Couples peints
Esthétique de la réception et peinture figurative
Gaillard Nicole,
2013, 317 pages, illustrations couleur, 29 €, ISBN:978-2-88901-072-1
Les œuvres étudiées dans ce livre montrent la richesse et la variété du thème dans la peinture occidentale du XXe siècle, en donnant à voir comment le couple peut être le lieu de la séduction, du pouvoir exercé ou subi, de l’ennui, du deuil, comme aussi de la plénitude, de l’apaisement ou du plaisir partagé. Superbement illustré, cet ouvrage évoque aussi bien les questions liées à la réception de l’œuvre peinte que l’évolution de la figure du couple au XXe siècle.
Description
Les aventures du couple nous sont familières, sous de multiples formes, dans la réalité comme dans la fiction. De près ou de loin, en tant qu’acteurs, lecteurs ou spectateurs, nous avons affaire au couple.
À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, le couple devient un objet de quête dans la conscience collective, et au cours du XXe siècle, la difficile question des rôles et des prérogatives respectives de l’homme et de la femme prend une importance croissante. Les conditions sont réunies pour doter la représentation du couple d’un impact spécifique parmi les autres sujets traités par la peinture figurative.
Manet, Degas, Vuillard, Bonnard, Vallotton, Matisse, Munch, Schiele, Kirchner, Beckmann, Hopper et Freud… Les œuvres étudiées dans ce livre montrent la richesse et la variété du thème, en donnant à voir comment le couple peut être le lieu de la séduction, du pouvoir exercé ou subi, de l’ennui, du deuil, comme aussi de la plénitude, de l’apaisement ou du plaisir partagé.
La peinture a beaucoup à nous dire sur le couple: tendre l’oreille, c’est ouvrir l’œil.
Table des matières
Introduction: Cadre et vue cavalière
I. Couple peint et littérature
- Manet: un couple en représentation
- Vuillard: épisodes d’un roman familial
- Bonnard: difficile intimité
- Le scénario en tant que structure réceptive
II. Le travail du regard
- Comment les tableaux font les regardeurs
- Munch: le triomphe de Carmen
- Couple et réception picturale
III. Les tribulations d’Adam et Eve
- Vallotton: les dissonances du couple
- Schiele: le dialogue des corps
- Kirchner: le couple et son double
- Beckmann: tropismes masculins
- Quel genre de regard ?
IV. La part du spectateur
- Hopper: le couple enclos
- Des diverses manières de traiter les représentations
- Freud: mystérieuse intimité
Conclusion: Pour ne pas finir
Presse
Secrets d’alcôve bien gardés
CLUB 44 Comment les peintres nous racontent le couple au fil des siècles.
Ah! cette main… dégantée, abandonnée, promise à de troubles effleurements. Tout, pourtant, dans la posture de la femme peinte par Manet (Dans la serre, 1879) semble indiquer son indifférence pour l’homme à ses côtés. Et une lecture biographique de l’oeuvre
nous apprend que c’est là le portrait d’un couple tout à fait légitime, M. et Mme Jules Guillemet, propriétaires d’un magasin de mode réputé du faubourg Saint-Honoré.
Oui mais voilà, Nicole Gaillard, auteure du passionnant ouvrage Couples peints (éd. Antipodes), ne se cantonne pas aux lectures univoques.
En passionnée d’art, de littérature et plus encore de psychologie humaine, l’enseignante lausannoise viendra parler, demain au Club 44, du rapport à l’image entre l’artiste et le spectateur, « témoin clandestin et scénariste complice des scènes intimes que donne à voir et percevoir le peintre ».
Faire la énième exégèse d’un tableau n’intéresse guère cette prof de lycée qui, à la cinquantaine, a complété son cursus par une thèse de doctorat sur le thème du couple en peinture: « Je cherche à comprendre la manière dont la peinture nous fait voir le couple », précise-t-elle. Car ces scènes de séduction, de plénitude voluptueuse, de haine et de déchirement « parlent de nous, de nos vies ».
Dans l’intimité de la chambre à coucher
Étonnamment peu traitée, la thématique du couple lui est venue
comme « une évidence » devant la toile de Pierre Bonnard, L’homme et la femme (1900). Ce tableau qui dit l’écrasante solitude de deux partenaires dans l’intimité d’une chambre à coucher, marque la rupture avec les portraits convenus des siècles précédents. Aussi, Nicole Gaillard a centré ses investigations sur la peinture figurative de 1880 à 1990 environ et sur des oeuvres porteuses des profonds bouleversements socioculturels du XXe siècle.
Féroces revanches
Nicole Gaillard: « Dès la fin du XIXe siècle, dans le sillage du roman
naturaliste, la peinture pénètre à son tour dans la sphère privée. Jusque-là très codifiées, les représentations de couples commencent à montrer toute la complexité relationnelle du thème. Fondé autrefois sur des conventions sociales, le couple s’impose désormais comme un but en soi, un but idéalisé. Et le sujet s’avère inépuisable pour les arts, la littérature, le cinéma, les séries télévisées, les médias… ».
De même, les grands combats du XXe siècle pour l’égalité des sexes et les libertés individuelles s’inscrivent en filigrane de la création artistique du siècle passé. Les relations hommes-femmes,
encore très hiérarchisées et stables chez Manet ou Vuillard, se compliquent par la suite. Vallotton (La Haine), Munch (La mort de Marat), Beckmann (Reise auf dem Fisch), Dix (Mélancolie) prennent de féroces et flamboyantes revanches sur les femmes en vouant aux gémonies toutes les Ève de leur paradis perdu.
Et pourtant ils s’aiment!
Et même si bien plus tard, les couples endormis, tendrement enlacés, de Lucian Freud, suggèrent des relations plus apaisées, on n’est quand même pas tout à fait sûr que les choses s’arrangent vraiment tant le regard s’est habitué à scruter la toile au-delà des apparences.
Mais Nicole Gaillard insiste: « La dimension sociologique n’est pas prioritaire dans mes recherches. Je m’intéresse aux moyens visuels qui permettent de traduire la teneur psychologique et existentielle d’une relation entre un homme et une femme et à la manière dont le spectateur participe à la constitution de ce sens ».
Reste à ne pas trahir les intentions de l’artiste? Nicole Gaillard: « Comme un écrivain prépare un certain nombre de dispositifs susceptibles d’être compris du lecteur, le peintre intègre le langage des corps, il organise son sujet, sa composition, prépare la lecture de sa toile. »
Apprendre à regarder
Et ça sert à quoi tout ça? La réponse fuse: « À apprendre à regarder! Contrairement à la lecture d’un livre, on a toujours l’impression qu’il suffit d’un seul regard pour voir une oeuvre, alors qu’il y faut une certaine durée. Un tableau est un support de réflexion, un vecteur de sensations, d’émotions. »
Et prendre le temps de regarder un tableau n’est pas un exercice de spécialistes, affirme avec force cette pédagogue chevronnée: « J’ai demandé à mes élèves, des adolescents de 16-17 ans, ce qu’ils voyaient dans la toile de Bonnard, L’homme et la femme. Ils y ont perçu des enjeux très justes et profonds, bien au-delà de leur vécu. »
Catherine Favre, Le Mag, L’Express – L’Impartial, 9 avril 2014
Une thème inépuisable
Voici un thème qui, paradoxalement, n’a presque jamais été abordé dans l’histoire de l’art. Il s’agit des différentes représentations du couple dans l’art traitées sous le seul angle de la peinture figurative. Un panorama tout moderne puisqu’il débute par ces grands classiques que sont Manet, Vuillard et Bonnard pour aboutir à des artistes plus contemporains et parfois tourmentés comme Freud, Kirchner, Klimt, Hopper, Munch et bien d’autres. Sans oublier Vallotton passé maître dans les « dissonances » du couple et dont l’exposition parisienne vient d’attirer plus de 307’000 visiteurs.
Michel Bonel, Tribune des Arts, No. 417, mars 2014
Plein cadre
C’est une ambition « que d’essayer de voir quelque chose. Ce n’est pas facile, ce n’est pas donné », confesse humblement Maryline Desbiolles dans un court écrit intitulé Vallotton est inadmissible, paru au Seuil. Lui fait écho l’expérience à laquelle nous convie Nicole Gaillard dans son travail de thèse publié l’an dernier aux Éditions Antipodes, consacré à la thématique du couple dans la peinture de la fin du XIXe à celle du XXe siècle. Elle y postule l’existence « d’un spectateur intéressé et persévérant, désireux de comprendre d’abord par la seule vertu de son attention », lequel « devrait avoir pour première aptitude celle de rester devant l’image en lui faisant crédit de ce qu’elle peut offrir dans un dévoilement progressif, en acceptant de parier sur cette apparente contradiction: il y a toujours plus à voir que ce qu’on voit. »
Pourquoi un tel thème et une telle tranche chronologique? Parce que durant cette période, marquée par les tortueux progrès de l’émancipation des femmes alors même que la peinture reste majoritairement une activité d’hommes (le corpus des œuvres étudiées couvre principalement Manet, Vuillard, Bonnard, Munch, Vallotton, Schiele, Kirchner, Beckmann, Hopper et Freud), le couple contemporain, non le couple portraituré pour la postérité de jadis, saisi le plus souvent dans son intimité domestique ou sexuelle et sa conflictualité latente, constitue un sujet à haut potentiel narratif et symbolique, qui implique immédiatement les regardeurs… ou les regardeuses.
Nous parlons d’implication et c’est bien ce dont il s’agit. Se prévalant d’une esthétique de la réception, Nicole Gaillard insiste sur la circulation constante entre l’œuvre et son spectateur, sur les médiations culturelles, mais aussi subjectives ou existentielles, auxquelles cet échange donne le branle. Observant avec pertinence qu' »à la différence du livre, du film ou du concert, le tableau n’impose pas ses règles en matière de durée, il donne de surcroît l’illusion de se prêter à une saisie complète parce que globale », elle met en évidence – tant il est vrai que les œuvres picturales ont un fonctionnement référentiel – le rôle déterminant, chez le spectateur, d’une contemplation active, de durée compressible ou extensible, par laquelle sa conscience intentionnelle associe activité et passivité, dans l’intrication indémêlable du pensé et du senti. Cela suppose que nous consentions à l’expérience de dépossession, dérangeante ou gratifiante, à laquelle nous invite l’œuvre, qui nous regarde aussi.
Le tableau opère un découpage dans la réalité; il pratique l’extraction d’un moment singulier du réel selon la visée particulière à chaque peintre, qui construit son espace en fonction de ses besoins. Il délimite la marge, d’extension variable, proposée à l’élaboration romanesque du regardant. Un scénario y est parfois suggéré, réinsérable dans une trame narrative: ainsi bricolons-nous dans l’univers multiforme de la fiction, en menant notre propre transaction entre le réel et le possible. Comme le note encore Nicole Gaillard, la frontière entre l’imaginaire produit par l’art et le vécu réel est perméable, ce sont là deux territoires susceptibles de glisser constamment l’un dans l’autre. Et face à l’œuvre « nous n’éprouvons ni difficulté ni sentiment d’incohérence à entrer dans le monde figuré qu’elle nous offre tout en restant dans le nôtre: un va-et-vient s’instaure, dans lequel la distance varie selon la manière dont l’œuvre tour à tour sollicite notre perception, notre disponibilité émotionnelle, notre réflexion, selon la manière dont nous répondons à ces appels et selon les variations corrélatives du degré de conscience que nous gardons de notre environnement physique réel. »
Dans les figures imposées de l’exposition méthodologique, Nicole Gaillard démontre sa parfaite maîtrise des protocoles universitaires. C’est bien le moins, dira-t-on? Sans doute, mais dans les figures libres autrement risquées de la confrontation directe à l’objet, elle nous livre, enchâssées dans une langue aux subtiles nuances, des analyses concrètes, précises, scrupuleuses à ne rien négliger de la panoplie des aspects intuitifs ou réflexifs des œuvres examinées, qui sont un pur enchantement.
À s’en remettre aux taux de fréquentation des pinacothèques depuis une vingtaine d’années, le cercle des amateurs (ceux qui apprécient sans prétendre à l’expertise), ces spectateurs bien disposés que cible Nicole Gaillard, doit englober pas mal de monde. Son livre leur est tout destiné! D’autant que, compte tenu de la qualité d’impression et de la richesse iconographique de l’ouvrage, ce n’est même pas cher payé.
Jean-Jacques Marmier, La Distinction, no. 150, 14 février 2014
Riche palette de couples
La publication d’un travail universitaire pose la question de sa simplification: réécrit-on complètement la version qui s’adresse aux amateurs après l’avoir proposée à son jury? Nicole Gaillard assure n’avoir pas retouché une virgule au sien, et c’est bien à son honneur. Point de jargon, donc, avec elle, mais un texte concis qui sait rester accessible.
On suit sans peine un cheminement mûr et méthodique dans un splendide musée imaginaire. De la fin du XIXe siècle jusqu’à Lucian Freud (mort en 2011), on est promené dans l’intimité de couples peints tandis que s’égrène au fil des pages une réflexion sur le regard et la réception. Pour coller à cette entreprise, l’ouvrage se devait d’être bien illustré: l’on peut en effet se plonger avec bonheur dans près de quatre-vingts tableaux reproduits dans le livre et qui parsèment agréablement ce parcours.
Le travail qui consiste à observer et à ouvrir les yeux de son lecteur, la démarche, par le langage, de révéler, d’accompagner dans la découverte, ce délicat exercice est mené avec brio par Nicole Gaillard. On se heurte ainsi en plusieurs élans répétés contre l’étrangeté des couples de Manet, qui s’exposent tout autant qu’ils se dérobent. On décline et décompose implacablement et avec minutie les différents épisodes du drame intime vuillardien. Dans un univers proche, Bonnard nous livre sa confession gênée mais brillante du gouffre qu’il ressent entre homme et femme. S’ensuit l’angoisse d’une représentation où Munch nous expose le danger de femmes vampires, régnant sur un homme prostré quand il n’est pas mutilé ou dévoré. Une importante série de Vallotton se contemple, comme autant de scènes de boulevard, la légèreté en moins. Le parcours se rit des frontières et nous emporte à Vienne où Schiele, Klimt et Kokoschka se donnent la réplique: l’on se rend compte alors que la nervosité ou le caractère tourmenté de la touche n’est pas en lien immédiat avec le caractère tourmenté de la relation à l’autre sexe. Car, en parallèle, c’est aussi toute l’histoire d’une image de la femme et d’un rapport à celle-ci qui se dessine, sous les pinceaux de ces messieurs. Lequel, de la fiancée du vent de Kokoschka ou du baiser de Klimt est davantage une ode à la femme? Probablement pas celui au coup de pinceau le plus séduisant. Les couples de Kirchner, Beckmann, Hopper et Freud sont autant de variations sur le désir, l’éloignement dans la proximité, la nécessité, l’incompréhension. Le grand atout du livre réside dans la description de ses outils d’analyse, tout comme dans le dialogue qu’il instaure avec la littérature. Car qui dit couple, dit scène, souvent histoire, fiction – celles que le public élabore. Ainsi le « scénario » d’Umberto Eco, outil littéraire, fonctionne à merveille dans le champ pictural. Mais par delà, c’est à une quête que nous invite Nicole Gaillard, quête picturale et formelle qui nous démontre comment la peinture va paradoxalement se débarrasser du narratif pour nous dire davantage sur l’humain. Il est question tout à la fois d’une histoire de l’art moderne, avec ses allers retours et – parfois – ses contradictions, et en même temps d’une ode… à la peinture.
Yves Guignard, Les Lettres & les Arts, no. 15, automne-hiver 2013
Déchirures et réconciliations sur toile
Nicole Gaillard, aueure d’une thèse sur la représentation du couple en peinture, prolonge sa réflexion initiale au travers d’un ouvrage passionnant.
Comment les peintres donnent-ils à voir le couple, ce modèle très investi qui suscite beaucoup d’attentes et de projections? Pour Nicole Gaillard, auteure d’une thèse sur le sujet et dont l’ouvrage édité chez Antipodes est le prolongement, tout commence avec une toile de Pierre Bonnard. L’homme et la femme (1900), un tableau qui en dit long à sa manière sur le couple et les relations homme-femme avec tout ce que leur représentation éveille et suscite comme interprétation chez le spectateur. Une toile dont « l’évocation explicite du contact physique retient d’abord l’attention ». Mais qui « nous contraint presque aussitôt à enregistrer l’intense sentiment d’isolement réciproque dégagé par les deux figures; plus efficace encore que l’expressivité de leurs postures, la présence d’un paravent replié au premier plan, sur lequel l’œil vient buter, dresse entre les deux personnages une cloison formelle dont le symbolisme ne peut guère échapper ».
Par des descriptions fines et des analyses précises des tableaux ou des sentiments qu’ils peuvent provoquer, Nicole Gaillard montre la richesse que recouvrent la thématique du couple en peinture et les possibilités de lecture d’une œuvre. Grâce à une écriture limpide, elle fait pénétrer le lecteur dans l’histoire de la peinture figurative de la deuxième moitié du XIXe et du XXe siècle, où la question des rôles et des prérogatives de l’homme et de la femme prend une importance croissante.
Manet, Degas, Bonnard, Vallotton, Matisse, Munch, Schiele, Hopper et d’autres donnent à voir tour à tour le couple comme lieu de séduction, du pouvoir exercé ou subi, de l’ennui, du deuil mais aussi comme lieu de plénitude, d’apaisement ou du plaisir partagé. L’historienne de l’art s’intéresse en effet non pas à de simples portraits de couples, mais bien aux relations entre homme et femme qui sous-tendent les tableaux. C’est là où le regard du spectateur est essentiel à prendre en compte, car c’est lui qui scénarise l’image pour la traduire et l’interpréter. Comment regardons-nous ce qui nous est donné à voir? C’est l’autre interrogation majeure qui traverse l’ouvrage de Nicole Gaillard, attachée a la réception de ces images de couples non seulement dans leur contexte socio-historique mais surtout pour tout un chacun aimant à se balader dans les musées. Avant de s’y rendre, l’amateur de peinture pourra donc se délecter dans son salon d’un ouvrage qui permet un va-et-vient très fructueux entre les images de la septantaine d’œuvres étudiées et leur interprétation.
Sophie Badoux, Allez savoir!, n° 55, septembre 2013
Dans l’émission L’Essai et la revue du jour (France Culture)
A mesure que le couple acquiert un statut et une visibilité sociale qui déborde le domaine de la vie privée, et que la littérature s’en empare comme la scène bourgeoise de l’accomplissement personnel et du bonheur conjugal, ou au contraire des conflits, des manipulations et de l’exercice du pouvoir, le huis-clos de l’intimité matrimoniale devient objet de représentation dans la peinture. Le couple, qu’il soit légitime ou pas, occasionnel ou durable induit dans le caractère statique et muet de la peinture une forme de narrativité, parfois énigmatique ou elliptique, qui place le spectateur dans une position particulière, entre voyeurisme et contemplation mimétique et c’est cette relation qu’explore Nicole Gaillard. Elle observe qu’avec ces couples peints, saisis dans une vision réaliste, voire naturaliste, on a bien franchi le cap de l’idéalisation romantique. « Comment la représentation picturale absorbe et reflète la problématique complexe des relations entre l’homme et la femme, si présente dans le cours du XXe siècle », c’est la question qui anime son enquête et fait apparaître d’un seul tenant l’évolution dans les mœurs et celle de l’esthétique picturale. De Manet à Lucian Freud en passant par Degas, Vuillard, Bonnard, Vallotton, Matisse, Edvard Munch, Egon Schiele, Max Beckmann ou Edward Hopper, c’est un siècle d’histoire de la peinture qui défile sous nos yeux avec toutes les nuances, sentimentales ou désabusées, érotiques ou rassises, voluptueuses ou calmes de la relation d’un homme et d’une femme.
Chez Manet, c’est le caractère énigmatique qui domine, surtout avec des tableaux comme Dans la serre, qui représente un couple dans l’intimité d’une relation silencieuse où ce sont les mains posées sur le dossier d’un banc qui semblent dialoguer. L’homme debout mais incliné vers elle, le visage penché sur la jeune femme assise, paraît sur le point de s’adresser à elle, dans une expression concentrée, le regard attentif posé sur elle, l’esprit occupé par une pensée précise qui semble se répandre dans cet aparté intime. La femme, au contraire, a le regard perdu dans le vague qui dénote un retrait ou un détachement et caractérise souvent les femmes peintes par Manet. Lorsque le tableau fut exposé, un critique évoqua même « un air maussade », un regard comparable à celui d’un « homard vide » et Huysmans voit la jeune femme « engoncée et rêveuse ». Pourtant, dans son attitude de retrait statique, elle est incroyablement présente, et vivante d’une vie absente avec sa posture hiératique, la main abandonnée. Michael Fried, qui a consacré un beau livre au modernisme de Manet, estime que le peintre rompt avec une convention implicite en vigueur depuis le XVIIe siècle, qui prescrit de représenter les figures sur le mode de l’absorbement, de façon à donner au spectateur l’illusion d’une scène qui se déroule hors de sa présence, afin de produire un effet de réel. Par son recours à la frontalité et le rôle donné au regard, Manet subvertit cette règle, il ménage au spectateur, comme dans ce moment saisi Dans la serre, une place inconfortable et troublante, où celui-ci fait l’expérience d’une mise à distance à l’intérieur même de la représentation.
Il est vrai qu’à l’époque la peinture entretient des liens étroits avec la littérature et qu’un couple suggère immédiatement une histoire. Parfois le trait est forcé, comme dans La haine de Félix Vallotton.
Vallotton a peint de nombreux couples, comme des variations sur le thème de l’échec des relations de couple, du mensonge – c’est le titre d’un de ses tableaux – de la relation entre les sexes et du monde bourgeois qui lui sert de cadre. Le tableau que vous citez est particulièrement éloquent, c’est une scène de violente dispute engagée par une femme au visage déformé par la colère. Face à elle, l’homme est campé dans une attitude de dédain condescendant, comme en attendant que l’orage passe. Le couple est nu, on dirait seul au monde dans une absence totale de décor. C’est la version moderne d’Adam et Eve qui s’étripent dans un vaudeville. Là il faut peut-être chercher l’élément narratif dans le journal du peintre – je cite : « Qu’est-ce que l’homme a donc fait de si grave pour qu’il lui faille subir cette terrifiante « associée » qu’est la femme ? » On est loin des étonnants couples endormis de Lucian Freud, figés pour l’éternité dans la profondeur et la communauté du sommeil. On a changé d’époque et de registre. La peinture se pose à elle-même des questions de nature existentielle et le couple saisi dans un moment d’absence illustre le rôle nouveau qu’elle entend jouer dans l’ordre de la représentation. « Il y a une différence entre la réalité et la vérité – disait Lucian Freud – La vérité a une dimension de révélation ». C’est la question de l’aletheia, la vérité au sens grec de dévoilement, que Martin Heidegger a revisitée en lui donnant le statut d’un événement. En peinture, le couple a eu la force de représenter ce moment de vérité, parce que, comme le note Nicole Gaillard, il est difficile de décider si c’est le tableau qui enclot le couple ou le couple qui ferme l’espace autour de lui. « Ce qui manque dans le couple – disait Jacques Dutronc – c’est une loge, comme à la scène. »
Jacques Munier, L’Essai et la revue du jour, 6 Septembre 2013
Des couples sur le chevalet
Beaux-arts • Comment la peinture figurative décrit les errances du couple entre pouvoir, désir et émancipation.
« Nous ne devrions plus peindre des intérieurs avec des hommes en train de lire et des femmes qui tricotent. Nous devrions peindre de vraies personnes, qui respirent, ressentent, souffrent et aiment. » Ces mots d’Edvard Munch décrivent une mutation. Celle de la représentation du couple en peinture qui, dès la seconde moitié du XIXe siècle, passe progressivement du portrait convenu à la scène de genre où mari et femme, amant et maîtresse, prétendant et convoitée, sont saisis dans la fragile dynamique qui motive leur existence en tant que couple, fugace ou durable.
Ainsi de ces intérieurs bourgeois chez Félix Vallotton, où le fauteuil rouge est transposé de toile en toile, réceptacle muet de l’abandon libertin ou de la tiédeur matrimoniale. Car chez Vallotton tout est drame. Le peintre franco-suisse, on le sait peu, entretenait des ambitions littéraires qui innervent sa production picturale. Théâtral est donc ce couple saisi au plus fort du doute, où le mari trompé fait face à la femme figée dans une posture d’abandon mélancolique (Intérieur, fauteuil rouge et figures).
Densité symbolique
Un drame parmi tant d’autres contenus dans ces couples peints. Dans une traversée historique et artistique fascinante qui va de Manet à Lucian Freud, un ouvrage bien illustré interroge ces représentations à l’aune d’une réflexion passionnante sur ce que le spectateur peut en percevoir. Son auteure, Nicole Gaillard, décrypte avec sensibilité le langage pictural de chaque tableau, aiguise le regard en donnant à voir ce qui rassemble les toiles qu’elle choisit d’étudier: une même densité symbolique dans le traitement d’un sujet si familier.
Ecouter le tableau
Encore faut-il apprendre à écouter ce que le tableau raconte. Pour Schopenhauer, « on doit se placer en face d’un tableau comme en face d’un prince, attendre qu’il veuille bien vous parler et vous dire ce qu’il lui plaira ». Ouvrons l’oreille pour mieux voir. L’enseignante en histoire de l’art semble en avoir fait son mot d’ordre, centrant sa réflexion sur la réception plutôt que sur la genèse du tableau, postulant un spectateur « intéressé et persévérant » qui, à l’image du Lecteur Modèle d’Umberto Eco, actualise l’œuvre par son regard.
En découle une herméneutique « spontanée », centrée sur l’expérience supposée de ce récepteur idéal. « Je crois que le rapport établi avec la vie de l’artiste ne suffit jamais à expliquer la toile, estime Nicole Gaillard. Mon approche est probablement peu académique, mais elle cherche à comprendre ce qu’il se passe du côté du spectateur lorsqu’il regarde le tableau. Je tente de relier le spectateur moderne à l’œuvre, et de voir ce que celle-ci peut lui transmettre. »
Ses textes évocateurs encadrent alors les toiles, décrivant avec finesse ce que l’œil perçoit sans même en prendre conscience. « Entendre des lecteurs me dire que j’ai changé leur regard sur ces œuvres est particulièrement gratifiant », avoue-t-elle encore.
Un texte qui guide l’œil
Une manière de travailler le regard par l’écriture qui redonne à l’œuvre toute sa tension, surtout lorsque Nicole Gaillard sollicite l’arrière-plan littéraire qui façonne ces représentations. Car le roman, en plein essor à l’époque de ces toiles, se nourrit de la thématique féconde du couple qui devient matrice d’une tension dramatique où se croisent pouvoir et désir, domination et émancipation. Des canevas narratifs qui se retrouvent ensuite sous les pinceaux des artistes évoqués dans l’ouvrage. Et ce qui frappe dans ce parcours, c’est la maigre proportion de couples heureux. Homme et femme semblent parfois figés dans leur absence diffuse à l’autre, contemplant la vacuité d’une coexistence rongée par l’habitude.
Chez Hopper, le vide est saisissant, presque menaçant, comme dans cette chambre d’hôtel anonyme où rien ne permet de déceler le lien qui unirait ces ternes personnages (Hotel by a Railroad). Et le miroir reflétant l’absence en dit long, tout comme le regard de l’homme, échoué sur des rails où nul train ne passe. Dans ces moments creusés par le silence, c’est un rapport à l’autre bien morne qui se distingue en filigrane. « Il est vrai que les couples heureux n’intéressent pas longtemps la littérature ou la peinture. Ce qui fascine, ce sont les problèmes relationnels et la manière de les résoudre », suggère Nicole Gaillard, tout en soulignant que beaucoup de couples, comme chez Egon Schiele, semblent heurtés, tourmentés, mais peuvent receler une entente profonde pour qui sait la lire.
Surprenante aussi cette toile de Munch, où le titre oriente la lecture de ce qui aurait pu être une scène de tendresse, la femme embrassant l’homme de son affection consolatrice. Mais la Vampire de Munch dégage une tension puissante entre « la mère rassurante et la femme dévorante », dans un rapport fusionnel qui soumet l’homme et le réduit à l’impuissance. Le renversement de l’iconographie traditionnelle épouse la mutation sociale, dans cette période charnière où le peintre norvégien dit avoir vu venir « le tour de la femme de séduire, piéger et duper l’homme. Pendant cette période d’émancipation, l’homme est devenu l’élément faible. »
L’évolution du rapport entre les sexes est saisi au vol par ces pinceaux masculins qui observent leur rapport à l’autre féminin. Et le regard, lui aussi, évolue. « J’ai appris à observer un tableau en écrivant », avoue encore Nicole Gaillard. Et son texte d’accompagner notre œil, écarquillé devant la remarquable intensité de ces toiles qui éclairent ce que nous sommes quand nous sommes deux.
Thierry Raboud, La Liberté, 24 août 2013
Dans la Revue suisse de l’imprimerie
Cet ouvrage aussi étonnant que savant est signé par Nicole Gaillard. Une auteure qui définit ainsi sa mission (à laquelle elle se consacre d’ailleurs professionnellement): « L’enseignement de l’histoire de l’art, à tous les degrés, consiste sans doute prioritairement à détourner les étudiants du monologue devant l’œuvre pour lui substituer un dialogue intelligemment mené. »
Dédié aux couples immortalisés sur la toile, son texte est dense, bien référencé, doté de commentaires fouillés et d’appréciations personnelles, appuyé par moult reproductions de peintures… Tout cela représente un investissement considérable. Dans la foulée de l’effort éditorial ainsi consenti, on me permettra une simple remarque, faite entre parenthèses: l’adjonction d’un index, ainsi que de quelques lignes biographiques relatives à chaque artiste dont les réalisations sont analysées, n’aurait-elle pas été indiquée?
Quatre parties sont insérées entre l’introduction (intitulée « Cadre et vue cavalière ») et la conclusion, soit: « Couple peint et littérature », avec comme protagonistes principaux Manet, Vuillard et Bonnard; « Le travail du regard », mettant en vedette le grand Munch; « Les tribulations d’Adam et Eve », avec Vallotton (un des points forts de l’ouvrage, à mon sens), Schiele, Kirchner et Beckmann; enfin « La part du spectateur », où Hopper se trouve notamment mis en évidence.
« Les œuvres étudiées dans ce livre montrent la richesse et la variété du thème, en donnant à voir comment le couple peut être le lieu de la séduction, du pouvoir exercé ou subi, de l’ennui, du deuil, comme aussi de la plénitude, de l’apaisement et du plaisir partagé », est-il commenté en quatre de couverture… Il est vrai que de près ou de loin, en tant qu’acteur, lecteur ou spectateur, spécialiste ou non en matière artistique, nous avons tous affaire au couple et aux problèmes qu’il génère.
Couples peints, format de 170 x 240 mm, 318 pages, renfermant des illustrations en couleur. L’ouvrage est paru dans la collection Traces du temps, aux Editions Antipodes. Fondées en 1995, elles présentent près de deux cents titres en un catalogue éclectique.
Roger Chatelain, Revue suisse de l’imprimerie, 3/2013