Doutes, croyances et divination. Une étude anthropologique de l’expérience divinatoire en Suisse romande
Berthod Marc-Antoine,
2007, 432 pages, 29 €, ISBN:978-2-940146-71-0
Faut-il croire ou non à la voyance? Ce livre traite de front cette question en montrant que la croyance en la divination dépend toujours de la situation dans laquelle cette croyance est vécue. Il apporte ainsi au lecteur des clefs de compréhension sur la façon dont les « voyants » endossent leur rôle et vivent leurs incertitudes. Il permet également de mieux connaître ce qui fonde leur source d’inspiration. De façon plus générale, il vient nourrir la réflexion sur le croire et le faire croire; sur les sentiments religieux et leur émergence; sur le rapport existentiel aux catégories du sacré et de la transcendance dans une perspective anthropologique.
Description
Faut-il croire ou non à la voyance? Ce livre traite de front cette question en montrant que la croyance en la divination dépend toujours de la situation dans laquelle cette croyance est vécue. Il apporte ainsi au lecteur des clefs de compréhension sur la façon dont les « voyants » endossent leur rôle et vivent leurs incertitudes. Il permet également de mieux connaître ce qui fonde leur source d’inspiration. De façon plus générale, il vient nourrir la réflexion sur le croire et le faire croire; sur les sentiments religieux et leur émergence; sur le rapport existentiel aux catégories du sacré et de la transcendance dans une perspective anthropologique. En plongeant le lecteur dans la vie de six « voyants », ce livre montre comment ces personnes s’initient aux pratiques divinatoires et acceptent progressivement un rôle qui reste difficile à assumer, car les devins sont bien souvent traités d’irrationnels, d’illuminés ou de charlatans. En détaillant leurs parcours de vie et en décrivant leurs expériences de voyance à la lumière de leurs propres arguments, ce livre permet de saisir comment ces « voyants »gèrent leurs doutes et vivent leurs croyances lorsqu’ils prennent suffisamment confiance en eux pour oser exprimer leurs intuitions contre de l’argent.
Presse
Sur ethnographiques.org
Cet ouvrage, inspiré d’une thèse de doctorat portant sur les pratiques divinatoires en Suisse soutenue à l’Université de Neuchâtel en 2003, s’adresse aux universitaires et aux passionnés de lectures concernant la divination. L’auteur se demande, tout au long de ce travail, « comment les voyants parviennent à provoquer un événement à partir duquel s’échafaude une histoire commune aux interlocuteurs d’une séance de consultation » (p.18). Ce n’est donc pas tant les tensions entre la normalité et la paranormalité qui retiennent son attention, mais plutôt les jeux de langage, permettant au devin de rompre l’intelligible et d’ainsi faire l’événement chez le consultant. Plus précisément, Berthod s’interroge sur l’expérience vécue des voyants et sur le passage de l’intuition à l’énonciation. Il démontre ainsi que l’expérience divinatoire implique un sentiment d' »extension de soi », autrement dit un changement dans la manière de prendre conscience de soi-même. L’efficacité d’un tel sentiment repose sur différentes mises à distance de soi (notamment les ruptures de représentations culturelles, l’introduction d’un dialogue risqué, etc.). Dans cette perspective, la parole mantique sert non pas à formuler des prédictions justes, mais à lier le consultant et le devin dans une intense relation de confiance permettant de construire un nouveau récit existentiel, libre de référents. C’est donc dire que l’art du voyant réside dans l’originalité de son point de vue, éclairant autrement la vie et les problèmes du consultant.
L’auteur a choisi l’approche biographique pour dénouer la problématique. Cette approche a le mérite d’humaniser les consultations. Il affirme que les récits de parcours lui permettront de se concentrer sur les « stratégies cognitives et corporelles que les devins engagent pour faire émerger puis exprimer leurs intuitions » (p.24). Pour ce faire, l’auteur, dans son premier chapitre « Situer les arts divinatoires », tente de comprendre le contexte historique et social dans lequel sont plongés les arts divinatoires et comment ce dernier participe à la marginalisation des devins. Cette contextualisation offre un prélude à la présentation des parcours de devins qui reçoivent de l’argent pour leur pratique. Dans son deuxième chapitre intitulé « Rencontrer les devins », Berthod décrit chacun de ces parcours individuellement et de manière non croisée, en s’appuyant essentiellement sur ses données de terrain. Ensuite vient, dans son troisième chapitre « Penser les institutions divinatoires », l’analyse de ces résultats qui met en relief les jeux discursifs permettant d’exprimer et d’instituer la parole mantique. La conclusion, « Raconter la voyance », est pour l’auteur l’occasion de résumer sa réflexion et de s’interroger, rétrospectivement, sur son propre passage du terrain au texte.
L’ouvrage est agréable à lire. Mais la pertinence du récit de parcours en regard des objectifs fixés en introduction demeure discutable. Cette approche biographique impose des limites qui n’ont pas été discutées; la plus importante concernant l’évacuation du consultant. Cette absence, volontaire, crée un angle mort autour du client, de la transaction, de ses sentiments (notamment d’extension), de la confiance qu’il investit dans la divination et de ce qu’il en retient. Ces points manquants handicapent l’ensemble de la démonstration. Par exemple, quand l’auteur cherche à analyser la réception de la rhétorique mantique, il ne peut compter que sur l’appui d’une poignée d’exemples très personnels. Ces exemples, plus autobiographiques qu’ethnologiques, ne parviennent pas à appuyer l’analyse de la dimension émotionnelle et affective, car aucun témoignage de consultant ne vient valider empiriquement la lecture de l’auteur. De fait, l’aspect relationnel de la séance de consultation, véritable pivot de l’argumentation, s’effondre. Parce qu’il accorde toute l’autorité de l’expérience divinatoire aux voyants, Berthod ouvre en fait la porte à une autre interprétation de l’expérience mantique: celle, non revendiquée, d’un consultant manipulé. C’est dire que l’auteur se heurte au revers de la critique qu’il a lui-même adressée à Marcel Mauss, à savoir l’incapacité de reconnaître suffisamment d’intérêt « à la signification que tire le [consultant] de son expérience corporelle et intellectuelle dans le phénomène qu’il analyse » (p.307).
Cette trop grande autorité accordée aux devins a d’autres conséquences, notamment sur les effets de lecture. La description des résultats (deuxième chapitre) prend une place considérable dans le livre (170 pages). Les commentaires de Berthod durant ce long chapitre sont discrets, certainement pour insister sur la profondeur des entretiens. Cependant, ce chapitre souffre d’un certain manque d’ambition interprétative. Cet effet est amplifié par l’absence de justifications concernant l’appareil critique entourant notamment la fiabilité des sources, le nombre de cas sélectionnés et leur pertinence à la lumière de la problématique, ainsi que le nombre d’entretiens menés par cas. Il faut faire confiance au bon jugement de l’auteur et accepter comme appropriée sa méthodologie. Qui plus est, malgré la volonté de l’auteur de faire une « description distancée », d’avoir une « vision froide », certains sujets plus sensibles (accusations, rémunérations, erreurs, etc.) ont été soigneusement évités. « La procédure de validation par les voyants » (p.28) semble avoir étouffé l’écriture, plongeant le lecteur dans l’ombre.
L’effet d’assombrissement est plus vif encore dans le troisième chapitre. Celui-ci aborde des concepts théoriques fort intéressants sans pour autant les faire dialoguer avec le chapitre précédent, résumé en deux paragraphes. Une absence de dialogue s’observe aussi entre les différents auteurs qui se succèdent: Otto, Mauss, Bastide, De Martino. Ce n’est qu’à partir de la page 321 que les données empiriques intègrent réellement les considérations théoriques et que le lecteur dispose de toutes les clefs du propos. Mais rapidement, une autre absence vient assombrir la lecture: la notion de confiance n’est pas discutée et approfondie, alors même qu’elle constitue « le mot clé » (p.363) selon une informatrice. L’auteur affirme seulement que la confiance est « nécessaire » et qu’elle doit être développée chez les « personnes hermétiques » (p.341). Un tel silence semble difficile à justifier tant la confiance apparaît à la base de la parole divinatoire, à la base de la relation entre le consultant et le voyant, à la base de la problématique.
Tous ces points qui viennent d’être soulevés se rassemblent autour d’un problème central: l’absence de discussion. Mais, paradoxalement, cette absence constitue aussi un point fort, car elle met en place une démonstration plus intuitive, fort à propos dans une étude sur la divination. Il s’agit là d’une dimension importante de la recherche qui est souvent évacuée des écrits. La surligner davantage, notamment en partageant son expérience dans ses propres tentatives de divination, aurait contribué à augmenter la qualité du texte. Dans son état actuel, Doutes, croyances et divination relève avec brio le défi imposé « à nos habitudes cognitives et au bon sens » (p.20), mais plus difficilement celui qu’impose l’anthropologie.
Jocelyn Gadbois, ethnographiques.org, 14 novembre 2011
Dans Tsantsa
Comment s’élaborent le discours et les croyances portant sur l’invisible? C’est à cette question que tente de répondre Marc-Antoine Berthod, à partir d’une enquête approfondie sur les conditions de production de la parole mantique de devins, médiums et autres extralucides. La divination a toujours été un objet privilégié par l’anthropologie qui a généralement vu dans ses pratiques un mode d’accès au monde invisible et, par là, la voie royale pour découvrir la nature de la pensée de l’Autre. Des travaux importants lui ont déjà été consacrés, sans pour autant, semble-t-il, que l’on ait épuisé sa richesse anthropologique. Mais cette fois-ci, il ne s’agit pas d’analyser les pratiques, les symboles et le langage divinatoire ayant cours dans une société extra-occidentale. L’auteur s’est intéressé à ces voyant·e·s professionnel·le·s qui proposent tantôt dans les rubriques spécialisées de la presse hebdomadaire des séances de voyance par lignes téléphoniques payantes, tantôt des consultations privées à domicile. Ce travail est une contribution importante à l’ethnologie de la pensée magique en Europe dont les travaux d’Ernesto De Martino dans les Pouilles et en Lucanie italiennes ont ouvert la voie. Et c’est avec beaucoup d’à propos que M.-A. Berthod reprend et poursuit les analyses de la pensée magique de cet auteur, à la fois philosophe, historien et ethnographe, là où celui-ci les avait laissées.
A la suite de De Martino, M.-A. Berthod envisage la divination comme une pratique consistant à mobiliser les catégories du connu et de l’inconnu, du visible et de l’invisible, dans un jeu de va-et-vient entre les éléments perceptibles de la situation de consultation et leur au-delà. Il ne s’agit donc pas seulement de prédire l’avenir, mais aussi de produire une parole porteuse de sens. L’enquête repose en grande partie sur des entretiens biographiques que l’auteur a menés auprès de « voyant·e·s » professionnel·le·s. Même si la situation de consultation est abordée et documentée à de nombreuses occasions par le discours des voyants, l’effet de cette parole sur les consultants ne fait pas l’objet d’une attention particulière de la part de l’auteur. On l’aura compris, ce n’est pas l’objet central de cette recherche. L’objectif, ici, est de comprendre les mécanismes de production de la parole divinatoire à travers le regard que les devins portent sur leur propre expérience.
Le premier chapitre, qui a pour but de situer la divination dans une certaine épaisseur historique et culturelle, rapproche encore davantage la démarche et le cadre d’analyse des travaux d’Ernesto De Martino qui, à de nombreuses reprises, a souligné les limites de l’approche synchronique. Mais c’est aussi dans ce chapitre que sont évoqués et discutés rapidement toute une série de travaux anthropologiques consacrés aux pratiques divinatoires et apparentées. La seconde partie de ce chapitre contient ainsi une excellente synthèse des apports de l’anthropologie à l’étude du magique.
Le deuxième chapitre, qui constitue la partie la plus volumineuse de l’ouvrage, déploie le matériau empirique de l’en-quête, sous la forme de six « portraits ». L’analyse du discours et des concepts utilisés par les voyant·e·s pour rendre compte de leur vécu et de leur rapport à soi et au monde y est remarquable à plusieurs égards, bien qu’une synthèse des résultats et des lignes de force de l’analyse en fin de chapitre aurait certainement été profitable. La richesse et la densité du matériau traité cas par cas produisent en effet le sentiment que chaque destin étant unique, il n’est finalement pas possible de dresser le portrait sociologique du devin, ni d’identifier les processus sociographiques donnant lieu à la reconnaissance sociale du « don » de voyance et à la légitimité de la parole mantique, pourtant esquissés à la fin de la première partie, à partir d’autobiographies publiées: la manifestation d’une faculté assimilée à un don (de soi), une personnalité tournée vers les autres, le perception de phénomènes sensitifs particuliers en présence de souffrance, etc. L’exercice du don de voyance serait en quelque sorte l’abou-tissement de l’extériorisation de caractéristiques personnelles inhabituelles, de « manifestations étranges que l’espace public ne peut absorber » (p.148), mais nécessitant toute-fois certaines formes de validation par l’entourage, bien que rarement encouragées dans les sociétés occidentales.
L’abondance de matériaux textographiques cède la place, dans la troisième partie de l’ouvrage, à une discussion théorique érudite et nuancée, dont le fil conducteur réside dans l’étrangeté produite par la parole divinatoire, notamment par la mise en présence d’une altérité radicale évoquant un « ailleurs », un « au-delà », des « énergies», etc. La consultation consiste en quelque sorte à ouvrir un espace de jeu mi-réel mi-fictif, où l’incertitude liée à la situation du consultant va pouvoir être progressivement dissoute par le devin. La notion de « sentiment d’extension de soi», définie comme « le produit de certaines expériences (épreuves corporelles, émotives, familiales ou affectives) aboutissant à des modifications de la conscience de soi» (p.296), centrale dans la discussion que propose l’auteur du rapport du voyant au sacré et à l’espace du sacré, constitue certainement un outil conceptuel très pertinent pour comprendre la logique du discours mantique. Pour M.-A. Berthod, c’est ce sentiment d’extension de soi associé à des événements biographiques particuliers qui va susciter des émotions religieuses ou spirituelles et ainsi favoriser la production d’intuitions au cours de la consultation. Pour comprendre la nature de ce sentiment, il est donc nécessaire de recourir à un cadre théorique donnant toute son importance à la transforma-tion d’états mentaux et corporels en pouvoirs socialement utiles. Et c’est chez Mauss, Bastide mais surtout chez De Martino que l’auteur trouve cet ancrage théorique. Chez Mauss tout d’abord qui, le premier, a souligné l’importance d’observer la manière dont le magicien exploite ses propres états corporels et mentaux lorsqu’il est au service de la collectivité. Chez Bastide ensuite, qui a défendu l’idée d’une cohabitation possible entre des comportements de maîtrise de soi chez certains individus au cours d’expérience d’effervescence religieuse ou bien en situation de participation mystique au sein de confi gurations sociales particulières. Chez De Martino enfin, qui a abordé le sentiment d’extension de soi dans le cadre de la relation entre deux individus, comme c’est toujours le cas dans la consultation de voyance. De Martino part en effet de l’expérience personnelle pour construire son analyse du phénomène religieux ou magique soulignant la faiblesse des principales analyses anthropologiques qui ne prennent pas assez en compte le conditionnement culturel et le sens des réalités magiques, définies dans leur contexte socio-historique. En reprenant précisément ici l’analyse de-martinienne, l’auteur souligne surtout l’originalité de cette pensée, qui fait aujourd’hui l’objet d’une relecture amplement justifiée.
L’acte de voyance est ensuite abordé comme une pratique avant tout relationnelle, fondée sur le dialogue entre deux interlocuteurs, le devin et le consultant, participant tous les deux à l’entretien du dispositif qui assure l’efficacité du discours mantique: celui-ci est efficace parce qu’une partie de la responsabilité de ce qui est dit au cours de la consultation est attribuée à « Dieu », à un « guide », etc. « On me dit… » énonce le·la voyant·e … Par de tels procédés rhétoriques les voyant· e· s produisent des énoncés prédictifs qui invitent leurs consultants à partager un acte de foi dans un contexte où les contenus de croyances peuvent changer. Autrement dit, selon l’auteur, le discours mantique reposerait sur une rhétorique combinant trois aspects particuliers. La première de ces caractéristiques serait de brouiller les catégories habituelles de la pensée (en rendant par exemple présente une personne décédée). La deuxième consisterait à jouer sur l’indétermination des termes, signes et symboles mobilisés durant la consultation, et qui peuvent se prêter à des interprétations parfois contradictoires. Troisièmement, il s’agit d’un discours qui contient un certain potentiel suggestif en raison des emprunts fréquents à des conceptions philosophiques voire métaphysiques issues de civilisations lointaines ou carrément disparues.
Un dernier chapitre sacrifie au quasiment inévitable retour réflexif de l’ethnologue sur son expérience de terrain. Comme pour le reste de l’ouvrage, l’écriture est très agréable et les références bibliographiques discutées sont choisies avec beaucoup de pertinence. Au total, il s’agit d’un ouvrage non seulement passionnant à parcourir, mais aussi probablement du plus important travail ethnographique réalisé sur la voyance contemporaine dans les sociétés industrialisées à ce jour.
Olivier Schmitz, Tsantsa , 14 (2009), pp. 172-173
Dans Anthropos
Il s’agit d’un travail très remarquable de ce directeur d’un institut de recherche valaisan. Il applique en particulier l’un des préceptes trop oubliés de la méthode cartésienne, qui consiste à établir d’abord un bilan exact et complet de l’état de la question. Déjà son préambule, « approcher la voyance » ne néglige ni l’apport de poètes, ni celui des sociologues, ni les joumaux populaires, ni bien sûr la mise en situation de l’auteur lui-même comme anthropologue en situation d’entretien, avec son souci d’accord et de retour d’information vis-à-vis de ceux qu’il étudie. Il fait preuve en même temps d’une érudition éblouissante, voire exhaustive-par la suite peut-être excessive (mais bien compréhensible) quand il cite les mémoires non imprimés de jeunes étudiants helvétiques.
Le chapitre qui suit se préoccupe de « situer les arts divinatoires » d’abord dans l’histoire-Bible, antiquité classique, astrologie persistante chez les chrétiens, visionnaires médiévaux, évolutions théologiques modernes, positivisme, où la divination devient marginale (on regrettera la faible place laissée à l’Orient proche ou extrême, quand l’Égypte fantasmée reste si présente). Puis est examinée l’influence des institutions-regard des médias, approche scientifique parfois ambiguë, en revanche réglementation juridique et contrôle religieux hostiles-dans des positions face auxquelles les « voyants » se groupent pour préciser leurs conceptions ésotériques et leurs pratiques et obtenir une part de légitimité (95-110 particulièrement intéressantes). Enfin sont évoqués trois récits autobiographiques de voyants, qui mettent en relief les épreuves diverses que chacun d’entre eux a dû surmonter.
Suit le chapitre « rencontrer les devins », qui présente (sous pseudonymes) les six personnages, cinq femmes et un homme, avec lesquels l’auteur a noué des relations en profondeur, pour tenter de partager leurs univers singuliers, retracer leurs modalités de travail, comprendre leur parcours, leur rapport au sacré, les liens qu’ils créent entre eux et avec leurs consultants. Pages très concrètes, souvent émouvantes, qui nous plongent au cur d’une observation participante englobante et du travail « de terrain » proprement dit de l’anthropologue. Chaque devin: porte le sentiment d’une mission à remplir au service d’autrui, souvent dans un contexte mystique assez « New Age » comme pour « Stella » (199-208). Ces histoires de vie sont longues, certes un peu répétitives, mais finalement rapprochées de l’hypnose et des avatars de la psychologie moderne.
Elles sont très bien résumées et synthétisées au début du 4e chapitre, « penser les intuitions divinatoires », qui tente d’en établir la théorie (295-297ss.). Avec référence à Bastide et Laplantine, puis à Durkheim, Mauss et De Martino, l’auteur présente le « sentiment d’extension de soi », lié souvent à l’émotion religieuse, comme la base du « don » intuitif, de la force de parole amenant le devin à faire naître les « certitudes du possible » dans le dialogue existentiel parfois dramatique (cf. 321 s., 325) avec son consultant. Par la remise en cause de leur vision du monde se crée entre eux un sentiment de communion et la confiance en ce qu’ils disent. Des exemples de « rhétorique mantique » et de dialogues, puis une reprise des positions compréhensives de Bruno Latour au sujet de la croyance, teerminent ce chapitre.
Le dernier et court chapitre, « raconter la voyance », est une reprise réflexive du parcours de l’auteur: lui aussi a été amené à se remettre en question et il a éprouvé également la difficulté de traduire des sentiments et des émotions en connaissance significative pour autrui: vivre le terrain n’est pas l’exprimer. Il propose cependant pour s’en tirer trois principes de méthode très intéressants (372 s.) qui correspondent à ceux qu’il a utilisés…et termine sur la nécessité et la difficulté de se faire écrivain.
Suivent en annexes: la photographie peinte d’Arielle Dombasle en voyante par Pierre et Gilles (1991); un exemple d’arnaque d’une vieille dame par un « voyant-médium », article du journal suisse La Liberté (1999); un article « La voyance n’a rien à voir avec la science…et tout à voir avec la conscience », par le psychiatre-psychanalyste Édouard Collot dans Le Courrier (5 mai 2001); « Double vue: qu’est-ce qu’une bonne voyance? », ensemble d’articles dans un dossier « Voyance » du magazine Cosmopolitan (décembre 2000); six lames du jeu de tarot de Domenico Balbi; le tableau des centres d’énergie dits Chakras.
Pour terminer, excellente bibliographie de quelques 180 titres et la table des matières. J’estime en conclusion qu’à mes yeux, il s’agit d’un ouvrage de référence fondamental, exemplaire pour l’anthropologue, qui touche en profondeur au problèmes de la croyance, et qui éclaire en particulier le phénomène actuel du « retour du religieux ».
Dans Archives de sciences sociales des religions
Ce livre dense issu d’une thèse soutenue à l’Institut d’ethnologie de la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Neuchâtel nous emmène dans le monde des voyants sur un modèle très universitaire: considérations méthodologiques montrant la difficulté d’aborder ce terrain (vingt-deux pages); historique de la voyance (quatre-vingt quatorze pages); entretiens portant sur la biographie et la pratique de la voyance avec six devins (cent soixante et onze pages) un commentaire de ces entretiens (soixante-six pages); une interprétation de la relation entre le voyant et son client (vingt-six pages). Il est difficile de résumer une thèse aussi dense. De plus, nous ne souhaitons pas nous ériger en jury de soutenance.
Chez l’auteur, l’historique de la voyance a pour fil conducteur les rapports entre le christianisme et la mantique. Celle-ci a été reléguée au plan des pratiques non recommandées alors que paradoxalement le public des voyants est important. On sait que des hommes politiques ont font partie. Il y a quelques années, un journaliste avait estimé que le chiffre d’affaire des voyantes à Paris était équivalent à celui des prostituées et de l’entreprise Renault. Excessif? Peut-être. Mais la marginalisation idéologique de la voyance ne se traduit pas par une marginalisation sociale. Du reste, l’auteur nous le rappelle à juste titre: la voyance est une profession. Marc-Antoine Berthod passe aussi par le Nouvel Âge puisque les salons organisés dans le cadre de cette mouvance accordent une place à la mantique et puisque les boutiques du Nouvel Âge proposent des instruments qui servent de support à la divination. Toutefois, ce phénomène n’est pas central: les traités de voyance, les pendules, les jeux de Tarots, les boules de cristal étaient vendus chez les libraires spécialisés dans la parapsychologie avant l’avènement du Nouvel Âge. On en trouvait dans les années soixante dans le catalogue de la Diffusion scientifique (rue Lamarck à Paris) à côté d’ouvrages de parapsychologie (traités de dédoublement, traités de médiumnité, rituels de haute magie…). L’auteur montre d’ailleurs que la divination est en rapport avec la parapsychologie et avec l’ésotérisme. Cela nous donne l’occasion de signaler la présence, parfois oubliée, de l’ésotérisme et du gnosticisme dans nos sociétés. Ils sont présents dans le Nouvel Âge mais aussi dans des groupes religieux minoritaires non chrétiens ainsi que dans des mouvements « christiques » qui se référent à un supposé enseignement caché du Christ.
Un des points forts de l’ouvrage est la transcription et le commentaire de six récits de vie de voyantes. Les voyantes y construisent leur biographie. Elles retracent l’origine et l’évolution de leur vocation et parlent de leur pratique (état personnel, perception du client…). L’auteur analyse les entretiens sur le mode du commentaire de cas cliniques. On trouve ici une illustration de l’intérêt de la méthode du récit de vie qui vise l’objectivité en tenant compte de la subjectivité de l’acteur social. En fait, pour M.-A. Berthod, l’autobiographie est aussi un élément important de la construction du pouvoir de divination. Nous lisons: « Les trajectoires de vie de mes informateurs montrent encore qu’une bonne voyance ne s’improvise pas. Devenir devin dépend aussi bien de la relecture biographique qu’une personne doit entreprendre pour se forger une représentation de soi pertinente corrélativement à l’expérience de la voyance » (p.295). Une autre explication de la voyance trouve sa source dans la linguistique. Pour prédire, il faut « oser dire » puis entrer dans une rhétorique spécifique avec le consultant. Celle-ci présente trois aspects (p.333): 1-les voyants décloisonnent les catégories conventionnelles du langage; 2-ils jouent sur l’indétermination des termes, des signes et des symboles convoqués; 3-ils augmentent leur pouvoir suggestif en indexant des termes liés à différents plans de réalité et à leurs expériences respectives. Enfin, les voyants instrumentalisent leur état personnel, corporel pour énoncer des paroles susceptibles de revêtir une force divinatoire. Ils cultivent pour cela les états modifiés de conscience: le sentiment d’élation (expansion du moi), l’émotion domestiquée. M.-A. Berthod écarte l’interprétation en terme de pathologie.
L’auteur ajoute à son propos le regard des institutions sur ce phénomène. Il rapporte les mises en garde contre les escroqueries réalisées sous le couvert d’une relation privilégiée et confiante que le consultant établit avec le voyant à la faveur de ce que les psychanalystes appellent une relation transférentielle entre les protagonistes.
Nous l’avons dit, le livre est dense. Il est foisonnant car l’auteur a voulu être exhaustif. Tel quel, il s’adresse à ceux qui voudront continuer une recherche sur le sujet. Élagué, recentré sur certains aspects, écrit dans un style moins universitaire, il pourrait faire l’objet d’un ouvrage destiné à un public plus large soucieux de lire une analyse du phénomène de la voyance et de ses professionnels.
Régis Dericquebourg, Archives de sciences sociales des religions, 144 (2008)