La presse romande
Clavien, Alain,
2017, 203 pages, 25 chf, 20 €, ISBN:978-2-88901-134-6
Alors qu’elle pouvait encore s’enorgueillir d’une richesse surprenante de titres il y a trente ans seulement, la Suisse romande est aujourd’hui en passe de voir disparaître sa presse. Ce ouvrage retrace l’histoire de la presse romande des origines à nos jours et nous aide ainsi à comprendre comment on en est arrivé là.
Description
En combinant des approches diverses, cet ouvrage propose une histoire de la presse romande des origines à nos jours, en s’attardant sur les logiques qui mènent du journal politique sans but lucratif au journal d’information intégré dans le monde industriel des médias de masse, des petites maisons d’édition adossée à une imprimerie aux grands groupes multi-médias pour lesquels le journal n’est qu’un produit parmi d’autres. Alors qu’elle pouvait encore s’enorgueillir d’une richesse surprenante de titres il y a trente ans seulement, la Suisse romande est aujourd’hui en passe de voir disparaître sa presse…
D’une part, l’esquisse d’une évolution générale aide à recadrer les questions, et à en suggérer de nouvelles. D’autre part, en un temps où la presse écrite traverse une période de troubles profonds, voire de crise existentielle à en croire les esprits les plus pessimistes, il n’est pas inutile de comprendre comment on en est arrivé là, en prenant du champ et en considérant une perspective large.
4 octobre 2019 · 17h · Les Cafés de l’histoire chez Payot Rive Gauche à Genève
Dans le cadre de la Semaine de la démocratie, Alain Clavien sera invité avec son livre « La presse romande » (débat animé par Philippe Bach, journaliste pour Le Courrier)
Table des matières
- Introduction
- L’Ancien Régime: le temps du privilège
- 1798-1830: de la liberté à la liberté
- 1830-1870: apprendre la démocratie
- 1870-1910: un premier âge d’or
- 1910-1960: un deuxième âge d’or
- 1960-1980: crises
- 1980-2000: reconfigurations
- 2000-2015: la grande mutation?
- Épilogue
- Annexes
- Bibliographie indicative
Presse
Dans la revue suisse d’histoire…
Spécialiste reconnu de l’histoire de la presse et tout spécialement de la presse romande sur laquelle il a publié différents ouvrages et de nombreux articles, Alain Clavien nous livre une synthèse d’environ 200 pages sur ce domaine d’étude et nous propose une analyse entre les cantons et les régions qui composent la Suisse romande, en suivant les caractéristiques du territoire (différences religieuses, zones urbaines et rurales, etc.). De la feuille d’avis jusqu’à la naissance des grands groupes médiatiques, la mutation de la presse est étudiée tant dans ses pratiques éditoriales, journalistiques et techniques, que dans sa matérialité et ses contenus, en passant par l’étude des sensibilités des lecteurs et (bien plus tard) des lectrices. Cette large perspective qui couvre la période allant de l’Ancien Régime à nos jours nous permet de saisir les imbrications politiques et économiques sous-jacentes à l’évolution de ce média et leurs enjeux.
Les huit chapitres de l’ouvrage marquent la périodisation choisie à la croisée des aspects techniques et culturels et des phénomènes sociopolitiques, en commençant par l’Ancien Régime qui voit d’importantes difficultés juridiques pour la création d’un journal qui souhaiterait dépasser la feuille composée de petites annonces. Cependant, les nouveaux journaux permettent l’émergence d’un public et de pratiques de lecture qui se consolideront pendant la République helvétique, «moment fondateur» pour la presse suisse, entre épisodes de liberté et de censure plus rigoureuse, selon les cantons. La Restauration de 1815 fait apparaître un phénomène par la suite régulier sur le sol helvétique, celui des publications des exilés, dont la présence influencera toute la presse, qui va à son tour se développer véritablement entre 1830 et 1870, tant par le nombre considérable de nouveaux titres (le tableau en annexe, à la p. 200, donne une belle vision d’ensemble), que par la «métamorphose de l’objet»; de plus en plus, la forme s’éloigne de celle d’un livre, et les quotidiens commencent à apparaître. Surtout, le journal devient un moyen d’action, une arme politique.
Si ces trois premiers volets esquissent la naissance de la presse, c’est à partir du quatrième chapitre que toute la richesse et la complexité du média journal se révèle. Deux âges de succès s’enchaînent, avec une augmentation nette des lecteurs. La période entre 1870 et 1910 voit «les prémices de la culture médiatique qui est la nôtre aujourd’hui» (p. 96), avec l’émergence de la presse commerciale, des spécialisations thématiques et l’invention du métier de journaliste. Les cartes aux pages 66 et 67 montrent la diffusion et la démultiplication des journaux en Suisse romande (de 60 à 110 en quarante ans), qui se structurent et se hiérarchisent par rapport au territoire. Pendant la parenthèse de la Grande Guerre, les journaux helvétiques, toujours en expansion, sont confrontés aux différentes stratégies des pays belligérants qui essayent d’en exploiter le potentiel de propagande.
Par la suite, jusqu’aux années 60, la stabilité structurelle et économique, ainsi qu’un renouvellement réduit entre 1920 et 1950, caractérise le monde de la presse, tandis que le paysage médiatique est enrichi par l’arrivée de la radio et des hebdomadaires.
Crises (1960–1980), reconfigurations (1980–2000) et grandes mutations (2000–2015) investissent les derniers chapitres qui nous plongent dans les changements qui vont redessiner le champ médiatique en Suisse romande, avec notamment un basculement de tendance: si entre 1830 et 1940, le jour était à l’expansion des titres de journaux, désormais c’est la redéfinition et la fusion qui priment, en lien avec la radio et l’essor de la télévision comme puissants vecteurs du débat politique. En outre, le processus coûteux de modernisation des imprimeries redessine la géographie des journaux autour des outils de production, tandis que les titres se hiérarchisent entre quotidiens et journaux d’appoint et que la presse politique continue son mouvement de marginalisation.
L’eldorado publicitaire, dès les années 1970, avec des recettes qui peuvent atteindre 90 %, permet de couvrir les frais de fonctionnement toujours plus chers. Cette manne publicitaire est à l’origine de l’implantation du journal gratuit, souvent en tant que supplément hebdomadaire du quotidien. La dépendance de la publicité ne va pas sans une discrète autocensure chez les rédacteurs en chef et les journalistes qui doivent dorénavant composer avec les «réalités financières» (p. 141).
Enfin, la dernière et très riche partie nous plonge dans l’histoire immédiate de la naissance des entreprises médiatiques et du rôle de la publicité qui, en ayant habitué le lecteur à payer son information moins qu’une tasse de café (p. 150), participe à une dépendance certaine des journaux, et donc des journalistes, aux annonceurs.
L’arrivée d’Internet bouleverse complètement le champ médiatique et conduit à sa désindustrialisation. Dans un monde hyperconnecté, l’accès à l’information change et se veut de plus en plus faussement gratuit. Les journaux deviennent un produit parmi d’autres, mis sur le marché par des groupes multimédias «financiarisés», qui réduisent drastiquement leurs capacités et vident les rédactions: le communiqué de presse remplace l’approfondissement, les journalistes sont interchangeables et on commence à envisager leur remplacement par un algorithme. L’épilogue qui s’arrête sur la fermeture de l’Hebdo en 2017 mérite une attention tout aussi grande que le reste du livre.
Dense et détaillé, avec une structure claire, qui nous permet de bien comprendre la complexité du phénomène, et accompagné de schémas très pratiques, cet ouvrage nous offre une riche vision d’ensemble de l’évolution de la presse en Suisse romande, ponctuée d’exemples précis, tout en restant d’une lecture fluide et surtout très utile pour les historiennes et historiens, dont les pratiques sont aussi influencées par les changements médiatiques.
Compte-rendu de Nelly Valsangiacomo, Revue suisse d’histoire SZG/RSH/RSS 72/1 (2022), 139–185
Un historien ausculte la presse romande
Alain Clavien, professeur d’histoire à l’Université de Fribourg, réussit le tour de force de rédiger en 200 pages une synthèse alerte et passionnante sur les évolutions de la presse romande de l’Ancien Régime à nos jours. Le lecteur y découvrira comment sont nés les feuilles d’avis, la presse politique engagée, les journaux d’information plus neutres, les titres locaux, la presse illustrée, les journaux gratuits, et l’essor de la publicité. Dans cette mono-graphie parue aux éditions Antipodes, toutes ces mutations sont, en outre, finement situées dans leur contexte historique par l’auteur qui n’oublie pas de relier certaines évolutions à l’essor de la radio et de la télévision.
Concernant les innovations, relevons que la presse sportive romande se développe à la fin du XIXe siècle en parallèle à l’organisation de grandes compétitions. Le championnat suisse de football démarre ainsi en 1897, tandis que les premiers Jeux olympiques de l’ère moderne prennent leur envol en 1896. A Genève est créée, en 1897, la Suisse sportive. Cette presse sportive, qui fait une large place à la publicité, a été largement financée à ses débuts par des fabricants de vélos, d’autos et de motos.
La Première Guerre mondiale a eu, elle aussi, un impact notable sur la presse romande. Des titres créés pour le com-bat politique local et n’ayant guère de correspondants spéciaux ou de dépêches d’agence, n’ont pas su suivre de près le déroulement du conflit et ont dû parfois interrompre leur publication à l’instar du «Nouvelliste vaudois» ou de «L’Express» de Genève. En revanche, la «Gazette de Lausanne» et le «Journal de Genève», réputés déjà pour leur chronique étrangère, ont réussi à tirer profit de la guerre pour accroître de façon spectaculaire leur tirage, grâce notamment aux ventes en France. La censure qui enserrait les journaux français explique que le public français se soit rué sur ces titres romands divulguant des informations plus objectives et plus complètes. Le conflit génère très vite la création d’une presse illustrée. Dès septembre 1914, «La Guerre mondiale», un quotidien genevois illustré est créé. Lausanne suit le mouvement en lançant un hebdomadaire le 25 octobre, la «Guerre européenne illustrée». Mais une partie de la presse romande est vic-time des tentatives d’influence et d’in-filtration des belligérants, que ce soit e la France ou de l’Allemagne. Ainsi des invitations à visiter le front sont adressées aux journalistes romands, auxquels on propose de payer tous les frais de voyage et des rencontres facilitées avec les politiciens. La «Tribune de Genève» recevra des subsides français, de même que «Le Démocrate» de Delémont. Tandis que l’Allemagne finance par exemple «La Nation» et «L’impartial vaudois». Enfin, de nombreuses agences de presse sont créées sur sol suisse pendant la guerre, certaines étant en mains allemandes ou françaises et n’hésitant pas à vendre des in-formations orientées à des prix allé-chants. Au sortir de la guerre, les lecteurs en Suisse, mais surtout en France et en Allemagne, découvrant l’ampleur des mensonges de la propagande, n’accorderont plus à leurs journaux une confiance inébranlable.
Nicolas Quinche, historien, pour le journal La Côte, vendredi 11 octobre 2019
Compte-rendu du livre dans les Cahiers d’Histoire du Mouvement Ouvrier
Afin de comprendre les mutations importantes vécues par la presse romande d’aujourd’hui, Alain Clavien, professeur d’histoire à l’Université de Fribourg, dénoue le fil des changements intervenus dans les processus éditoriaux et rédactionnels.
Si plusieurs analyses sont sorties ces dernières années pour rendre compte de ces bouleversements, cet ouvrage apporte un éclairage sur l’évolution des journaux romands depuis leurs débuts, au XVIIIe siècle, jusqu’à nos jours. Ces deux siècles d’histoire de la presse mettent en lumière les transformations des contenus rédactionnels et du métier de journaliste mais surtout les logiques de marché à l’œuvre ayant conduit pour une part importante à la situation actuelle. Si l’échelle choisie est locale, les phénomènes décortiqués sont globaux, les systématiques éditoriales étant semblables d’un pays à l’autre.
Illustré et synthétique, conçu comme un abrégé d’histoire, La presse romande est un livre qui parle. La voix d’Alain Clavien s’attarde tout d’abord sur la naissance de la presse en Suisse romande, à la fin du XVIIIe siècle. À cette époque-là, on ne débattait pas de sujets politiques publiquement, au risque de se voir intimer l’ordre de fermer boutique. C’est pourquoi les journaux les plus courants étaient des feuilles d’avis et d’annonces qui avaient l’avantage d’être lucratives et peu exigeantes en termes de contenu. Le débat politique quant à lui passait par d’autres canaux, comme les pamphlets et les brochures qui étaient alors anonymes et distribués sous le manteau. C’est au moment où le canton de Vaud s’est libéré de la domination bernoise en 1798 que les journaux politiques, alors conçus comme des armes de propagande, ont fait leur apparition. Dès 1850, les différentes tendances politiques qui en avaient les moyens se sont dotées de leur propre journal d’opinion.
[…]
Le livre d’Alain Clavien est donc un jalon essentiel pour comprendre les enjeux ayant conduit à la quasi-disparition de la presse payante. Ou peut-être à un retour du journal politique, ce type de presse semblant particulièrement intéresser Christoph Blocher, tribun milliardaire de l’UDC.
Carole Villiger, Cahiers AÉHMO, n°34, 2018.
Compte-rendu de Jean-François Tétu, sur le site du Cairn, dans le Temps des Médias
Douze quotidiens, dont un gratuit, pour deux millions d’habitants, voilà, en 2017, la situation de la presse romande, dont maints pays pourraient rêver. Et pourtant, cette abondance, liée à une liberté dont Tocqueville disait en 1836 que les Suisses tendaient à en abuser, est désormais entre les mains de groupes français ou alémaniques.
Faire l’histoire de cette presse en 200 pages, c’est le pari d’Alain Clavien, historien reconnu de la presse romande. Cette histoire se veut globale, et com- porte donc à la fois l’histoire des titres et de leur évolution économique et politique, celle de la législation et de la profession, et finalement celle de l’intégration et de la mondialisation dont elle n’est qu’un exemple, ou une victime. Ce petit livre montre donc comment cette presse, née locale, est restée longtemps cantonale avant de devenir régionale (romande), puis de se fondre dans le modèle actuel des groupes nationaux et multinationaux.
Au départ, trois groupes de journaux comme on en trouve partout en Europe: des feuilles d’avis (6 en 1790), des journaux littéraires et savants (le Mercure suisse est inspiré du Journal des savants), et des gazettes de nouvelles (dont la Gazette de Berne constitue le prototype). L’arrivée des troupes révolutionnaires françaises en 1798 bouleverse l’ordre ancien en supprimant la censure, rétablie trois ans plus tard dans plusieurs cantons, mais permet la naissance d’une soixantaine de titres en deux ans, qui donnent le ton d’un premier mouvement, celui d’une presse politique à dominante libérale.
De 1830 à 1870, le rôle principal sinon exclusif de la presse est politique, et cette presse devient cantonale car c’est à cette échelle que se joue la vie politique. La natalité des titres est impressionnante (100 nouveaux titres entre 1830 et 1850) et s’accompagne d’une mortalité tout aussi élevée. Certes cette presse n’est pas exempte des mouvements financiers comme la spéculation ferroviaire de 1869-70, mais la suppression du cautionnement en 1861 montre que la presse, véritable tribune politique à l’exemple de la Gazette vaudoise, est devenue légitime, y compris sous ses formes les plus vives (fac-similé du journal NON à l’occasion de la révision constitutionnelle de 1872, p. 48). On voit aussi l’évolution des formats sur l’exemple de la Gazette de Lausanne (p. 56-57). Certes l’évolution de la presse romande suit avec un certain retard le mouvement européen plus général, mais il s’agit bien de la même évolution du lectorat plus alphabétisé et du développement des techniques de télé- communication ou d’impression.
La presse romande connaît son premier âge d’or entre 1870 et 1910, lié au développement de journaux politiquement neutres, au dynamisme de la politique locale, et à l’homogénéisation des journaux qui s’en tiennent à 4 pages. La Tribune de Genève, fondée en 1879 par le financier américain James Bates, en constitue un exemple caractéristique. Alain Clavien donne des tableaux éloquents des tirages (p. 73), une carte des implantations (p. 68-69), explique le clivage entre les cantons catholiques et protestants et finalement la partition entre une « grande presse » cantonale et une «petite presse» locale. Il montre aussi la montée de l’affermage de la publicité à partir de 1882, le rôle de l’Agence télégraphique suisse après 1895, et explique le retard suisse dans la montée du journalisme d’information et les débuts de la segmentation des publics. Après la Grande Guerre, qui n’a pas apporté de bouleversements sinon la hausse des tirages, et jusqu’aux années 1960, la presse romande connaît un second âge d’or. C’est une période qui, contrairement à la France par exemple, comporte une grande stabilité (108 titres en 1910, dont 25 quotidiens et 103 en 1959, dont 28 quotidiens). Cette stabilité est le fait de l’ensemble imprimeur-éditeur qui sera bouleversé à la fin du siècle. Certes on observe la montée des hebdomadaires avec l’im- primeur Ringier et un début de concentration (à Lausanne) qui a facilité la naissance d’un vrai syndicalisme professionnel. Les tirages augmentent tout au long de cette période, et les journaux sont florissants grâce à la manne publicitaire (67 % des recettes du Journal de Genève en 1965); un premier holding (Lousonna) est né en 1925, dû au lien entre presse et ferme d’annonces (Publicitas), et la société Naville contrôle le marché des kiosques. On doit relever aussi le succès de l’hebdomadaire politique aux dessins satiriques, façon Candide, et celui aussi du très droitier Curieux, qui adopte la ligne graphique de Gringoire (p. 118). Il faut dire que, jusqu’en 1971, l’information radiophonique est très contrôlée. Au fond, la seule vraie rupture depuis le début du siècle est que la presse non-politique, majoritaire, n’est plus illégitime ni méprisable.
Les premières crises sévères apparaissent après 1960, avec les disparitions et fusions et la transformation du marché publicitaire. Le premier moteur en est la mutation technique de l’imprimerie (offset, puis PAO) qui conduit à des centres régionaux d’impression qui dominent le marché. La presse politique s’efface, et les luttes entre organisations professionnelles se montrent peu efficaces au moment où la radio, puis la télévision deviennent des médias d’information. C’est encore l’eldorado des recettes publicitaires qui va bientôt disparaître.
Les années 1980 à 2000 sont marquées par une reconfiguration générale autour d’Edipresse à Lausanne et de Sonor qui devient Cicom à Genève, avant la mutation radicale des années 2000 à 2015 où la majeure partie des titres passe aux mains de groupes français et alémaniques. Certes, le public reste étonnamment fidèle, et la presse locale résiste car la publicité très locale n’émigre pas vers Internet, mais les imprimeries sont les maîtres d’œuvre des concentrations notamment à l’étranger (40 % des activités d’Edipresse qui possède près de 180 titres à l’étranger), et finalement, la profession, divisée, est en miettes.
Ce livre donne une quantité impressionnante d’informations peu connues sur la presse de ce petit pays, un peu trop peut-être pour le lecteur peu familier de la Suisse, mais on y voit comme le microcosme de ce que fut, et en Suisse un peu plus longtemps qu’ailleurs, la «civilisation du journal».
Jean-François Tétu, Recensions n°31 du Temps des Médias
Christian Ciocca invite Alain Clavien dans Versus-penser, sur RTS2 (17.11.2017). Ecouter l’émission
Alain Clavien parle de La presse romande dans Médialogues, sur RTS2 (14.10.2017). Ecouter l’émission
Presse romande: comment en est-on arrivé là?
Licenciements et fermetures de journaux sont de plus en plus souvent justifiés par un manque de rentabilité. Pourtant, la presse n’a pas toujours été le jouet de la finance
La presse romande a connu un foisonnement incroyable et se trouve aujourd’hui en situation critique. L’historien Alain Clavien retrace ce parcours sur plus de 200 ans et montre les mécanismes qui ont précipité le désastre actuel.
Si on laisse de côté les deux périodes de Guerre mondiale, le Journal de Genève a presque toujours perdu de l’argent, indique l’historien Alain Clavien. Pourtant les banquiers genevois l’ont toujours recapitalisé sans problèmes, « parce qu’ils y voyaient un sens », selon lui. Malgré son manque de rentabilité, le titre aura vécu plus de 200 ans avant d’être absorbé, en 1998, dans ce qui deviendra le quotidien romand de référence: Le Temps. Or, ce même journal vit aujourd’hui des heures difficiles. Et cette histoire n’est qu’un exemple parmi d’autres des bouleversements qui ont affecté la presse romande durant les dernières décennies.
Il est parfois utile de remonter le temps pour mieux comprendre comment ces différents développements se sont enchaînés. Et c’est tout le mérite de l’ouvrage d’Alain Clavien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, que d’éclairer les rouages et les enjeux de cette histoire. Ce livre retrace l’évolution des médias imprimés romands sur plus de deux siècles, en pointant notamment les mécanismes et les choix stratégiques qui ont fragilisé le secteur. Mais il montre aussi comment cette presse a d’abord accompagné l’instauration de la démocratie dans notre pays et nourri le débat. En voici quelques reflets…
Apprentissage de la liberté
Durant une bonne partie du XIXe siècle, la presse est avant tout une affaire politique et sa vitalité est impressionnante. Ce ne sont pas moins de 120 feuilles d’opinion qui éclosent entre 1850 et 1870, indique l’historien. Ces publications ne requièrent guère d’investissement et elles sont à peu près le seul moyen de se faire entendre à l’époque, précise Alain Clavien. Aussi les voit-on naître dans « un flot ininterrompu » dès que la liberté de la presse est assurée. Les éditeurs n’attendent pas de retour sur investissement et prévoient très souvent des pertes. Le seul dividende escompté est de nature politique. Ce foisonnement s’accompagne aussi d’une mortalité presque équivalente. Quelques titres disparaissent pour des raisons de coûts, parce qu’ils représentent une position trop marginale et sont privés de soutien. Mais beaucoup n’ont pas non plus vocation de durer, car ils sont créés pour défendre un objet précis et se sabordent sans drame. D’autres enfin disparaissent à la suite de l’intervention musclée du pouvoir. Quand bien même la Constitution garantit la liberté de la presse, dès 1848, il faut « quelques années d’apprentissage » pour que le principe soit respecté, note l’historien. Il relève aussi que le ton polémique et volontiers virulent de l’époque « ne facilite pas l’indulgence ». Au début, la tentation est assez grande, chez les libéraux comme chez les conservateurs, « de faire taire les plus gênants ».
Du tout politique à l’apolitique
Un nouveau protagoniste apparaît dans le dernier tiers du XIXe siècle, qui se conçoit comme une démarche commerciale avant tout. La Tribune de Genève symbolise ce changement. Son fondateur, l’homme d’affaires américain James T. Bates, veut éditer un produit financé en grande partie par les annonces, ce qui permet de le proposer à un prix réduit et de viser une large audience. Son ambition intellectuelle est limitée: il s’agit de « faire un journal pour les concierges », alimenté essentiellement de faits divers. Le pari de Bates s’avère payant, puisque son journal devient le plus gros tirage romand et qu’il triple même en l’espace de cinq ans. La formule fait de nombreux émules, comme L’Impartial ou la Tribune de Lausanne, qui s’installent aussi dans ce créneau. S’ils ne visent pas spécialement le public des concierges, ces nouveaux titres proclament leur volonté de rester politiquement neutres et de se tenir loin « des polémiques irritantes ».
Dépendance à la publicité
Les annonces commencent dès lors à jouer un rôle crucial dans le financement des journaux. Des entreprises spécialisées dans l’affermage publicitaire voient le jour; elles sont appelées à devenir un acteur de poids dans cette branche qui peut de moins en moins se passer de cette ressource. C’est d’autant plus vrai que les investissements prennent l’ascenseur, dès la fin du XIXe siècle, quand de nombreux titres accélèrent leur rythme de parution. De bihebdomadaires, beaucoup deviennent quotidiens et requièrent dès lors davantage de plumes et d’équipement. La part de financement assurée par le biais de la publicité augmente de façon marquante: de 30% en 1882, elle passe à 50% en 1910. Or, cette tendance s’accentue encore durant la deuxième partie du XXe siècle: de 75% dans les années 1960, elle atteint les 90% quelques décennies plus tard. Il va sans dire que cette dépendance vis-à-vis de la manne publicitaire la rend extrêmement sensible aux variations conjoncturelles.
Déclin de la presse politique
La presse politique amorce un rapide déclin dès la fin des années 1960. A gauche comme à droite, on assiste à des disparitions en cascade de titres comme la syndicaliste Voix du pays (VS, 1963), la socialiste Sentinelle (NE, 1971), le catholique-conservateur Fribourgeois (1978). D’autres réduisent leur rythme de parution comme La Suisse libérale ou Le Confédéré (VS). La manière de vivre et de pratiquer la politique a changé, analyse l’historien. Cette décennie voit en particulier émerger un nouveau rapport à l’autorité. Le public est moins enclin à suivre les prises de position officielles et les avis autorisés des organes de parti. C’est un véritablement renversement qui s’opère durant cette décennie: de dominante, la presse politique devient de plus en plus marginale. Ce que l’on demande à la presse désormais, c’est de renseigner le lecteur de manière objective et de jouer le rôle de contre-pouvoir. Après une courte embellie dans les années 1980, s’amorce pourtant une longue période de mutations et de troubles, dont les conséquences n’ont pas encore fini de se faire sentir.
La dernière étape?
Dès la décennie suivante, la presse voit son lectorat s’éroder aussi sûrement que ses moyens de production. Avec l’avènement d’internet, de nouveaux diktats s’imposent dans le paysage, note l’historien. « Dématérialisation, interconnexion, gratuité, immédiateté, sont autant de mots d’ordre qui relèvent de l’utopie », souligne Alain Clavien. Mais c’est une utopie qui impose néanmoins ses standards. Les éditeurs font le pari d’attirer les jeunes en proposant des journaux gratuits puis en offrant le contenu de leur journal gracieusement en ligne. C’est un pari perdant, voire « une erreur historique », selon les termes du directeur de Ringier. Or, le pire est encore à venir: quand les éditeurs « sont à leur tour conquis par la mode de la financiarisation », analyse l’historien. La nouvelle génération qui prend les commandes « pressure la presse jusqu’à ce qu’elle perde sa raison d’être ». Tout en exigeant des rendements de l’ordre de 15%, les éditeurs organisent la fuite de la publicité et privent ainsi les journaux de leur principale ressource.
Les journalistes dans la tourmente…
En février dernier, Alain Claviena donné au Musée de Bagnes (VS) une conférence intitulée « Vie et mort de la presse romande », puis il s’est prêté au jeu des questions
Vous parlez de changement de génération à la tête des conseils d’administration?
Les grands groupes comme Tamedia se sont emparés des plateformes d’annonces sur internet qui sont des ressources extrêmement rentables. Ils continuent à percevoir l’argent de ces petites annonces, mais ils ont décidé que cette ressource ne revenait plus aux journaux. Le but de l’exercice est de distribuer des dividendes, non d’investir. Les éditeurs étaient auparavant plus soucieux de l’outil auquel ils étaient attachés. Par ailleurs, on peut relever que de nombreux journalistes ont enfourché avec enthousiasme le cheval du néo-libéralisme ces vingt dernières années, ceux de L’Hebdo par exemple: ils ont applaudi à ces recettes qui ont finalement tué leurs journaux.
On reproche pourtant souvent aux journalistes d’être trop positionnés à gauche?
Ce sentiment est né à partir du moment où les journalistes se sont donné comme mission d’être des investigateurs et se sont montrés critiques face au pouvoir. Le Watergate est l’exemple type du journalisme qui dénonce les dysfonctionnements des institutions et qui est dans toutes les têtes. D’autre part, j’observe que le traitement réservé aux diverses rubriques dénote d’attitudes et de positionnements bien distincts: plutôt moderne et progressiste quand il s’agit de sujets culturels, plutôt libéral et bourgeois quand on parle d’économie. On peut remarquer ces différences au sein d’un même quotidien comme Le Temps par exemple.
Comment expliquer le manque de résistance de la profession?
Le métier de journaliste est récent, il s’est pour ainsi dire « inventé » au début du XXe siècle et il est vécu de manière très éclatée. Les divers acteurs intervenant dans la fabrication des journaux n’ont pas réfléchi de manière collective à ce qu’ils produisaient. Et même quand les différents métiers se sont organisés, ils se sont dotés de statuts distincts dans les syndicats. Est-ce qu’une tradition de lutte et une meilleure organisation de la profession auraient pu changer le cours des choses? On peut se poser la question.
Propos recueillis par Anne-Sylvie Mariéthoz, L’Événement syndical, No 16, 18 avril 2018.
Dans la revue en ligne Lectures/Liens socio
Le livre d’Alain Clavien propose une courte synthèse (200 pages) très utile et dense sur l’histoire de la presse en Suisse romande du XVIIIe siècle à nos jours. Par-delà l’analyse de cet espace successivement « régional », « cantonal » et « romand », l’auteur dégage une série de processus très généraux sur les transformations historiques des médias, notamment en Europe occidentale. Cet « abrégé d’histoire », qui fait suite à plusieurs ouvrages de l’auteur1 sur le sujet, est en effet une invitation permanente à penser par comparaison, à la fois entre les espaces nationaux – notamment avec les champs médiatiques voisins qui influencent l’espace romand – et entre les époques. Lire la suite.
Dominique Marchetti, Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2018, mis en ligne le 4 mai 2018. URL: http://journals.openedition.org/lectures/24653.
L’info sacrifiée sur l’autel de l’argent
Après un âge d’or mémorable et des décennies lucratives, la presse romande périclite. Pourquoi?
Fusions et disparitions de titres, concentrations et restructurations de groupes de presse, synergies et licenciements de journalistes: depuis les années 1990, la presse romande est en crise. Mais comment en est-on arrivé là? Les explications d’Alain Clavien, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg et auteur d’un récent ouvrage sur plus de deux siècles d’histoire de la presse romande, de la foison des journaux d’opinion d’antan aux produits médiatiques parfois purement commerciaux d’aujourd’hui. Rencontre.
Pour expliquer la crise de la presse romande, on a évoqué la concurrence des nouveaux médias, la récession, les gratuits, internet… Mais pour vous, le ver était dans la pomme?
Alain Clavien: Le plus frappant, c’est le changement de mentalité qui apparaît dans les années 1990 chez les dirigeants des grandes entreprises de presse. La nouvelle génération qui débarque veut faire de l’argent, elle réclame des rendements parfois complètement extravagants. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les propos du président du groupe Ringier, Michael Ringier, à la fin des années 1980, et ceux du CEO de Tamedia, Martin Kall, en 2009. Le premier déclare, alors que L’Hebdo est enlisé dans divers procès: « Une presse qui se borne à gagner de l’argent sans risques a perdu sa fonction sociale. » Le second, vingt ans plus tard, confie, dans le même hebdomadaire: « L’un des défis majeurs des médias consiste à gagner de l’argent. L’objectif visé est un bénéfice brut de l’ordre de 15 à 20%. » Ce n’est plus vraiment le même discours!
Selon vous, la crise viendrait de la « financiarisation » qui s’impose dans le monde néolibéral des années 1990?
La financiarisation a aggravé la crise. Pour augmenter les bénéfices, des dirigeants cupides n’hésitent pas à diminuer le nombre d’employés, affaiblissant considérablement les journaux. Ils ne s’inquiètent pas de la perpétuation de l’entreprise. Ils ne pensent qu’à créer de la valeur actionnariale. Ils sont même prêts à tuer l’outil industriel pour en tirer le maximum, puis à s’en débarrasser. Alors que pendant des décennies, un rendement d’environ 5% avait été considéré comme appréciable, ils ont triplé les exigences. Au moment où il aurait fallu soutenir la presse écrite contre ses nouveaux concurrents – et ils en avaient les moyens –, ils l’ont tuée, sciemment.
Mais comment en est-on arrivé là?
Il faut remonter aux années 1970. On observe alors des concentrations d’ordre technique. Dans le domaine de l’impression, on passe du plomb à l’offset. Des pages paraissent en couleur, la mise en page commence à être assistée par ordinateur. Tout cela coûte cher. Cela va amener à sortir du schéma de base « un journal, une imprimerie ». Des groupes médiatiques se développent. Ils deviennent toujours plus vastes, se diversifient, investissant avec plus ou moins de succès dans d’autres médias, comme les radios privées ou le cinéma. On se souvient de cette fascination de Jean-Claude Nicole, l’éditeur de La Suisse, pour la télévision par câble et les nouvelles technologies. Aujourd’hui, dans cet esprit entrepreneurial, la presse écrite n’est plus qu’ »un produit parmi d’autres ».
Dans les années 1980, la haute conjoncture favorise un boom publicitaire. Mais ce succès va avoir un effet paradoxal?
Cet eldorado va pousser les journaux à se financer toujours plus par la publicité. Dans une logique de concurrence face aux nouveaux médias, ils vont profiter de cet afflux publicitaire pour développer de nouvelles rubriques, en engageant toujours plus de personnel sans augmenter le prix des abonnements. Selon François Gross, rédacteur en chef de La Liberté jusqu’en 1990, « cette manne publicitaire a encouragé les éditeurs à la facilité ». Et elle a habitué le lecteur « à payer son information moins cher qu’une tasse de café ». Aujourd’hui, les grands éditeurs reconnaissent s’être trompés en fonçant dans le journal gratuit et l’info online gratuite. Comment, après cela, faire comprendre aux gens que l’information a un prix? C’est tout le débat de l’initiative No Billag.
Vu dans une perspective historique, quel peut être l’avenir de la presse écrite?
Jusqu’à présent, la presse romande a survécu à l’arrivée de tous ses concurrents, depuis la radio dans les années 1930 jusqu’aux réseaux sociaux. Son avenir sera-t-il sur papier ou online? On a vu que la tablette n’a pas tué le livre. Mais le travail du journaliste n’est pas existentiellement lié au papier. Les économies faites en ligne permettraient même de financer davantage de rédacteurs. Différents titres, comme la Neue Zürcher Zeitung, misent d’ailleurs déjà sur le digital. Le problème, c’est que la génération internet se contente souvent de l’information gratuite. Mais il pourrait y avoir un mouvement de balancier, quand le public se rendra compte que l’avalanche des nouvelles sur internet ne permet pas de mieux comprendre le monde. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne pourra pas sauver la presse en subventionnant des éditeurs qui ne cherchent que le profit. Il serait en revanche possible de subventionner des entreprises sans but lucratif.
Les sixties, ou la fin des journaux politiques
Longtemps dominante, la presse politique n’a pas survécu aux bouleversements des années 1960. La presse romande a déjà connu une grave crise dans les années 1960, qui a marqué la fin des journaux politiques. Cette presse d’opinion était apparue durant la République helvétique et avait fleuri à la faveur des révolutions libérales de 1830 et de la Constitution fédérale de 1848, qui accordait la liberté de la presse. « Une nuée de journaux partisans ont paru, parfois des dizaines par année. C’était souvent des tirages de moins de 500 exemplaires, de petits formats de 4 pages, à teneur polémique », raconte l’historien Alain Clavien.
Dès les années 1870-80, certains titres passent au rythme quotidien (La Liberté date de 1871), avec un imprimeur attitré et une équipe de journalistes, en fait souvent des acteurs politiques. Parallèlement naissent des journaux qui se disent neutres. Comme La Tribune de Genève, qui vise un public plus large avec un objectif plus mercantile. Le groupe de presse Lousanna, l’ancêtre d’Edipresse, est fondé en 1925. La presse d’opinion, qui ne cherche pas forcément les bénéfices financiers, reste dominante jusque dans les années 1950.
En 1960, on dénombre encore plus de cent journaux en Suisse romande, dont plus de vingt quotidiens. Mais le vent tourne dans cette société de consommation émergente, où la télévision connaît un succès foudroyant et où de jeunes journalistes revendiquent un autre rapport à l’autorité. Surfant sur la vague, les journaux d’information se modernisent, se profilent comme contre-pouvoir, renouvellent le journalisme. Avec des titres comme La Suisse ou La Tribune de Lausanne (Le Matin) se développe le journalisme d’enquête, mais aussi le journalisme de boulevard.
Dans ce contexte, la presse politique ne trouve plus son public. De nombreux titres disparaissent: la socialiste Sentinelle, le catholique conservateur Fribourgeois, la libérale Gazette de Lausanne – qui devient une simple doublure du Journal de Genève –, ou encore la conservatrice Patrie valaisanne. A Fribourg, La Liberté s’en sort en prenant ses distances avec l’évêché et le Parti démocrate-chrétien et en engageant à sa tête François Gross, « un homme capable de résister aux pressions politiques », selon Alain Clavien.
Aujourd’hui ne subsistent que quelques titres défendant des couleurs partisanes. Et les tentatives de prise de contrôle politique d’un journal restent rares. Le rachat d’un tiers des actions de la Basler Zeitung par Christoph Blocher en 2014 était autant économique qu’idéologique.
Propos recueillis par Pascal Fleury, La Liberté, 25 janvier 2018 et Le Courrier, 26 janvier 2018.
Heurs et malheurs de la presse
La presse vit des temps difficiles. Alain Clavien évoque notamment cette question dans son dernier ouvrage. Synthèse historique et mise en perspective critique, cet ouvrage invite à une réflexion plus générale sur le monde des journaux en Suisse romande. L’approche globale permet de souligner de nombreux phénomènes structurels, grâce à un regard sur l’ensemble des acteurs de la presse et à un accent sur l’environnement économique et social. L’apparition des quotidiens au milileu du XIXe siècle souligne la pertinence de cette approche. Cette mutation n’a été possible qu’avec l’apparition de nouvelles technologies (télégraphe et presses). Pour consentir à ces lourds investissements, les éditeurs modifient leur modèle économique: ils constituent des sociétés pour réunir le capital nécessaire et complètent leurs revenus par la publicité, dont le poids s’accentue avec les années, soumettant ainsi le journal à des logiques commerciales et financières. Le nouveau rythme implique l’engagement de journalistes pour alimenter le titre en nouvelles récentes et originales, d’où la structuration de cette profession. C’est à cette passionnante histoire qu’invite l’excellent ouvrage d’Alain Clavien.
Nicolas Gex, Passé simple, 30, décembre 2017, p. 36.
L’histoire de nos journaux se feuillette dans un manuel
La presse romande d’Alain Clavien parcourt les siècles. Facile à lire et détaillé.
Quelqu’un me demande: « C’est un roman policier? » L’allure du volume le laisse penser. Pourtant, La presse romande, d’Alain Clavien, n’en est pas un. S’il y a des morts, ce sont des journaux. Beaucoup ont disparu durant les deux siècles et demi que nous raconte ce professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg: « À partir de 1830, la Suisse romande est submergée par un flot ininterrompu de nouveaux titres. Quelques chiffres illustrent l’ampleur du phénomène. De 1830 à 1850, près de 100 titres éclosent, et près de 120 entre 1850 et 1870, explique Alain Clavien. Cette forte natalité s’accompagne toutefois d’une mortalité qui en limite sérieusement les conséquences. En effet, la plupart des titres subsistent à peine une année, très peu dépassent la décennie. De fait, presque autant de journaux disparaissent qu’il n’en est créé. »
Ces publications ne sont pas quotidiennes: plus des trois quarts d’entre elles sont des feuilles politiques de quatre pages qui paraissent quand elles veulent. La presse d’un imprimeur suffit pour les faire paraître. Quand l’argent vient à manquer pour payer ses services, le titre disparaît. La publicité n’existe que dans les feuilles d’avis, entièrement composées d’annonces payantes. Ces feuilles furent les premières publications de la presse romande, bien distinctes au XVIIIe siècle des journaux littéraires et savants, et des gazettes d’information, celles-ci très surveillées avant la proclamation de la liberté de la presse.
La liberté de la presse
Chancelante durant les premières années du XIXe siècle, cette liberté devient effective en 1848; elle est inscrite dans la première Constitution fédérale. La presse romande nous apprend que les rédacteurs suisses alémaniques se montrent alors très voyous. « En Suisse romande, la tenue des journaux est un peu meilleure », remarquait un observateur étranger cité par Alain Clavien. Un conseiller fédéral tessinois témoignait « qu’un étranger n’aurait pas tout à fait tort si, curieux de découvrir la presse suisse, il arrivait au terme de sa lecture à la conclusion que le pays est dirigé par des filous et des coquins ».
La presse s’assagit en prenant de plus en plus d’importance dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le temps du télégraphe électrique, de la presse mécanique et des premiers quotidiens est arrivé. Ils sont six dans la Suisse romande des années 1860. Bien d’autres périodiques émergent entre 1870 et 1910: « La Suisse romande compte une soixantaine de titres en 1870; elle en recense environ 110 à la veille de la Grande Guerre. » Ces titres accueillent les annonces payantes qui étaient l’apanage des anciennes feuilles d’avis.
Désormais, la presse romande, comme celle de tout le pays, devient une affaire commerciale. En bon professeur d’histoire contemporaine, Alain Clavien consacre trois chapitres très clairs et très intéressants à la période 1960-2015. Serait-ce l’oraison funèbre de la presse imprimée? L’auteur répond: « Il paraît évident qu’elle se trouve à un nouveau tournant de son histoire. Le papier ne semble plus être une nécessité depuis que le numérique s’est imposé un peu partout. L’impression des journaux coûte très cher. Pourtant les éditeurs qui proposaient en 1970 du 5% aux actionnaires, ce qui paraissait raisonnable pour un tel secteur, veulent atteindre 15%. En même temps, avec le lancement des quotidiens gratuits et l’accès libre à leurs sites Internet, ils ont pris le risque d’habituer le lectorat à une information non payante. »
Un autre reproche aux éditeurs est exposé par Alain Clavien en guise d’épilogue: « Les entreprises médiatiques qui ont cannibalisé les ressources publicitaires de leurs propres journaux en investissant dans les plates-formes de petites annonces en ligne auraient pu consacrer une part de ces bénéfices à renforcer leurs titres en leur donnant les moyens de résister à la concurrence d’Internet, mais ils ont préféré les dividendes immédiats. C’est un choix qu’il serait élégant d’assumer plutôt que de se dissimuler derrière les ‘lois’ de l’économie. »
Benjamin Chaix, 24 Heures, 31.12.2017
Journaux romands: de l’expression politique à l’entreprise commerciale
Sobrement intitulée La Presse romande, l’étude d’Alain Clavien se révèle d’une lecture passionnante. L’auteur, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg nous propose à la fois une histoire de la presse romande dans sa diversité et son environnement fédéraliste, et une mise en perspective de son évolution jusqu’aux bouleversements de son histoire récente.
Rien de monolithique dans l’approche de l’auteur, mais une attention aux particularités régionales et même locales de l’apparition et de l’histoire de ces « feuilles d’avis ». D’où un tableau tout en finesse des liens entre telle ou telle ville ou région, son terreau professionnel (présence d’imprimeurs locaux, en particulier), ses notables et la création éphémère ou pérenne de journaux et gazettes.
L’approche d’Alain Clavien est multiple; elle prend en compte aussi bien le contenu des organes de presse étudiés que les pratiques journalistiques et les contraintes économiques ou politiques auxquelles ils sont confrontés. La réussite et la séduction de l’étude tiennent aussi à l’attention portée par l’auteur à l’extrême diversité de cette « presse » tout au long de son histoire, de l’Ancien Régime jusqu’à aujourd’hui (début 2017).
De l’Ancien Régime…
Les premiers journaux, créés sous l’Ancien Régime, sont des « feuilles d’avis », publiées par des imprimeurs qui voient là une occasion d’exploiter davantage leurs équipements techniques parfois sous-utilisés. Elles réunissent essentiellement des annonces diverses, ce qui n’empêche pas que, pour paraître, elles doivent obtenir un « privilège » des autorités. Le format est limité, in octavo (environ 15 x 20cm).
En 1790, on dénombre six feuilles d’avis en Suisse romande, à Genève, Lausanne, Fribourg, Neuchâtel, Yverdon et Vevey.
L’occupation de la Suisse en 1798 par les armées révolutionnaires françaises va modifier ce paysage médiatique. La période 1798-1848, politiquement agitée, va permettre l’apparition de nouveaux journaux, plus ou moins éphémères – c’est le cas en particulier dans le canton de Vaud. De fait, il faudra attendre la Constitution fédérale de 1848 pour que soit garantie la liberté de la presse.
… à l’Etat moderne
Le développement de la presse dans les cantons romands se poursuit dans les décennies suivantes, mais une bonne partie des titres créés n’ont qu’une durée de vie éphémère: sur près de 220 nouveaux titres apparus entre 1830 et 1870, il n’en subsiste que 66 en 1870. Il s’agit pour la plupart de titres politiques, ce qui correspond à la conception dominante du journalisme à l’époque. Et cette presse use et abuse de la polémique – d’où le jugement du premier secrétaire de l’ambassade de France à Berne que la presse helvétique est « la plus mal élevée de l’Europe ».
L’apparition des premiers quotidiens dans les années 1850 sera rendue possible par des innovations techniques, dont l’apparition du télégraphe électrique qui permet d’accélérer la circulation des informations, et celle de nouveaux modes d’impression plus rapides. Dans les dernières décennies du siècle, les journaux les plus importants vont devenir des quotidiens, ce qui implique des investissements importants, en moyens humains et financiers, et donc des exigences de rentabilité. A la fin du siècle s’est mise en place une presse quotidienne cantonale, dont l’impression est concentrée, constituée de deux ou trois titres partisans et d’un ou deux titres neutres.
Cette presse va peu à peu se diversifier (presse sportive, de loisirs, professionnelle) et la publicité prendre davantage de place dans les journaux, donnant lieu à la création d’ »entreprises d’affermage » de publicité.
Ainsi, dans les dernières années du XIXe siècle, les journaux deviennent aussi des entreprises financières dont les actionnaires vont bientôt attendre des dividendes.
Entre 1870 et 1914, 400 journaux nouveaux ont été lancés, dont 50 ont survécu. La presse s’étend alors dans la périphérie des villes et dans les campagnes. Dans une même ville, on voit apparaître des titres concurrents. Il n’en reste pas moins que le journalisme politique reste le roi, d’autant plus lorsque les partis politiques apparaissent dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Les premières agences de presse naissent aussi – l’ATS est créée en 1895. Les Imprimeries Réunies de Lausanne (IRL) démarrent en 1911 et connaîtront un beau développement avant de fermer leur site principal de Renens, devenu en 2016 un vaste espace de co-working pour nombre de start up et autres entreprises innovantes.
En parallèle, toujours dans la seconde moitié du XIXe siècle, le métier de journaliste apparaît et se structure progressivement. Mais il faudra attendre les années 1950 pour que s’amorce la mutation vers un journalisme d’investigation, répondant à la volonté du lecteur de pouvoir se faire sa propre opinion.
Le XXe siècle
La première guerre mondiale va accélérer le rythme des informations et susciter le développement des journaux neutres et généralistes. Deux titres vont voir leur réputation et leur influence se confirmer pendant ces années: la Gazette de Lausanne et le Journal de Genève, très appréciés aussi outre-Jura.
Le rythme de création de nouveaux organes de presse ralentit dans les décennies suivantes: 80 titres seulement apparus entre 1920 et 1960, contre 800 entre 1870 et 1910. Et pourtant la progression du lectorat est ininterrompue pendant cette période: le tirage des quotidiens suisses passe de 1’600’000 en 1939 à 2’630’000 en 1969, et s’accompagne d’un développement continu de la publicité. Les journaux politiques amorcent un lent déclin.
Dès les années 20, apparaît la presse illustrée hebdomadaire, dont L’Illustré (en 1920), La Semaine de la femme (en 1934), ou encore l’Echo illustré, lancé en 1929 à l’initiative de l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (dès 1932, on y trouve une demi-page de bande dessinée, Tintin au pays des Soviets!).
Le choc des médias électroniques
Et une nouvelle concurrence apparaît, la radio (le Conseil fédéral crée la Société suisse de radiodiffusion en 1931, dotée de trois émetteurs nationaux).
Dans un premier temps, les éditeurs de journaux vont obtenir qu’elle ne puisse offrir que deux brefs bulletins d’information quotidiens – ce qui ne l’empêchera pas de gagner sa notoriété grâce à la richesse de l’information diffusée pendant la deuxième guerre mondiale…
Mais c’est l’apparition de la télévision, dans les années 50, qui marquera le plus fortement l’univers des médias. Son succès sera foudroyant: 130’000 abonnés en 1960, et un million en 1968, avec des émissions comme Continent sans visa, Table ouverte ou le Téléjournal.
Face à ce bouleversement du paysage médiatique, les organes de presse écrite doivent réagir. Ils le feront en développant de nouvelles rubriques, en rénovant leurs installations techniques (passage du plomb à l’offset, informatisation progressive, introduction de la couleur).
Ces évolutions coûteuses n’iront pas sans un mouvement de concentration: le paysage médiatique romand va se trouver structuré en quelques centres régionaux. Les frais de fonctionnement augmentent fortement: coût du papier, salaires des journalistes dont les effectifs explosent.
Les journalistes s’organisent peu à peu, et leur métier se professionnalise. Il se féminise plus lentement encore (dans les années 50, l’Association de la presse suisse compte 10 % de femmes).
Entre 1970 et 1990, la part de la publicité explose dans le budget des organes de presse (atteignant parfois près de 90%). Apparaissent aussi les journaux gratuits.
La concentration sans fin et la rentabilité comme finalité unique
On assiste par ailleurs à des mouvements de concentration: en 1982, création d’Edipresse réunissant les Imprimeries réunies, 24 Heures et La Tribune de Lausanne / Le Matin. En 1987, Edipresse reprend Naville, l’agence de distribution en situation de quasi-monopole en Suisse romande.
Domaine Public va faire l’expérience de ce pouvoir monopolistique lorsque, en 1972, en réponse à sa demande de distribution de DP dans les kiosques de gare de Neuchâtel, Fribourg et Berne, il se verra répondre que l’on renonçait à proposer cette «maculature» aux acheteurs éventuels (DP 175).
Dans les années 1980, Edipresse est devenue une entreprise médiatique. Au début des années 90, elle va se recentrer sur la presse écrite. Elle lance Le Nouveau Quotidien en 1991. La fusion en 1998 de ce dernier avec le Journal de Genève donnera naissance au Temps. Dans ces mêmes années 90, Edipresse va lancer une stratégie de développement à l’étranger. Par ailleurs, les progrès rapides de l’informatique rendent nécessaires des investissements importants.
Quand arrive Internet, plusieurs éditeurs font migrer leurs contenus sur le web, escomptant y gagner des ressources publicitaires et des lecteurs supplémentaires. Le calcul se révélera largement erroné.
Parallèlement, le développement de la financiarisation dans l’économie touche aussi l’univers des médias, avec des concentrations, réorganisations et réduction des forces de nombreuses rédactions. Dans les années 2000, certains éditeurs affirment clairement viser des rendements de 10% à 15%. D’où des mouvements de vente et de concentration dont les journalistes vont faire inévitablement les frais.
C’est sur un constat désabusé à propos de l’avenir de la presse que se clôt l’ouvrage d’Alain Clavien, après l’annonce de la fin de L’Hebdo, tombée en janvier 2017: « Les grands éditeurs ne croient plus en son avenir, elle n’est pas assez rentable – c’est l’unique critère qui compte pour eux, le rôle irremplaçable de la presse écrite en démocratie n’étant invoqué que lorsqu’il s’agit d’attaquer le monopole du service public. »
Françoise Gavillet, Domaine public, No 2187, 4 décembre 2017.
De l’importance du journal
L’historien Alain Clavien, enseignant à l’Université de Fribourg, retrace dans un ouvrage l’histoire de la presse romande. On y découvre qu’il y a trente ans encore, elle pouvait s’enorgueillir d’une richesse de titres. Aujourd’hui elle se meurt…
Professeur d’histoire à l’Université de Fribourg, Alain Clavien signe La presse romande. Un ouvrage qui détaille les aléas et les évolutions d’un milieu et d’un métier, de l’Ancien Régime à nos jours. Nos jours, qui voient de nombreuses publications disparaître, « alors que la Suisse romande pouvait encore, il y a trente ans seulement, s’enorgueillir d’une richesse surprenante de titres ».
Alain Clavien n’hésite pas à pointer les erreurs des grands groupes de presse dans cette débandade: « Les entreprises médiatiques qui ont cannibalisé les ressources publicitaires de leurs propres journaux en investissant dans les plates-formes de petites annonces en ligne auraient pu consacrer une part de ces bénéfices à renforcer leurs titres en leur donnant les moyens de résister à la concurrence d’internet, mais ils ont préféré les dividendes immédiats. C’est un choix qu’il serait élégant d’assumer plutôt que de se dissimuler derrière les ‘lois’ de l’économie. »
Est-ce à dire que, clairement, les éditeurs sont les responsables de la crise qui touche actuellement la presse écrite?
Ils ne sont pas seuls responsables, mais les éditeurs ont commis plusieurs erreurs stratégiques ces dernières années, c’est certain. Ils ne considèrent plus aujourd’hui le journal comme un rouage essentiel du processus démocratique, mais comme un produit parmi d’autres, qui doit faire du rendement.
Les grands groupes jouent un jeu hypocrite, à mon avis. D’un côté, ils diminuent les effectifs des rédactions, de l’autre ils affirment « vouloir faire des journaux de qualité ». Difficile de faire plus avec moins. Les conditions sont telles qu’il n’est parfois plus possible pour les journalistes de faire leur travail correctement.
Les éditeurs ont également lancé et développé la presse gratuite…
En effet. La presse gratuite – aspirateur à publicité n’offrant aucune plus-value rédactionnelle – a diffusé l’idée que l’information elle-même était gratuite.Mais elle pourrait être sur le déclin, du moins dans sa version papier. Je prends le train trois fois par semaine entre Lausanne et Fribourg depuis quinze ans. Il y a quelques années encore, les passagers avaient tous le 20 minutes dans les mains. Aujourd’hui, ils sont tous sur leur portable. Donc la question qui se pose désormais est celle du papier.
Vous voulez dire abandonner le journal papier pour l’information en ligne?
Je dis que la question se pose. Car, au fond, la presse n’est pas liée au papier. On pourrait imaginer une presse sans papier, comme le démontre le succès de certains sites, Mediapart en est un exemple.
Mais ils sont peu. Car faire payer aux gens l’information sur internet est très difficile, du fait justement qu’on s’est habitués à l’information numérique gratuite.
Ce n’est pas une mince affaire en effet, même le patron de Ringier l’a reconnu récemment. En même temps, il est clair que la fabrication d’un journal, le papier, le transport représentent des frais importants.
Dans l’idéal, ou dans la froide rationalité, cet argent mis dans le papier pourrait être aussi bien investi dans le travail journalistique. L’information emprunte alors d’autres vecteurs, elle circulerait autrement, n’empêchant néanmoins pas le métier de journaliste.
Si la presse locale résiste mieux, elle n’est pas non plus à l’abri des difficultés qui touchent les plus grands journaux…
Même si elle connaît des problèmes, la presse locale résiste mieux, oui, car elle est la seule qui peut diffuser l’information régionale, elle est sensible à des questions qui n’intéressent pas les plus grands journaux. Elle dispose en outre d’abonnés fidèles et peut miser sur la publicité locale.
Ainsi que sur la qualité de son contenu!
Evidemment! Si les gens continuent à lire La Gruyère, c’est que vous n’êtes pas 20 minutes. Je suis d’ailleurs toujours surpris de la qualité de votre journal, ou d’autres petites publications suisses, en comparaison avec la presse locale française, du style Nice Matin qui a pourtant un gros tirage. Le groupe Hersant a d’ailleurs racheté quelques journaux locaux suisses. Comme il n’est pas guidé par la simple bonté d’âme, cela prouve que cette presse locale continue à être rentable.
Ce serait comment d’après vous, un monde sans presse écrite?
L’information, les nouvelles du monde sont disponibles. Sur internet, on trouve tout. Le problème, c’est que trop d’information tue l’information, parce qu’il est difficile de trier, de hiérarchiser, de choisir. Dans cette période où n’importe qui dit n’importe quoi, fake news etc., les gens ont besoin d’une référence, de pouvoir croire une information que des journalistes ont vérifiée, recoupée. Une partie d’entre eux sont prêts à payer pour ça, semble-t-il.
Voilà enfin une information optimiste!
Si vous voulez, en même temps, il faut bien reconnaître qu’une autre tendance consiste à se contenter des nouvelles transmises par les réseaux sociaux. Avec les biais que cela entraîne: ce sont les mêmes nouvelles qui tournent. Donc la vision s’appauvrit, clairement. On perd une sorte d’ouverture au monde, tout en ayant l’impression d’être renseigné. Dans les journaux, certes nous lisons ce qui nous intéresse, mais nous regardons aussi un peu de côté.
Vous qui, plus haut, remettiez le papier en question, vous restez donc convaincu de l’importance du journal papier?
Personnellement, oui. En feuilletant un journal, on peut trouver des informations qu’on ne cherchait pas. Sur internet, on ne trouve que ce qu’on cherche. C’est peut-être cela, le problème. Car trouver ce qu’on ne cherche pas est souvent très enrichissant. C’est ce qu’offre la lecture du journal: peut-être lit-on en priorité les articles que l’on cherche, mais on feuillette le reste du journal, on y découvre d’autres réalités et cela aide à comprendre le monde mieux que l’entre-soi de Facebook.
Il y a une vraie utilité à votre métier. Mais j’ignore combien de personnes sont encore persuadées de cela. Et jusqu’où il faudra aller pour que les gens s’en rendent compte.
Propagande ou contre-pouvoir
HISTORIQUE. De la fin de l’Ancien Régime jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle, la grande majorité des journaux sont politiques, des outils au service (l’une idée, d’une cause, d’un projet. Cette époque est aussi marquée par le combat pour la liberté de la presse, qui est politiquement acquise au niveau suisse en 1848, avec son inscription dans la Constitution. « Mais avec cette liberté fraîchement acquise, la presse devient plus virulente. L’essentiel de la partie rédactionnelle est alors consacré aux polémiques politiques », souligne l’historien Alain Clavien.
Le métier de journaliste n’est alors pas un métier reconnu. « Jusque dans les années 1860, on est un avocat ou un enseignant à la plume agile. » Le journalisme est en outre un tremplin pour construire sa carrière d’homme politique. La donne change avec l’apparition des quotidiens, au milieu du Xlxe siècle. Si un seul homme peut écrire des commentaires pour un feuillet paraissant deux fois par semaine, la publication quotidienne exige des informations renouvelées. Le journaliste travaille désormais à plein temps.
Là, déjà, la publicité joue un rôle crucial, en permettant ce changement. « Elle apporte à la presse une nouvelle source de financement à partir des années 1860, précise l’auteur de La presse romande. Il existe peu d’archives à ce sujet. Mais à La Gazette de Lausanne par exemple, en 1880, 30% de ses entrées sont assurées par la publicité, déjà 50% en 1910. »
« Journal pour les concierges »
Un changement s’opère également au niveau dès contenus. Les lecteurs se lassent des polémiques politiques. De nombreux titres disparaissent pour laisser place, en 1880, à une presse dite neutre. Notamment L’Impartial, qui ne porte pas son nom par hasard, ou la Tribune de Genève, créée en 1879. « Son promoteur, James Bates, cru et cynique, n’a pas caché vouloir ‘faire un journal pour les concierges ».
La presse se renouvelle ensuite peu jusqu’à la fin des années 1950. Elle se maintient grâce aux abonnements. Dans les années 1960, elle qui était restée jusque-là un acteur actif du monde politicien devient contre-pouvoir. Mais apparaît la télévision et, avec elle, les premiers problèmes de la presse écrite, qui passe à la couleur, notamment pour rester concurrentielle. Un passage onéreux.
Nombre de journaux ont dû abandonner leur imprimerie, qui n’a pas pu investir dans des machines de pointe. Dans ce domaine, il y a eu aussi concentration, au point que Tamedia est pratiquement en position de monopole.
« Je m’interroge d’ailleurs sur votre cas et celui de La Liberté. Depuis la disparition de la rotative de Saint-Paul, ces deux titres sont imprimés à Berne chez Tamedia parce que, financièrement, c’était avantageux. Mais quand ce contrat arrivera à son terme, qu’est-ce qui empêchera Tamedia de vous dire ‘les prix ont doublé’? Ça met les titres dans une situation inconfortable », conclut Alain Clavien.
Priska Rauber, La Gruyère, 28 novembre 2017.
Tout commença par les journaux d’opinion
L’historien Alain Clavien publie une synthèse érudite qui retrace l’évolution de la presse romande de l’Ancien Régime à nos jours.
Jean-Philippe Chenaux en 1986 et 1990, ainsi que Jean-Pierre Chuard en 1993 avaient déjà publié des ouvrages sur ce sujet, mais ils ont maintenant plus de vingt ans d’âge, dans un domaine qui évolue très vite. L’historien Alain Clavien, auteur d’une utile synthèse qui vient de paraître, s’est basé sur la bibliographie existante et sur ses propres travaux, consacrés notamment à feu la Gazette de Lausanne. Difficile de résumer un ouvrage qui présente en quelque 200 pages une telle accumulation de faits, avec des situations cantonales particulières!
Clavien part donc de l’Ancien Régime, où la presse, vue d’ailleurs d’un oeil suspicieux car potentiellement critique, est soumise au « privilège », c’est-à-dire à l’autorisation de publier, accordée par un pouvoir discrétionnaire. L’essentiel est constitué de « feuilles d’avis et d’annonces », sans textes rédactionnels. A côté, il existe des journaux littéraires et savants, destinés à un public cultivé. Pour faire de la politique – ce qui est dangereux – on se sert plutôt de pamphlets, de proclamations, de libelles.
Une presse vecteur de messages politiques
Avec la fin de la Suisse de l’Ancien Régime (1798), sous les coups des armées révolutionnaires françaises, naît la liberté de la presse, vite bridée cependant par des mesures liberticides. Cette liberté sera le grand combat des libéraux jusqu’en 1830. Puis la scission entre libéraux et radicaux provoque une floraison de titres. Tout cela concerne les cantons « régénérés », non les cantons conservateurs catholiques, jusqu’à la défaite du Sonderbund.
Entre 1830 et 1870, la presse romande consiste essentiellement à faire entendre des idées politiques. Le journal est une arme au service d’une propagande. De vifs débats opposent les journaux à propos de la construction des chemins de fer, des exilés révolutionnaires étrangers ou encore du Kulturkampf. L’intérêt du petit livre de Clavien est qu’il ne se borne pas au contenu des organes de presse, mais aussi à leur fabrication, leur impression, leur financement. Des journaux socialistes font leur apparition, mais ils restent très fragiles. Certains journaux deviennent quasi gouvernementaux: ainsi Le Nouvelliste vaudois d’Henri Druey après la victoire des radicaux en 1845. Il faut noter que le souci déontologique n’existe guère à l’époque: on attaque ses adversaires par des insinuations, des calomnies, des mensonges! La présentation du journal change. On voit apparaître des colonnes, mais la typographie reste très austère. Une invention va bouleverser la presse, celle du télégraphe électrique. Désormais, la communication des nouvelles sera beaucoup plus rapide. Et de nombreux journaux deviennent des quotidiens.
Apparition du journal « neutre »
Les années 1870-1910 constituent un premier âge d’or. On voit naître un flot de titres. Apparaît une abondante presse locale, notamment dans le canton de Vaud, où plusieurs bourgades (Orbe, Aigle, Payerne, Nyon, Morges, etc.) se dotent de leur propre journal. Et l’on assiste à une fusion entre la presse d’annonces et la presse politique: la Feuille d’Avis de Lausanne (future 24 Heures)
en est un parfait exemple.
Dans les années 1870 apparaît le journal « neutre » politiquement, en tout cas s’affirmant tel. Trois bons exemples: la Tribune de Genève, née en 1879, L’Express de Neuchâtel (1891) et la Tribune de Lausanne (1893). Emerge une presse quotidienne cantonale, se composant de quelques titres. Et on assiste à une deuxième naissance de la presse socialiste, avec Le Grütli à Lausanne, La Sentinelle à La Chaux-de-Fonds ou Le Peuple à Genève, tous nés entre 1889 et 1895. Mentionnons aussi la création en 1895 de l’Agence télégraphique suisse.
L’édition de journaux va poursuivre désormais des buts plus commerciaux. D’où la création de journaux visant une clientèle spécifique, comme les femmes ou les sportifs. Quant à la photographie, qui va remplacer la lithographie, elle constitue une nouvelle révolution technique et amène la création d’une presse illustrée romande dont L’Illustré, né lui dans l’entre-deux-guerres ainsi que l’hebdomadaire catholique L’Echo illustré, sont les principaux descendants actuels.
Au tournant du siècle, la presse, qui touche toutes les classes sociales, est devenue un véritable instrument de connaissance et d’information. Pendant la Première Guerre mondiale s’y répercute le fossé entre Romands et Alémaniques.
Radio, télévision, gratuits, internet
Dans les années trente puis cinquante vont apparaître deux dangereux concurrents: la radio, puis la télévision. Cette dernière va drainer une partie des ressources publicitaires, avant que ne le fassent les journaux gratuits, puis internet. Quant aux années 1960-1980, elles constituent une période de crises: diminution du nombre de titres par fusion ou simple disparition. Elles voient aussi s’affirmer une jeune génération de journalistes, dont plusieurs passeront à la TV, comme Claude Torracinta. Une révolution technologique – la disparition du plomb et le passage à la photocomposition – touche de plein fouet le monde de l’imprimerie. La presse politique connaît un rapide déclin, marqué par exemple par les tribulations de la libérale Gazette de Lausanne et le passage à une parution hebdomadaire de la Voix Ouvrière (notre ancêtre) en 1980.
Au début des années 1980, Ringier lance L’Hebdo, qui sera une réussite, avant son déclin et sa récente disparition (janvier 2017). Et les quotidiens du dimanche font florès. Mais c’est surtout l’époque où se font face de grands trusts. Edipresse de la famille Lamunière l’emportera sur son concurrent genevois, avant de se vendre au zurichois Tamedia en 2010. On assiste donc à une concentration de la presse, potentiellement dangereuse pour la vie démocratique. De leur côté, les journalistes marchent vers la syndicalisation (Comedia 1998).
15% de rendement exigés
La révolution du numérique, l’arrivée en force d’internet et la création du web en 1989 vont complètement bouleverser le monde de l’information. Parallèlement, on voit une concentration des imprimeries. Et surtout émerge une nouvelle conception mercantile du journal, qui doit « rapporter » jusqu’à 15% de rendement! S’ensuit logiquement une fragilisation des journalistes, avec de nombreux licenciements. Tel est le spectacle, à vrai dire peu réjouissant, qu’offre aujourd’hui le monde de la presse. « Les nuages s’amoncellent dans le ciel du journalisme », titre d’un article de 24 Heures du 31 octobre. On ne saurait mieux dire.
La synthèse d’Alain Clavien offre donc un panorama extrêmement riche de la presse pendant plus de deux cents ans d’histoire. On regrettera seulement qu’il ait accordé aux journaux socialistes et communistes une place aussi congrue…
Pierre Jeanneret, Gauchebdo, le 1er décembre 2017.
L’histoire de nos journaux a son manuel
Notre histoire La presse romande d’Alain Clavien parcourt les siècles. C’est détaillé et facile à lire.
Quelqu’un me demande: « C’est un roman policier? » L’allure du volume le laisse penser. Pourtant La presse romande d’Alain Clavien n’en est pas un. S’il y a des morts, ce sont des journaux. Beaucoup ont disparu pendant les deux siècles et demi que nous raconte ce professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg: « À partir de 1830, la Suisse romande est submergée par un flot ininterrompu de nouveaux titres. Quelques chiffres illustrent l’ampleur du phénomène. De 1830 à 1850, près de 100 titres éclosent, et près de 120 entre 1850 et 1870 », explique Alain Clavien. « Cette forte natalité s’accompagne toutefois d’une mortalité qui en limite sérieusement les conséquences. En effet, la plupart des titres subsistent à peine une année, très peu dépassent la décennie. De fait, presque autant de journaux disparaissent qu’il n’en est créé. »
D’abord des feuilles politiques
Ces publications ne sont pas quotidiennes: plus des trois quarts d’entre elles sont des feuilles politiques de quatre pages qui paraissent quand elles veulent. La presse d’un imprimeur suffit pour les faire paraître. Quand l’argent vient à manquer pour payer ses services, le titre disparaît. La publicité n’existe que dans les feuilles d’avis, entièrement composées d’annonces payantes. Ces feuilles furent les premières publications de la presse romande, bien distinctes au XVIIIe siècle des journaux littéraires et savants, et des gazettes d’information, celles-ci très surveillées avant la proclamation de la liberté de la presse. Chancelante pendant les premières années du XIXe siècle, cette liberté devient effective en 1848; elle est inscrite dans la première Constitution fédérale. La presse romande nous apprend que les rédacteurs suisses alémaniques se montrent alors très voyous. « En Suisse romande, la tenue des journaux est un peu meilleure», remarquait un observateur étranger cité par Alain Clavien. Un conseiller fédéral tessinois témoignait « qu’un étranger n’aurait pas tout à fait tort si, curieux de découvrir la presse suisse, il arrivait au terme de sa lecture à la conclusion que le pays est dirigé par des filous et des coquins. »
La presse devient commerciale
La presse s’assagit en prenant de plus en plus d’importance dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le temps du télégraphe électrique, de la presse mécanique et des premiers quotidiens est arrivé. Ils sont six dans la Suisse romande des années 1860. Bien d’autres périodiques émergent entre 1870 et 1910: « La Suisse romande compte une soixantaine de titres en 1870; elle en recense environ 110 à la veille de la grande guerre. » Ces titres accueillent les annonces payantes qui étaient l’apanage des anciennes feuilles d’avis.
Désormais la presse romande, comme celle de tout le pays, devient une affaire commerciale. En bon professeur d’histoire contemporaine, Alain Clavien consacre trois chapitres très clairs et très intéressants à la période 1960-2015. Serait-ce l’oraison funèbre de la presse imprimée? L’auteur répond: « Il paraît évident qu’elle se trouve à un nouveau tournant de son histoire. Le papier ne semble plus être une nécessité, depuis que le numérique s’est imposé un peu partout. L’impression des journaux coûte très cher. Pourtant les éditeurs qui proposaient en 1970 du 5% aux actionnaires, ce qui paraissait raisonnable pour un tel secteur, veulent atteindre 15%. En même temps, avec le lancement des quotidiens gratuits et l’accès libre à leurs sites Internet, ils ont pris le risque d’habituer le lectorat à une information non payante. »
Un autre reproche aux éditeurs est exposé par Alain Clavien en guise d’épilogue: « Les entreprises médiatiques qui ont cannibalisé les ressources publicitaires de leurs propres journaux en investissant dans les plates-formes de petites annonces en ligne auraient pu consacrer une part de ces bénéfices à renforcer leurs titres en leur donnant les moyens de résister à la concurrence d’Internet, mais ils ont préféré les dividendes immédiats. C’est un choix qu’il serait élégant d’assumer plutôt que de se dissimuler derrière les «lois» de l’économie. »
Benjamin Chaix, La Tribune de Genève, 4.11.2017
Le regard implacable de l’historien
La fresque historique commence et finit à Lausanne. Elle débute en 1762, avec la création par un jeune affairiste d’un hebdomadaire intitulé Annonces et avis divers. Elle s’achève en janvier 2017 avec la mort de L’Hebdo. Alain Clavien mettait la dernière touche à son ouvrage consacré à La Presse romande (Antipodes) lorsqu’est tombé le faire-part de décès du magazine.
Dans l’épilogue de son livre, le professeur d’histoire à l’Université de Fribourg évoque la «grosse émotion» et «l’indignation démonstrative» suscitées par cette disparition. «Ce qui surprend dans cette agitation, c’est l’impression que les élites romandes découvrent, effarées, des logiques qui sont à l’œuvre depuis deux décennies, auxquelles elles n’ont jamais rien eu à redire», écrit-il. Alain Clavien ne se cache pas derrière les mots pour dénoncer ici un «jeu de dupes», ailleurs les errances ou l’hypocrisie des grands groupes de presse. Son regard d’aigle s’accompagne d’une liberté de ton que la presse n’utilise pas toujours quand elle parle d’elle-même… Dans le contexte de la crise actuelle, son scannage de la période allant de 1960 à nos jours s’avère passionnant. Que de bouleversements pour le meilleur (parfois) et pour le pire (le plus souvent)!
La généralisation de la TV, le passage du plomb à la photocomposition pour l’impression des journaux, les fusions et disparitions de titres, les chocs d’ego entre éditeurs, le pic édénique puis la décrue rapide des recettes publicitaires, l’arrivée du tsunami internet et des supports numériques qui paraissent programmer l’obsolescence du journal papier: lors du dernier demi-siècle, le paysage médiatique a été violemment transformé, et le mouvement s’est encore nettement accéléré au XXIe siècle.
Personne n’a vu, dans les astres du passage à l’an 2000, l’effacement imminent du tissu économique vaudois de deux géants des médias, Edipresse Suisse et Publicitas (vendu à une société allemande), ni le rachat de la plupart des titres romands par des groupes français et alémanique, ni la concentration des centres d’impression, ni les dizaines de millions évaporés dans les rêves numériques.
On est toujours plus intelligent a posteriori, c’est vrai, mais il faut constater que les grands éditeurs sont tombés dans bien des pièges, quand ils ne les ont pas eux-mêmes posés. Au temps de l’abondance, ils ont cédé à la facilité d’une dépendance énorme à la publicité en maintenant les prix des journaux artificiellement bas. Ils ont lancé et perdu des millions dans la guerre des «gratuits», instillant l’idée – chez les jeunes surtout – que l’information ne coûte rien. Ils ont récidivé avec une offre gratuite en ligne excessive par rapport aux maigres revenus de la publicité. Ils ont trouvé la martingale en favorisant la migration de ces recettes vers des plateformes déconnectées des journaux, avant d’exiger de leurs quotidiens exsangues des taux de rentabilité indécents. Ils auraient pu – ils pourraient – aider leurs titres à résister s’ils y croyaient encore. Mais «ils ont préféré les dividendes immédiats. C’est un choix, qu’il serait élégant d’assumer plutôt que de se dissimuler derrière les «lois» de l’économie», écrit Alain Clavien. Implacable.
Louis Ruffieux, La Liberté, 28.10.2017
« La presse n’a pas toujours été une entreprise commerciale »
Professeur à l’Université de Fribourg, Alain Clavien s’est intéressé au journalisme suisse francophone à travers les âges. Son dernier ouvrage éclaire la destinée d’une profession agitée. Interview
Auteur de nombreuses études sur le journalisme en Suisse, Alain Clavien raconte son dernier livre, La presse romande, qui détaille un métier en constante adaptation.
Le Temps: Quand la presse moderne est-elle apparue en Suisse?
Alain Clavien: C’est l’entrée des troupes françaises en Suisse, en 1798, qui met en place une certaine liberté de la presse. Elle ne durera pas très longtemps, puisque le nouvel espace laissé à la critique ne tarde pas à provoquer des frictions entre rédacteurs et autorités. La censure gouvernementale est alors rétablie par étapes, dès 1801. Il faut ensuite attendre l’avènement de la Suisse moderne, en 1848, pour que la Constitution fédérale la garantisse dans tout le pays. La censure économique, symbolisée notamment par le droit de timbre, perdurera quant à elle jusque dans les années 1860.
Dans une lettre du 24 avril 1849, le premier secrétaire de l’ambassade de France à Berne écrit à propos de la presse helvétique qu’elle est « la plus mal élevée de l’Europe ». Est-ce toujours le cas?
Je ne crois pas, la presse helvétique actuelle est plutôt déférente. Cependant, à l’époque, la presse suisse jouit, et peut-être abuse, d’une liberté toute fraîche. Les polémiques entre journaux sont souvent violentes et très personnalisées. On s’insulte d’un journal à l’autre! Au même moment, la presse française est très surveillée, ce qui explique en partie la réaction du diplomate français.
La presse a énormément évolué. Quel est le rôle actuel du journal?
La presse a tout d’abord servi de porte-voix à des groupes politiques. Le journal est alors au service d’une ambition ou d’une action politique, comme faire venir le chemin de fer dans sa ville. Ce n’est pas une entreprise commerciale. Il est parfois publié à perte et sabordé par ses créateurs dès l’objectif atteint. Lorsque les partis politiques apparaissent, dans la seconde moitié du XIXe siècle, le journal, devenu quotidien, devient une pièce essentielle du jeu politique. Cette formule, ouvertement partiale, perdure jusque dans les années 1950. A partir de là, le lectorat n’est plus disposé à se faire dicter ses opinions politiques et veut choisir par lui-même sur la base de renseignements objectifs. C’est le passage d’un journalisme politique à un journalisme d’investigation. C’est la vision qui perdure jusqu’à nos jours.
Les journaux ont connu plusieurs époques, fastes, puis de repli. Les difficultés actuelles sont-elles exceptionnelles?
C’est la question. Il est vrai que la nécessité de se repositionner est déjà intervenue dans le passé, face aux développements de la télévision notamment. Le processus de concentration n’est pas nouveau non plus, dans l’imprimerie comme dans la presse. Ce qui est nouveau, c’est la remise en cause du support papier. Les changements concernent en outre plusieurs domaines, la fuite de la publicité vers d’autres médias, les mutations technologiques, mais aussi un changement de mentalité. Les éditeurs ont longtemps eu la conviction que le journal était un produit particulier avec un rôle spécial à jouer dans le processus démocratique. Cette conception a disparu pour laisser place à une approche managériale, qui considère le journal comme un produit parmi d’autres dont on attend avant tout du rendement.
Que dire du développement du métier de journaliste à travers les âges?
La profession n’est que peu évoquée dans les recherches sur le sujet. Je ne voulais donc pas faire l’impasse sur les ouvriers de la presse dans mon ouvrage. Le métier s’est créé et organisé, avec difficulté, dès la fin du XIXe siècle. En étudiant son histoire, je trouve intéressant de constater la difficulté omniprésente des journalistes de se penser comme des employés. Le mythe de l’écrivain, de la profession libérale et la conviction de faire partie des élites de la nation ont empêché que se développe une véritable culture syndicale. Cela joue contre les journalistes lorsqu’il faut faire bloc contre des coupes budgétaires ou des licenciements.
On parle beaucoup de la dangereuse concentration de la presse. Avons-nous atteint un point critique?
Si l’on considère le nombre de titres par rapport à la taille du territoire, il reste beaucoup de journaux. Diversité des titres ne rime toutefois pas nécessairement avec diversité des opinions et richesse de l’information. D’un côté, la petite presse locale n’a pas les moyens de mener des enquêtes poussées ni toujours envie de se fâcher avec les autorités locales. De l’autre, la grande presse n’offre plus non plus les conditions de travail nécessaires à la qualité, puisqu’il s’agit avant tout de dégager un pourcentage de bénéfices à deux chiffres. La question de la concentration est importante, mais tout ne se joue pas là.
Vous pointez des erreurs stratégiques commises dans la presse ces dernières décennies, quelles sont-elles?
Les grands éditeurs pointent eux-mêmes ces erreurs stratégiques. Ringier a ainsi reconnu il y a quelques années qu’offrir des contenus sur Internet gratuitement avait été une erreur historique. Les éditeurs se sont précipités sur le Web en pensant que les rentrées publicitaires financeraient les journaux en ligne, ce qui n’a pas été le cas. Il s’agit maintenant de faire payer un lecteur qui a pris l’habitude d’avoir accès à l’information sans bourse délier, ce qui n’est pas une mince affaire.
Pourquoi ce livre maintenant?
Je travaille depuis longtemps sur la presse. J’ai notamment déjà publié un ouvrage sur la Gazette de Lausanne, et un autre spécialement sur la presse politique. Il me semblait désormais logique d’élargir le cadre. C’est ainsi qu’a mûri ce projet. C’est l’idée d’une synthèse avant tout réflexive, pour révéler les logiques qui amènent à la situation de crise actuelle.
Boris Busslinger, Le Temps, 10 octobre 2017.
Pour compléter:
Le site videos.journalistory.ch réalise une archive audiovisuelle du journalisme suisse. Des protagonistes des medias suisses sont interrogés selon la méthode de l’histoire orale. Ils livrent leur récit de vie et racontent leurs expériences depuis les années 1960.