 1943-2001, Lausanne, éd. d’En bas, 2002.
5. Vuilleumier Marc, Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse, 1864-1960, Lausanne, éd. d’En bas/Genève, Collège du travail, 2012, 564 p.
6. Se référer au site, www.aehmo.org pour les sommaires des Cahiers depuis 1984.
7. Le livre de Karila-Cohen, Pierre et Wilfert, Blaise, Leçon d’histoire sur le syndicalisme en France, PUF, 1998, constitue une des dernières publications, même si cet ouvrage ne comporte pas de documentation iconographique.
8. Sur cet aspect, on se référera au livre récent de Skenderovic Damir, Späti Christina, Les années 68 (en Suisse). Une rupture politique et culturelle, Lausanne, éd. Antipodes, 2012.
Dans la revue Annales. Histoire, sciences sociales:
La valeur du travail est l’œuvre collective d’une trentaine d’auteurs, historiens et sociologues, journalistes et syndicalistes, publiée à l’occasion du 12Se anniversaire de l’Union syndicale suisse (uss). Mais le livre ne constitue pas seulement une histoire de la principale organisation syndicale helvétique et, plus largement, du syndicalisme suisse. En introduction, puis en conclusion, il donne la parole aux salariés. D’abord aux non-syndiqués: Rico, Sonia, Maria, François, figures exemplaires d’un contexte social contemporain marqué par l’absence ou l’invisibilité des syndicats des lieux de travail. Dès lors, « un tas de gens ne savent pas comment se défendre … et acceptent tout et n’importe quoi » déclare Sonia (p.7). Pourtant, le taux de syndicalisation en Suisse n’a pas sensiblement reculé depuis les années 1960: 30% des salariés demeurent syndiqués (contre 7% en France). D’ailleurs le livre se clôt sur sept portraits de syndicalistes, autres exemples vivants de « la lutte permanente pour la dignité humaine et la justice sociale », pour la reconnaissance de « la valeur du travail » (p.281). Entre ces deux visages d’une réalité sociale et militante, leur paradoxe et leur valeur démonstrative, les auteurs développent l’histoire-et les histoires-syndicale(s) suisse(s).
Le livre suit plusieurs pistes à la fois. Bernard Degen replace le syndicalisme suisse dans son contexte socio-économique et politique depuis les « premiers pas du mouvement ouvrier » jusqu’aux « crises » contemporaines. Cette perspective fouillée éclaire certaines singularités: l’intégration progressive des syndicats suisses, la montée des tentations populistes, les pressions (involontaires) exercées par les immigrés dans un système fortement dépendant de l’extérieur. C’est aussi inscrire le syndicalisme suisse dans des processus plus globaux-industrialisation, mouvement ouvrier international, crises économiques et politiques … qui ont marqué d’autres organisations en Europe et dans le monde.
Les co-auteurs illustrent et enrichissent cette macro-histoire par des vignettes ou éclairages précis sur des événements, des revendications ou réformes, des militants remarquables (sans compter une abondante iconographie sur le monde du travail). Citons cette première grève, en 1837, des imprimeurs de cotonnades de Glaris, qui refusent l’installation d’une cloche qui rythmera et fixera leur temps de travail. Cela marque le début d’une mesure de la durée du travail et paraît vécu comme un traumatisme qui sépare désormais le travail du reste de la vie sociale (Jacques Le Goff ou Lewis Mumford avaient déjà souligné ce tournant dans leurs travaux respectifs). Citons aussi le portrait d’une des pionnières du féminisme; Margarethe Faas-Hardegger, première secrétaire féminine de l’uss, au début du xxe siècle, qui n’hésitait pas à aborder des sujets considérés alors comme tabous; « la violence des hommes contre les femmes et les enfants (…), les questions sexuelles en général (…), la contraception » (p.58-59). Pour ses camarades (masculins), il s’agit de « propagande malséante » qui justifie son élimination des instances syndicales.
Cette histoire enchaîne trois époques, relativement autonomes et se superposant partiellement. Elle n’est donc pas linéaire, malgré le projet du livre. Elle fait régulièrement le point sur la question des effectifs syndiqués (qui mériteraient un tableau de synthèse) mais néglige la vie intérieure; choix organisationnels, ressources, sélection des dirigeants.
Avant 1880, une première période, composite et héroïque, en raison de nombreux conflits locaux, traduit la rupture entre une organisation du travail de type artisanal et les débuts de l’industrialisation. Elle voit la constitution de réseaux locaux de défense professionnelle et de solidarité, appuyés sur des sociétés de secours mutuels, et, au plan idéologique, les premiers groupes socialistes et anarchistes. La reconnaissance, dès 1848, du droit d’association par la Constitution fédérale favorise ce processus.
Une seconde période commence à la fin du XIXe siècle puis couvre les trois quarts du xxe. Une organisation syndicale plus structurée-autour des métiers puis des branches industrielles-se met en place, affirme son autonomie vis-à-vis du Parti socialiste suisse, s’institutionnalise peu à peu. La Suisse alémanique joue un rôle de locomotive. Elle emprunte au modèle syndical allemand. Ainsi, émerge l’uss au début des années 1880. Cette organisation « faîtière » des syndicats suisses opte pour l’action réformiste, le lobbying, s’efforçant de peser sur la législation fédérale, pour obtenir d’abord une limitation des journées de travail. Les tensions sociales à la fin de la Première Guerre mondiale (qui a pourtant épargné la Suisse), la peur ou le rejet que suscite le communisme poussent l’uss à rechercher une convergence d’intérêts avec les employeurs et avec le pouvoir politique. Cela renforce un syndicalisme institutionnel, déjà en germe, et conduit peu à peu à l’édification d’un « modèle helvétique » de partenariat social. Celui-ci se base sur un développement des conventions collectives (qui demeurent une affaire strictement privée), une « politique de concordance » avec les pouvoirs publics (les « fonctionnaires » de l’uss sont de plus en plus impliqués dans des comités d’experts et dans l’élaboration de la loi, cumulant même fonctions syndicales et mandats politiques), la négociation avec les employeurs, à la fin des années 1930, d’une « convention de paix du travail », à l’initiative de la Fédération des ouvriers de la métallurgie et de l’horlogerie (FOMH). Il s’agit d’éviter tous les conflits en instaurant des procédures de conciliation. La révision constitutionnelle de 1947 consolide ce « néocorporatisme » en rendant obligatoire la concertation entre les syndicats et le Parlement qui, dès lors, devient la scène la plus importante pour affirmer le rôle de l’uss. En outre, l’uss ne manque pas de recourir à des référendums d’initiative populaire pour imposer son agenda de réformes. Si elle n’est pas toujours suivie par les Suisses-qui rejetteront par exemple son projet des 36 heures en 2003-, il s’agit d’un levier privilégié dans son répertoire d’action, contribuant à la politisation de l’organisation (et d’un levier inconnu des autres Européens).
Mais l’édification de ce modèle social et syndical n’a pas été sans faire débat. La Suisse romande a longtemps préféré un syndicalisme plus radical, plus anarchiste, prenant volontiers la CET française et le syndicalisme d’action directe pour modèle. Le livre rappelle également l’activisme de la fédération jurassienne de l’Internationale ouvrière, qui fut l’un des théâtres des luttes entre des tendances personnifiées par Karl Marx et Michel Bakounine. Genève la rouge fut aussi le lieu de nombreuses grèves et, dans les années 1930, de manifestations anti-fascistes, dont celle du 9 novembre 1932, qui vit l’intervention de l’armée et fit 13 morts. Certaines thématiques ou positions du syndicalisme suisse-la « protection du marché national de l’emploi », l’anti-pacifisme lors de la guerre froide, l’anti-féminisme, des tentations populistes, telle la critique de la surpopulation étrangère (finalement rejetée) ont alimenté aussi le débat interne et confèrent à l’uss une identité particulière. La défense de la « démocratie suisse », notamment dans les années 1930 face aux menaces nazies, et le recours aux initiatives populaires constituent naturellement une autre caractéristique de cette identité.
Depuis les années 1970, la « radicalisation » paraît de nouveau avoir le vent en poupe (et ouvre une troisième période dans cette histoire). Avec la montée de nouveaux mouvements sociaux-anti-globalisation, anti-nucléaire ou défenseurs des droits des minorités, tels les immigrés, longtemps marginalisés sinon rejetés par les syndicats-, cela tend à ébranler la bureaucratie qu’est devenue l’uss. Depuis les années 1970, selon un processus qui a caractérisé aussi les autres pays européens, B. Degen déplore que les « fonctionnaires syndicaux [fassent] souvent preuve d’autoritarisme », que « les liens entre la base et la direction [se soient] relâchés », qu’il n’y ait plus de responsables syndicaux qui viennent à la rencontre des salariés dans les entreprises. Ainsi, « les revendications salariales ou autres devinrent (…) de plus en plus abstraites pour les permanents. Ceux-ci ne s’appuyaient plus sur les expériences directes des salariés dans leurs entreprises, mais se basaient sur des indicateurs fournis par des spécialistes de l’économie et de la finance » (p.226). Mais de nouvelles formes de protestation tendent à remettre en cause ce « modèle » qui paraît conserver toutefois une grande force d’inertie, malgré des restructurations organisationnelles pour s’adapter au salariat ou l’implication dans les nouveaux défis du syndicalisme international, avec la création de la Confédération syndicale internationale (en 2006), dont l’uss est partie prenante. Les auteurs se montrent confiants dans cette nouvelle base et ce toit en reconstruction…car le livre a aussi pour objet de (re)donner confiance dans l’action syndicale.
Dans la revue Ponts:
Plusieurs historiens suisses présentent dans ce livre les résultats de leurs recherches sur l’histoire du mouvement syndical à l’intérieur de la Confédération Helvétique et finissent par tracer non seulement le parcours d’une forme d’organisation collective, mais avant tout une histoire du travail et des travailleurs du pays; des rapports professionnels dans leur évolution, de l’économie et de la culture matérielle.
Chacun des six chapitres est ouvert par un texte ample et exhaustif de repérage historique conçu par Bernard Degen. Au fil du livre, ces six synthèses composent donc une histoire globale, en ordre strictement chronologique, du mouvement des travailleurs et des syndicats en Suisse. Les autres auteurs du livre interviennent par le biais de plusieurs textes brefs, des fiches intercalées au discours général et centrées sur différentes facettes et aspects pointus, parfois curieux-personnalités, événements, moments cruciaux, faits remarquables, anecdotes-liés aux revendications syndicales et à l’acquisition de droits dans les usines et les entreprises suisses. À la fin de chaque chapitre, une fiche plus longue est consacrée à un thème transversal, considéré comme central, qui déborde le cadre chronologique du chapitre et intéresse plusieurs décennies, ou parfois l’entière période étudiée dans le livre du début du XIXe siècle aux années 1970 du XXe.
Les contributions, différentes et nombreuses, organisées dans les six chapitres autour des six périodes principales, touchent donc, à travers la description de cas spécifiques, l’évolution du droit, de la culture, de l’économie, et l’organisation même de la vie et du temps en Suisse. Dans l’ordre, les auteurs étudient la naissance du mouvement ouvrier au cours du XIXe siècle, signalée par les premières grèves et étroitement liée au passage du pays d’une économie agricole à un système productif industriel, qui modifie profondément les horaires, les lieux, les contraintes du travail (ch.1, « Les premiers pas du mouvement ouvrier », pp.11-47, fermés par l’étude d’Albert Tanner « Du domicile l’à l’usine: histoire du travail industriel », pp.43-47); le développement des unions ouvrières et des fédérations nationales et les succès progressifs de leurs batailles, de plus en plus efficaces, à la fin du siècle (ch.2, « Essor économique et lutte de classe », pp.49-100, fermés par l’étude de Silvia et Gérald Arlettaz « L’union syndicale suisse et les étrangers. Quelques jalons », pp.96-100); les répercussions économiques et sociales de la Grande Guerre, qui frappa la classe ouvrière aussi bien que les syndicats mêmes (ch.3, « La Première Guerre, la grève générale et ses conséquences », pp.101-140, fermés par l’étude d’Ildiko Kovacs « Le statut des femmes, de la loi sur les fabriques à aujourd’hui », pp.136-140); les effets de la dépression économique de 1929-1932 sur les industries d’exportation et sur les salaires des employés, avec la vague de chômage qui en suivit, et les problèmes d’approvisionnement pendant la Deuxième Guerre mondiale, aussi bien que la position des syndicats pendant le conflit (ch.4, « La crise économique et la Deuxième Guerre mondiale », pp.141-186, fermés par l’étude de Mario König « Contrats de travail ou législation? Deux stratégies antagonistes », pp.180-186); la période économiquement favorable des années 1950 et 1960 et la création parallèle d’un véritable État social (ch.5, « Haute conjoncture et guerre froide », pp.187-232, fermés par l’étude d’Albert Tanner et Bernard Schar « Les syndicats face à l »aspiration à l’indépendance », pp.227-232); et, enfin, la situation des années 1970 à nos jours, avec les modifications structurelles du système économique, les nouveaux enjeux de la production et les nouvelles difficultés des travailleurs, (ch.6, « Nouvelles crises, nouvelles orientations », pp.233-279, fermés par l’étude de » Dan Gallin et Adrian Zimmermann « Les syndicats suisses et le mouvement ouvrier international », pp.274-279).
Les rapports de force entre patrons et syndicats et leurs évolutions sont souvent mis en relation, dans le volume, avec des facteurs qui dépassent en partie le cadre du monde du travail, comme l’influence des idéologies (la doctrine néolibérale, par exemple), la gestion des flux migratoires ou la condition des femmes.
Enrichi par un apparat iconographique important et très stimulant-qui compte de nombreuses photographies d’archives, mais aussi des gravures, des cartes postales et des affiches de l’époque-aussi bien que par une bibliographie spécialisée qui sera utile aux chercheurs du domaine, ce volume dessine le trajet d’un mouvement collectif tout en introduisant le lecteur à la spécificité du cas helvétique et approfondit un aspect du passé avec, au fond, une certaine attention aux défis et aux changements du temps présent.
Syndicats et travailleurs
Au moment où certains syndicalistes et une partie de l’extrême gauche refusent de voter le milliard en faveur des pays de l’Est par crainte de dumping salarial, il est intéressant de jeter un œil sur le passé. Dans un contexte très différent, en 1970, lors de la votation sur l’initiative Schwarzenbach demandant une forte réduction de la main-d’œuvre immigrée, nombre de militants ouvriers joignirent leur voix à l’extrême droite. A l’intérieur des syndicats, le débat fut extrêmement vif. Au point que les dirigeants qui pensaient que la base approuverait sans problème leur opposition à l’initiative durent déchanter. Et retrousser leurs manches pour sauver l’honneur. Sans y parvenir vraiment partout. Gangrenées par la xénophobie, certaines sections votèrent avec Schwarzenbach.
J’ai retrouvé la trace de ce débat dans un volume fort intéressant, en librairie ces jours-ci. Il s’agit d’un travail collectif financé par l’Union Syndicale Suisse à l’occasion de ses 125 ans et réunissant des historiens de tout le pays. Pour la prenuère fois nous avons une vue d’ensemble de l’histoire du mouvement ouvrier suisse. On peut dater ses débuts de 1837 quand plusieurs centaines d’ ouvriers d’une fabrique textile glaronaise firent grève pendant une semaine pour améliorer leurs conditions de travail. Une quarantaine d’articles précis et concis jettent divers éclairages sur deux siècles de condition ouvrière, décrivant non seulement les luttes, mais aussi le lent cheminement du progrès social.
Ainsi, par exemple, on passe du travail des enfants dans l’industrie de la soie au Tessin à la répression des mineurs révoltés lors du premier percement du Gothard, puis à l’abandon du travail à domicile au profit de l’usine. Il ne s’agit donc pas d’une synthèse, mais chacun peut butiner un fragment d’histoire selon son intérêt. Une carence assez surprenante tout de même: la paix du travail signée en 1937 entre les syndicats et le patronat ne fait pas l’objet d’un article. Or cette paix du travail, comme la neutralité, est un pilier de l’exception suisse, du Sonderfall si cher à certains.
Gérard Delaloye, Le Matin Dimanche, 19.11.2006
Les éditions Antipodes continuent de produire des publications que l’on a plaisir à lire sur papier. Citons en deux qui viennent de paraître: La valeur du travail, à l’occasion du 125ème anniversaire de l’Union syndicale suisse et Les intellectuels antifascistes dans la Suisse de l’entre-deux-guerres, premier volume d’une collection du GRHlC (Groupe de recherche en histoire intellectuelle contemporaine) créé en 2001 et basé à l’Université de Frbourg mais composé d’historiens des trois langues nationales. La valeur du travail nous fait survoler la vie des travailleurs et leurs luttes pour du travail et une vie décente depuis le début du XIXe siècle. Une équipe d’historien(ne)s (Valérie Boillat, Elisabeth Joris, Stefan Keller, Albert Tanner, Rolf Zimmermann) nous présentent en marge d’une chronique de Bernard Degen des récits et des portraits. Retenons celui d’Anny Morf-Klawa. Sa famille ouvrière est expulsée de son logement d’usine à Zurich à la suite d’une grève (quatre jours sans toit). Son père, chômeur, devient alcoolique. Anna travaille en usine dès 14 ans, se syndicalise, milite. En 1918, elle participe à la «République des conseils» à Munich. Au début des années vingt, elle va à Berne, fonde « Les Amis de l’Enfance » et des groupes de Faucons rouges (Avant-Coureurs, éclaireurs socialistes).
Elle épouse John Klawa, veuf avec une fillette. Elle continue de militer et doit retravailler à la mort de John. Elle décède à 100 ans.
C.-F. Pochon, Domaine public, no 1712, Décembre 2006.
La Valeur du travail: un ouvrage de référence
Il est arrivé! Le nouveau livre d’histoire sur les synducats suisses.
C’est pour commémorer son 125e anniversaire que l’Union syndicale suisse (USS) l’avait commandé. Et c’est avec une petite année de retard que les auteurs ont pu le présenter, à l’occasion du 53e Congrès de l’USS. Il s’agit de la première histoire globale des syndicats suisses, des premières manufacures à la grève des femmes immigrées de la Blanchisserie centrale de Bâle en 2000. Du très bon travail. Et à aucun moment, on n’a la sale impression qu’il pourrait s’agir d’un ouvrage « officiel », voire de complaisance.
Le fil rouge
Les auteurs ont eu la main heureuse lorsqu’ils ont dû structurer l’énorme matière à travailler. Ils ont en effet choisi trois axes. D’abord une présentation générale centrée sur les questions essentielles, due à Bernard Degen, le doyen des historiens de l’histoire des syndicats en Suisse. Bernard Degen s’est concentré, en insérant ces éléments dans l’histoire politique et sociale, sur la constitution des organisations syndicales, les principales questions traitées par elles, leurs succès et les moyens engagés à cet effet, un accent fort étant placé ici sur les grèves qui furent fréquentes durant certaines phases.
Spots et accents
Pareille vue d’ensemble ne saurait toutefois venir à bout de la richesse quantitative et qualitative des événenents passés, ni de leur simultanéité. Et comme l’Histoire se nourrit aussi d’histoires, qui concourent égalenent à la façonner, d’autres historiens et historiennes ont complété le tableau général d’une bonne vingaine de contributions brèves sur les thèmes spécifiques. Des « coupes longitudinales » permettent ainsi de retracer l’histoire des femmes, d’une part, et des immigrés, de l’autre, (dans les syndicats). Divers événements-surtout des grèves, comme celles dans l’industrie textile en 1837 (Glaris), dans la chimie (Zofingue, 1946) ou chez Dubied en 1976-sont brièvement abordés séparément. Et l’attention accordée à certains thèmes régionaux, comme l’industrie de la soie au Tessin ou l’anarchosyndicalisme à Neuchâtel, prouve clairement que l’histoire des syndicats suisses est bel et bien multiple.
S’y ajoutent des spots sur certains et certaines syndicalistes, célèbres ou « de la base ». Ces portraits très vivants font apparaître que l’histoire du mouvement ouvrier n’est pas monocolore et qui souhaite l’approfondir fera encore des découvertes. Enfin, l’ouvrage est richement illustré, des illustrations qui proviennent pour la plupart du vaste fonds de Roland Gretlers « Panoptikum zur Sozialgeschichte » et sont des plus expressives, documentant à leur manière aussi bien les classes sociales que la lutte des classes ou la misère et la résistance populaire.
Pas d’enjolivement
Cet ouvrage est particulièrement méritant, car dans chacun de ses chapitres, on ne trouve trace d’une quelconque « officialité », bien qu’il soit un ouvrage de commande. Certains conflits ou attitudes aujourd’hui peu glorieux n’ont pas été oubliés. En font partie le comportement plutôt rude de certains syndicats avec leur opposition de gauche ou l’attitude souvent contradictoire qui fut adoptée en matière de féminisme et de politique à l’égard des étrangères et étrangers. Mais en font aussi partie, les discussions tactiques, principalement la question de savoir s’il faut privilégier la voie des CCT, celle de la loi ou celle de la Constitution fédérale pour réaliser le progrès que l’on s’est donné pour programme, une question qui fut constamment à l’ordre du jour dans les années trente et quarante du siècle dernier et qui a par exemple débouché pour l’USS sur des conflits violents avec la FTMH.
Bref, écrit aussi bien pour les laïcs que les spécialistes, La valeur du travail constitue désormais l’ouvrage de référence en matière d’histoire syndicale.
Ewald Ackermann. Rédacteur de l’USS, L’Evenement syndical no 49, 6 décembre 2006.