Convertir l’empereur?
Journal du missionnaire et médecin Georges-Louis Liengme
Morier-Genoud, Éric,
2020, 352 pages, 28€, ISBN:978-2-88901-181-0
Georges-Louis Liengme, médecin-missionnaire de la Mission Romande, passa trois ans à la cour de l’empereur Goungounyane, entre 1892 et 1895, dans le sud-est de l’Afrique. Il y évangélisa, opéra et vécut ainsi les dernières années et les dernières heures de l’empire de Gaza. Ce livre reproduit des extraits de son journal de bord et des photos de son séjour dans ce qui deviendra le sud-Mozambique. Il décrit la Cour, ses personnages, son quotidien, sa pratique de la médecine, la chute de l’empire de Gaza et les débuts de la Mission Romande en Afrique.
Description
Complétant la BD Capitao, cet ouvrage orchestrée par l’historien Éric Morier-Genoud, nous plonge au coeur du quotidien des missionnaires romands en Afrique australe. Il paraîtra pour le vernissage de l’exposition “Derrière les cases de la mission” au Musée d’ethnographie de Neuchâtel.
Le journal de bord de Georges-Louis Liengme (1859-1936), missionnaire et médecin auprès de l’empereur Goungounyane au Mozambique, est un témoignage aussi vivant que passionnant sur la relation entre la mission suisse, les Portugais et les populations indigènes d’Afrique australe au XIXe siècle. Le missionnaire romand offre au lecteur une écriture qui reflète un quotidien souvent très dur. Ce sont des pages “d’histoire en direct”, un document ethnographique et historique d’importance pour la Suisse, le Mozambique et le Portugal.
Professeur et historien à la Queens University de Belfast, Éric Morier-Genoud est expert de la mission romande en Afrique australe.
Exposition au Musée d’Ethnographie de Neuchâtel (13.09.2020–07.02.2021)
Dans le cadre des vernissages de l’exposition Derrière les cases de la mission et de la publication de Convertir l’Empereur? – Journal de bord de Georges-Louis Liengme, les auteurs de Capitão (Yann Karlen et Stefano Boroni) seront aussi présents pour dédicacer la BD le 12 septembre 2020.
Autour de l’exposition
Plusieurs événements de médiation (visites, ateliers…) sont prévus en relation avec l’exposition : Voir les événements liés à Derrière les cases de la mission
Cette exposition a déjà été présentée à l’automne 2019 au Centre Arlaud à Lausanne et est organisée conjointement avec le Musée Cantonal d’Archéologie et d’Histoire.
Table des matières
• Introduction
Premières visites (juin 1892 – mars 1894)25
• Première visite, juillet 1892
• Deuxième visite, juin-août 1893
• Troisième visite, décembre 1893-mars 1894
Permanent à la cour (juin 1894 – novembre 1895)
• Bataille de Marracuene 3 février 18951
• Bataille de Magul 8 septembre 1895
• Chute de Goungounyane et fuite de Mandlakazi (fin 1895)
• Épilogue
• Annexes
• Distances
• Personnages
• Photo de couverture
• Bibliographie
• Index
• Glossaire des termes africains
Du même auteur
Presse
Compte-rendu dans le numéro 129/2021 de la Revue historique vaudoise
Enseignant et chercheur à la Queen’s University de Belfast, Éric Morier-Genoud est un spécialiste confirmé, en tant qu’historien, des sociétés du Sud-est africain. Il est également un fin connaisseur de l’histoire du missionnariat, entre autres romand. Élève du défunt professeur Patrick Harries, il a, par exemple, dirigé la collection de sciences humaines intitulée Le Fait Missionnaire (éditée à Lausanne entre 1995 et 2006) tout en continuant à publier des recherches inédites sur la présence des missions suisses en Afrique australe (par exemple Embroiled. Swiss Churches, South Africa and Apartheid, Lit Verlag, 2011). Cela sans oublier ses nombreux travaux sur d’autres sujets concernant le monde lusophone du continent africain.
Ce nouvel ouvrage de Morier-Genoud est singulier. Il ne s’agit pas d’un travail de recherche original, mais d’une édition critique d’un journal : celui du missionnaire helvétique et docteur en médecine Georges-Louis Liengme (1859-1936), qui, pendant quelques années, vers la fin du XIXe siècle, s’est mis au service de l’empereur Goungounyane et de son peuple dans le sud-est de l’Afrique. Mandaté par la Mission suisse romande pour sonder le terrain en vue d’établir une station missionnaire au sein de l’empire de Gaza (qui se situait entre le Mozambique et le Zimbabwe actuels), Liengme, accompagné de sa famille, vit la période la plus intense de sa vie, caractérisée par des découvertes, des sacrifices et des privations, mais aussi des gratifications. Le but d’une telle opération, pilotée par le comité directeur de la Mission à Lausanne, est – au-delà de l’extension territoriale de cette dernière – de tester par quels moyens un service médical auprès des autochtones pourrait faciliter la transmission de l’Évangile et donc leur conversion au christianisme. Cette méthode est nouvelle pour le monde missionnaire romand, et Liengme est chargé de diriger cette expérience. Cet état de choses fait que les rapports qu’il envoie à ses collègues sont riches et continuels. C’est grâce à ce matériel épistolaire constamment dépêché depuis l’empire de Gaza que Morier-Genoud, tout en s’appuyant sur quelques recherches déjà existantes, a pu réunir, compléter et surtout commenter le journal de Liengme dans sa version (presque) intégrale. Par ailleurs, cet ouvrage a été réalisé en lien avec la bande dessinée de Stefano Boroni et Yann Karlen, intitulée Capitão et publiée en 2019 (Antipodes), ainsi qu’avec l’exposition temporaire Derrière les cases de la Mission. L’entreprise missionnaire suisse romande en Afrique australe (1870-1975) qui s’est tenue en 2019 à Lausanne et en 2020-2021 à Neuchâtel.
L’intérêt du journal de Liengme, qui raconte son vécu au sein et aux alentours de l’empire de Gaza, réside au moins en trois points. Premièrement, il s’agit d’un témoignage direct (certainement filtré par la subjecti-vité d’un médecin-missionnaire habité de stéréotypes racistes) de la société sud-africaine orientale durant la période précoloniale. La colonisation effective, en effet, n’a lieu que vers la fin de 1895, alors que Liengme met les pieds dans la capitale de l’empire de Gaza durant l’été 1892. Dans ce laps de temps, le médecin-missionnaire 212 | Comptes rendus peut donc observer, à sa manière, le fonctionnement du pays, de ses institutions, de ses habitants. Il rap-porte avec force détails toutes sortes d’informations (voir notamment pp. 104-105 et 213-217). En deuxième lieu, le journal est intéressant, car il montre le passage d’une possession coloniale de dicto à une de facto. En l’occurrence de la part du Portugal. Bien que puissance mineure comparativement à la Grande-Bretagne, qui représente une adversaire redoutable en Afrique, la Couronne portugaise décide d’occuper de facto l’empire de Gaza pour stabiliser sa présence dans ces régions. Goungounyane, nonobstant des rivalités internes, résiste grâce à des manœuvres diplomatiques, mais doit s’incliner lors des prises d’armes. Cette transition, qui dure des mois pour finalement aboutir à un conflit militaire très court, est notée avec zèle par Liengme, qui, dans ce cas, essaye de tirer des informations d’un côté et de l’autre et même de jouer un rôle d’intermédiaire (pp. 234 ss). Troisièmement, cela va sans dire, l’intérêt de ce journal consiste dans l’illustration concrète du labeur quotidien des missionnaires en Afrique australe. Un travail qui s’échelonne sur plusieurs niveaux, du local au régional à l’international. Un travail qui, malgré l’ambiguïté du rôle des missionnaires dans l’impérialisme colonial, semble, dans le cas de Liengme, être dicté par une sincère conviction d’avoir été mandaté par Dieu pour la gloire de son Règne et pour le bien-être des indigènes (pp. 231-232).
Les points forts de cet ouvrage sont sans doute le grand travail fourni « en amont » par Morier-Genoud (transcription, vérification et surtout uniformisation du texte, par exemple en matière de noms propres) tout comme son engagement « en aval » pour rendre accessible ce texte à un grand public (notamment via une introduction et une conclusion exhaustives, mais aussi un appareil critique qui, malgré une taille modérée, fournit des clés de lecture essentielles). On peut regretter quelques erreurs formelles ou de faits disséminés dans le texte, probablement imputables à une trop rapide relecture du manuscrit avant la publication. Ainsi, pour se limiter à trois cas assez parlants, la Conférence de Berlin aurait pris fin en 1895 et non en 1885 (p. 8), Louis Agassiz aurait été un Genevois et non un Vaudois (p. 16) et Goungounyane aurait été vaincu en 1885 et non en 1895 (cette dernière erreur, forcément plus grave que les précédentes dans le contexte de ce livre, est même répétée à deux reprises : pp. 325 et 327).
Malgré ces remarques, Morier-Genoud nous offre un travail totalement à la hauteur des attentes. Le journal de Liengme, passionnant à lire, est une source extrêmement significative de l’histoire missionnaire, tant dans une perspective globale que sur la présence helvétique dans le sud-est de l’Afrique, mais aussi sur l’histoire coloniale et précoloniale de ces contrées. Dans un format à la fois accessible et ordonné, cet ouvrage offre la possibilité de mener de nouvelles réflexions historiques sur cette région africaine et la présence européenne. Il ne lui reste plus qu’à être exploité par les chercheurs et chercheuses.
Fabio Rossinelli
Compte rendu dans le Social Sciences and Missions
Faire le compte rendu de lecture de l’édition critique d’ un manuscrit n’ est pas très facile, notamment parce qu’il ne s’ agit pas de discuter le manuscrit lui-même – c’est une source primaire produite il y a plus de cent-vingt ans –qui pourtant constitue 90% du volume. Mais il faut naturellement en décrire les caractéristiques et le contexte, ainsi que parler du travail de l’ éditeur lui-même (« éditeur », compris ici au sens traditionnel). Ce qui est certain, c’ est qu’Éric Morier-Genoud a rendu un grand service aux historiens, à l’histoire de l’Afrique australe et du Mozambique en particulier, à l’ histoire des religions et des missions. Après avoir lu le document, on ne peut que s’étonner qu’une telle publication n’ ait pas eu lieu des décennies plus tôt, voire que Liengme ne s’en soit pas chargé lui-même. Sans doute n’ a-t-il pas voulu gêner le travail de ses amis de la « Mission suisse » restés au Mozambique après son départ conflictuel de la colonie portugaise.
Georges-Louis Liengme, médecin-missionnaire de la Mission romande, passa trois ans à la cour de l’empereur Goungounyane, entre 1892 et 1895, dans le sud-est de l’Afrique et vécut ainsi les dernières heures de l’ empire de Gaza. Ce livre reproduit des extraits de son journal de bord et des photos. Il décrit la cour, ses personnages, son quotidien, sa pratique de la médecine, la chute de l’empire de Gaza et les débuts de la Mission romande en Afrique.
L’ouvrage inclut une introduction historique indispensable sur le missionnaire lui-même, sa mission et sur l’ empire de Gaza . Il aurait aussi été utile de présenter la colonisation portugaise au Mozambique au tournant des années 1890, c’est-à-dire la période de la conquête effective du territoire selon le principe arrêté par le congrès de Berlin de 1884-1885. Contrairement à ce qui est dit en page 8, la conférence de Berlin n’ a pas partagé l’Afrique en zones d’influence, mais elle a défini les conditions de sa conquête : le Portugal ne pourrait plus simplement se réclamer de son « antécédence » sur le continent, il faudrait qu’il occupe et administre réellement ses territoires pour qu’ils lui soient reconnus. C’est pourquoi Gaza – le dernier État africain indépendant d’ Afrique australe – devait disparaître, quels que fussent les efforts de l’empereur Goungounyane pour maintenir la paix avec les Portugais. Cela est important parce que Liengme ne le comprit jamais : pour lui, la paix entre les Portugais et l’État nguni était possible par bonne volonté réciproque. Et en effet, contrairement à la légende, Goungounyane ne fit jamais la guerre aux Portugais, démobilisa plusieurs fois son armée et ne réagit militairement qu’à l’extrême fin. Ce que ni Liengme ni Goungounyane ne comprirent, c’ est que, pour les Portugais, le second devait simplement disparaître, d’autant plus que, contrairement à la colonisation anglaise, dans le schéma portugais d’ administration indirecte, les chefs maintenus et reconnus officiellement comme « traditionnels », devaient être de très bas niveau.
Dans l’ introduction, l’auteur revient sur les conditions de la transcription en un manuscrit dactylographié, qui eut lieu en plusieurs étapes, entre 2002 et 2020 par diverses personnes dont, en premier, le fils aîné du missionnaire. Cela explique sans doute que d’assez nombreuses fautes de frappe ou d’orthographe aient subsisté. Ces petits défauts ne gênent nullement la lecture, facilitée par les 124 notes de bas de page ajoutées par E. Morier-Genoud. Ce dernier explique pourquoi il n’a pas inclus la totalité du Journal – seuls sont publiées les parties sur la présence du missionnaire à Gaza – et pourquoi il a ajouté quelques lettres, etc. qui ne faisaient pas partie du journal. On se réjouit de ces ajouts mais, personnellement, j’aurais opté pour la publication de la totalité du journal : certes, le centre de gravité, c’ est la présence du missionnaire à Gaza, mais la source est riche également pour nous informer sur la Mission romande. Les séjours de Liengme à Antioka, à Inhambane, aux Spélonken, auraient donc fourni une documentation supplémentaire.
Même avec cette limitation, le résultat est fascinant. D’ abord un peu ennuyeux à la lecture car les jours se suivent et se ressemblent pour nous faire connaître la dure installation du missionnaire, son effort pour être accepté par le roi, ses conseillers et les reines. Mais très vite, presque comme dans un roman, l’« intrigue » se noue. Liengme est inquiet de la guerre qui se précise, oscille entre optimisme et pessimisme, croit que tous les problèmes peuvent se régler par la bonne volonté. Bref, il est bien dépassé par les événements, mais même ainsi, ce qu’il raconte est du plus haut intérêt historique. D’ abord – mais É. Morier-Genoud nous a prévenus –, on constate le complexe de supériorité, le racisme et le paternalisme du missionnaire envers les Africains, considérés comme des païens dans les ténèbres (« Le noir, chrétien ou païen, est essentiellement un paresseux », p. 98, etc.). Il n’empêche que Liengme passe vingt heures par jour à soigner la population, l’ entourage royal et le roi. Il est en effet un médecin-missionnaire, donc pleinement médecin (le dogodela, mot nguni dérivé de l’ anglais doctor), même s’il oblige peu à peu ses malades à assister aux cultes qu’il organise. On voit bien aussi combien ce qu’il fait porte un nom : la colonisation. Certes, il n’est pas António Ennes et est relativement indifférent au fait de savoir si les Africains vont devenir de bons petits Portugais. Mais il veut bel et bien leur imposer « son Dieu », il leur demande instamment d’abandonner leurs cultes, il veut leur imposer une religion étrangère, évidemment considérée par lui comme universelle. Il est intéressant de voir comment les Africains réagissent : sans hostilité, mais en se proposant de conjuguer les religions. Si la bienveillance d’ un Dieu supplémentaire (et de sa médecine) peut leur être utile, pourquoi pas ? Au total, dans son hameau chrétien près de Mandhlakazi (kraal de Goungounyane), Liengme réussit à regrouper des Africains intéressés mais fait très peu de conversions en bonne et due forme. Sauf erreur de ma part, le Journal ne comporte aucune scène de baptême et si l’ empereur se dit intéressé, rien ne laisse penser qu’il ait l’ intention de se baptiser et d’ abandonner sa religion (Goungounyane et sa petite suite furent finalement baptisés catholiques le 16 avril 1899 sur le lieu de leur exil aux Açores). La même chose peut être dite quant à la riva-lité des médecines : Liengme est très souvent invité auprès de l’ empereur ou de ses reines, mais s’ y heurte à la présence de médecins traditionnels. Son ta-lent, qui attire l’ admiration, n’ empêche nullement les Africains de continuer à consulter les esprits et les médecins traditionnels. Il est intéressant de voir comment Liengme comprend ces esprits et constate ce que je nomme ici leur « plurinationalité » correspondant à celle de l’ État nguni ayant incorporé par la force de nombreuses autres nations africaines, notamment les Vandau (Madjahos, dans le Journal, par ex. p. 106). Au total, on ne peut savoir si le travail acharné de Liengme au cœur de l’ État nguni laissa des traces : l’effort missionnaire de la Mission romande était sans doute plus efficace sur la côte (Antioka, Rikatla, Lourenço Marques), alors que le petit noyau chrétien de Mandhlakazi fut balayé par la conquête portugaise de 1895.
La rivalité entre l’État nguni, lui-même meurtrier et prédateur, et l’État portugais (auquel on peut bien sûr accoler les mêmes caractéristiques) ne fait pas du chef du premier un résistant anticolonial (l’introduction d’ E. Morier-Genoud, du reste, ne dit nullement cela). Il s’agit d’ une rivalité entre deux conquérants (l’arrivée des ngunis dans la région, dans le cadre de la grande migration du Mfecane, ne date que de 1824). La nature profondément esclavagiste, prébendière et militaire de cet État explique aussi son effondrement somme toute très facile : les peuples africains ne se soulèvent pas pour le défendre face à l’avancée portugaise ; les révoltes des chefs du Sud contre l’ extension de l’ impôt indigène portugais sont écrasées sans un secours de Goungounyane, et les troupes coloniales portugaises n’ont aucun mal à recruter des auxiliaires africains pour venir attaquer l’empereur Nguni. La dernière révolte nguni (1897, après l’exil du roi) organisée par un de ses anciens généraux est plus un soubresaut de la structure militaire ngunie qu’un soulèvement des populations africaines.
Du reste, si le Journal montre bien une chose, c’est la décadence de l’État Nguni. Certes, c’est le journal d’un missionnaire au racisme de son temps. Mais quel est l’appareil d’État nguni que le missionnaire voit ? Il voit l’empereur et ses reines, sa famille proche, des conseillers (les tindhouna, indunas en portugais), quelques généraux. On voit l’ empereur aller surveiller lui-même le travail de ses esclaves dans ses champs. Il ordonne des razzias aux marges de son empire pour avoir des bœufs et des « têtes » (esclaves). Et on voit les Portugais et les commerçants indiens (les banyans) alcooliser consciencieusement l’ empereur et toute sa cour. Bref, c’est un État minimal, plus une chefferie qu’un Empire organisé et enraciné. La diplomatie de l’empereur envers les Britanniques ne lui a pas permis de jouer sur la rivalité des impérialismes dominants, et on devine à la lecture du Journal, un roi nguni démoralisé qui ne se voit aucun avenir. Il est un piètre chef militaire, démobilisant son armée à des moments cruciaux, ou l’envoyant à la chasse. Le Journal est donc une source pour l’histoire de la conquête coloniale (déjà magistralement travaillée par René Pélissier, abondamment cité dans les notes de bas de page) mais aussi une source pour l’histoire politique ngunie.
Enfin on voit le petit monde des missionnaires de la Mission romande, leurs relations pas toujours faciles – par exemple, la tension entre Liengme et le fameux Henri Junod. Junod donnait la priorité au travail sur le littoral, déjà bien « portugalisé » et le simple fait que Liengme travaillât au cœur d’un État africain lui faisait craindre une méfiance de l’autorité portugaise (à bon escient puisque Liengme fut obligé de quitter le Mozambique). Mais la « Mission suisse » demeura au Mozambique.
Un épilogue replace aussi cette histoire dans le cadre de l’historiographie suisse, celle d’un « pays sans colonie » mais actif dans de nombreuses d’entre elles. Une importante bibliographie, une série de mini-biographies des acteurs portugais, suisses et africains (il manque étrangement Godidi, le second fils, lusophone, de Goungounyane), ainsi qu’un index de lieux géographiques et thématique complète utilement cet ouvrage passionnant.
Michel Cahen, CNRS-LAM-Sciences Po Bordeaux, Bordeaux, France
Compte-rendu dans la Revue protestante de missiologie
Georges -Louis Liengme (1859-1936) a passé trois ans à la cour de l’empereur zoulou Goungounyane pendant les toutes dernières heures de l’empire de Gaza. Ce livre reproduit de larges extraits de son journal de bord et des photos de son séjour dans ce qui deviendra le Sud-Mozambique. Il décrit la cour du roi, ses personnages, son quotidien, sa pratique de la médecine, les débuts de la Mission romande en Afrique et la chute de l’empire de Gaza.
L’arrivée de G.-L. Liengme à Lourenço-Marques en 1891 s’inscrit dans les premières années de l’entreprise missionnaire née en 1874 à Lausanne sous le nom de « Mission vaudoise ». Établie d’abord dans le Transvaal, elle élargit son champ d’action sur le littoral dès 1888, puis dans toute la région du Sud-Mozambique.
Le journal de Liengme n’est pas un journal intime, puisque de larges portions ont été écrites dans le but de faire connaître son travail missionnaire, mais « il s’y trouve beaucoup de choses qui doivent être réservées pour un cercle restreint d’amis » selon l’expression de l’auteur. Il plonge le lecteur dans le contexte de l’Afrique australe à un moment charnière du colonialisme ; celui-ci entre dans une phase plus active à la suite de la conférence de Berlin qui a « réparti » le continent entre les nations européennes . L’activité missionnaire du médecin se trouve prise dans cette mécanique mondiale qui va transformer en profondeur l’Afrique. Dans ce cadre, il écrit : « Nous ne sommes pas agents politiques et [je] ne veux pas changer mon rôle. JE resterai missionnaire, médecin, rien que cela, mais je désire accomplir ma tâche dans le pays où dieu nous a placés quand ceux auxquels notre message s’adresse sont dans l’adversité » (p. 267). A la chute de Goungounyane, il devra quitter le territoire sous la pression des Portugais.
Écrit de façon très personnelle, ce journal met en évidence ce qui est à la base de toute l’activité de Liengme: le désir d’apporter l’Évangile à des populations qui ne le connaissent pas. Sa vision de la culture, des gens, des coutumes qu’il rencontre dans ces contrées est marquée par les préjugés de l’époque qui considèrent les Noirs comme une race inférieure. Mais l’on perçoit aussi chez le médecin une grande empathie pour ces hommes, ces femmes et ces enfants qui vivent dans des conditions difficiles.
Mis en perspective critique par Éric Morier-Genoud qui n’échappe pas à un esprit de jugement sur l’entreprise missionnaire, ce texte, bien écrit mais parfois touffu, aurait gagné à être élagué. Toutefois, les redites et les retours font percevoir ce que cette mission pouvait avoir de répétitif dans le quotidien. Le lecteur se sent à hauteur de ce que découvre l’auteur jour après jour, parfois avec joie, parfois avec découragement, mais toujours avec le désir d’éclairer un peuple qui, à ses yeux, vit dans les ténèbres. Au travers de ce témoignage, extrêmement précieux pour com-prendre comment se présentait une mission protestante à la fin du XIXe siècle, nous découvrons aussi l’homme dans son travail de médecin, de conseiller de l’empereur et d’évangéliste, ainsi que dans sa vie familiale et relationnelle avec la population du pays et avec les autorités portugaises.
Michel Durussel, dans le numéro 81 de la Revue « Perspectives missionnaires«
Macagno on Karlen and Boroni, « Capitão »
Capitão, a story in comic strip form created by Yann Karlen (story) and Stefano Boroni (illustrator), is an allegory inspired by the experiences of Swiss missionaries in Mozambique. It is not intended as a factual history. It is, purposefully, a work of fiction, or rather, a fictional story.
The so-called Swiss Mission was a primordial player in the colonial history of Mozambique, and its presence had striking contemporary consequences for that country. The fact that Eduardo Mondlane, the father of the nation, had been educated by the Swiss missionaries is a symptom of this centrality. The protagonism of those missionaries began around 1890, a period of intense changes, both in the Portuguese metropole and in the colony. It was, above all, a moment marked by the military conquest of the present-day territory of Mozambique.
Before arriving in Mozambique, the Mission Suisse Romande set up missionary stations in the “Boer” province of the Transvaal, in what is now South Africa. Its main bases were at Valdezia, Elim, and Shilouvane. In Mozambique, the principal missions were those of Lourenço Marques, Rikatla, Antioka, and Mandlhakaze. Paul Berthoud, together with Ernest Creux, founded the mission at Valdezia; later, he would work in Moçambique. In 1891, his brother, Henri Berthoud (as a missionary in Valdezia) visited Mozambique for the first time. The missionary doctor Georges-Louis Liengme also arrived in that same year. However, perhaps the best known of all the missionaries was Henri-Alexandre Junod, who produced a masterly anthropological work: The Life of a South African Tribe, along with numerous essays and public statements on the situation of the “natives” of East Africa.[1]
At the time, Gunghunhana (or Ngungunyane), “king of Gaza,” ruled over a multiethnic empire in the central and southern regions of what is now Mozambique. The missionary physician Liengme set up base in Mandlhakaze, the very place where Gungunhana held court. For three years, Liengme had the privilege of participating in the local day-to-day life, winning the trust of Gungunhana himself. Technically, the “king of Gaza” was a Portuguese subject. However, he would become an enemy of the Portuguese from 1894, when the decision was made to occupy the territory of the Gaza empire. Liengme left precious annotations about his life in the court of Gungunhana. This diary has recently been organized and published by Eric Morier-Genoud.[2]
Let us recall that around 1895, the so-called “effective occupation” of the territory of Mozambique began. This was the war Portugal waged against the principal local African leaders, including Gungunhana. For the Portuguese, the Swiss missionaries occupied an ambiguous, uncomfortable position. Whereas Portugal sought to take advantage by force of arms, the missionaries had won the trust of local populations. For this reason, these “exotic” philanthropists were viewed with suspicion by the Portuguese authorities.
The experience of the Swiss missionaries in Mozambique has inspired a vast bibliographic corpus. The work of Patrick Harries is perhaps one of the most notable on this theme.[3] Many Mozambican intellectuals have studied the legacy of those missionaries. The historian Teresa Cruz e Silva caused us, for example, to reconsider the role of the Swiss Protestants in the creation of a nationalist and anticolonialist conscience in Mozambique. Thus, the Swiss presence also encouraged further philosophical and sociological reflections concerning the construction of nationhood. Not by chance, perhaps, one of the authors of Capitão (Stefano Boroni) was himself a student of the Mozambican philosopher Severino Ngoenha in Lausanne.
We are not speaking therefore, of past histories, but of an educational, religious, and scientific intervention that left deep imprints on contemporary Mozambique. Today the ethnography of Henri-Alexandre Junod is debated by various intellectuals, film directors, missionaries, writers, anthropologists, artists, and philosophers. For example, the work of the famous painter and plastic artist Malangatana—originally from the region of Marracuene—cannot not be understood without taking into account this legacy. The experience of the Swiss missionaries in Mozambique was also taken up by film director Camilo de Sousa (with the collaboration of Licínio Azevedo), who released a documentary titled Junod (2006), about the legacy of the missionary-ethnographer. Hence, today the dilemmas of Mozambique, and therefore, of the construction of “Mozambique-ness,” cannot be discussed without evoking the heritage left by the Swiss missionaries. History books, personal diaries, paintings, documentaries, and now, a comic book!
But who is Capitão? Those familiar with the history of the Swiss Mission in Mozambique will be surprised—and entertained—by the comic strip. Those new to the subject will certainly be curious to know more about the experience of those missionaries. But it must be said that Yann Karlen and Stefano Boroni’s work is a “serious game.” At times, Capitão, the protagonist, reminds us of the unmistakable figure of Georges-Louis Liengme. But Capitão also appears to evoke the life of Henri-Alexandre Junod himself. The work of Yann Karlen and Stefano Boroni is replete with real historical and iconographic references. It is, as linguists say, a work replete with intertextualities. But it would be ungenerous for readers to limit themselves to merely seeking to identify factual references, as Capitão is more than a simple intertextual micronarrative. It is, above all, a great intellectual bricolage; a narrative and visual collage capable of generating multiple significations and polyphonies.
Capitão, the protagonist, was, like Liengme, a missionary doctor. After curing the son of king “Ngou” (here we see an obvious reference to the historical figure of Gungunhana), he had won the trust of the natives. A series of conflicts ensued, among them, a quarrel with Chidzilo, the traditional healer (Nyanga). It amounted to a civilizatory confrontation between the knowledge of the missionary and that of the Africans. There is a moment in which the linearity of Capitão’s task is threatened, when he falls in love with Ntsako, a beautiful young woman of the village. Its subjectivity is confronted with this unforeseen event. New conflicts and tensions emerge, until, finally, “romantic love” prevails: “Entre l’amour de Ntsako e ma mission, j’avais enfin trouvé un sens à ma vie [Between my love for Ntsako and my mission, I have finally made sense of my life],” says Capitão, almost at the end of the book (p. 84). But this apparently bucolic romanticized world is interrupted by the war: the effective occupation of Mozambique carried out, in real history, by Antonio Ennes and his “centurions.” The Portuguese are ready to invade the village. Ngou, the king, asks Capitão for his assistance. His mission will not be an easy one. Capitão travels to Lourenço Marques to talk to the Portuguese governor: “Je vous assure que Ngou ne veut que la paix! [I assure you that Ngou only wants peace!]” says Capitão to the governor (p. 85). We are, supposedly, at the end of the nineteenth century, but Stefano Boroni, the illustrator, opted to portray the Portuguese governor with the same facial characteristics as the dictator Salazar! What a provocation.
The end is near. Ntsako is pregnant. Capitão waits, anxiously, for his “African” son to arrive. But tragedy is imminent. The Portuguese destroy the village, and later, Capitão finds his beloved Ntsako dead, the victim of the invading forces. He is disconsolate and loses faith. Disillusioned, the missionary would later, in old age, become an alcoholic. In the book, this brief story is told in the first person, by Capitão himself, now aged and disenchanted. At a bar in Lourenço Marques, the former missionary, getting drunk, narrates his past adventures. It is probably the 1950s. Listening attentively to these stories told by Capitão is a young African waiter. It is not until the end of the book that the reader discovers the name of the young waiter: Eduardo Chitlangu Mondlane!
Due to a primordial scientific imperative, historians and social scientists are accustomed to the tyranny of citations, factual evidence, the density of bibliographic notes. Capitão, obviously, is not a book based upon the social sciences. Neither is it a simple parable aimed at illustrating historical facts: something like “the Swiss Mission in Mozambique explained for children.” The authors took a different route. A more libertarian, and therefore, profoundly human route. After all, that is how art ultimately works: as an invitation to cross into other semantic dimensions and thus, amplify the range of human experience. It is almost a sarcastic irony that in this book, the young mission doctor (Capitão) later becomes an alcoholic. This is tantamount to the opposite of the “real” historical figure of Liengme! As Eric Morier-Genoud warns us in the introduction to Liengme’s diaries: “Il fut un des tout premiers militants du mouvement d’abstinence (antialcoolique) qui deviendra la Croix-Bleue [He was one of the very first activists of the abstinence (anti-alcoholic) movement that would become the Blue Cross]” (p. 15).
Capitão, as an artistic object, extends the possibilities of what can be said and imagined. Against the normativist, teleological, and linear imperatives of the missionaries’ lives, it shows us the contradictions of human subjectivity, friendship, love, passion. In other words, almost the reverse of Calvinist asceticism. In its own way, therefore, Capitão is a welcome provocation to exercise in the art of thought with a sense of humor and delicateness.
The book begins with a preface by the writer Mia Couto and ends with a “Survol historique” (historical overview) written by Eric Morier-Genoud and Yann Karlen. Those responsible for the publication of the book, at the publishing house Antipodes, in Lausanne, performed a veritably coherent act in publishing Capitão and, immediately afterwards, Convertir l’empereur (Liengme’s diaries, organized by Eric Morier-Genoud). The two works are symmetrically opposed, yet complementary. Those interested in the cultural and political history of the Mozambican region of Africa should celebrate this partnership.
Notes
[1]. The Life of a South African Tribe (London: Macmillan, 1913).
[2]. Convertir l’empereur? Journal du missionnaire et médecin Georges-Louis Liengme dans le sud-est africain, 1893-1895 (Lausanne: Éditions Antipodes, 2020).
[3]. Butterflies and Barbarians: Swiss Missionaries and Systems of Knowledge in South-East Africa (Athens: Ohio University Press; Oxford: James Currey, 2007).
Reviewed by Lorenzo G. Macagno (Universidade Federal do Paraná), published on H-Luso-Africa, H-net (Humanities and Social Sciences Online), May 2021
Critique de l’auteur et critique littéraire Bernard Viallet
« Convertir l’empereur » est son journal humble et touchant, enrichi de quelques lettres à son épouse et à sa famille, l’ensemble compilé par un chercheur de l’université de Belfast. Ce document brut de décoffrage (quelques parties illisibles du manuscrit n’ont pas été transcrites) nous permet de découvrir l’œuvre d’un pionnier qui mériterait d’être aussi connu que le célèbre docteur Schweitzer tant son dévouement et son désir de faire partager sa foi ardente furent grands et admirables. Il multiplia les soins (il recevait une centaine de malades par jour) et les opérations chirurgicales, même les plus délicates, comme des interventions sur les yeux (cataractes, glaucomes, tumeurs, etc.). Il bâtit un dispensaire, une école et des maisons pour ses malades. Quand il se trouva au cœur du conflit, il refusa d’abandonner son poste, prit des risques importants pour lui et pour sa petite famille et tenta d’apaiser les tensions entre les belligérants, sans grand succès d’ailleurs. Les éditions Antipodes ont fait œuvre utile en publiant ce « Journal » à une époque où il est de bon ton de rejeter toute forme de colonialisme et de condamner sans appel toute tentative civilisationnelle d’un peuple sur un autre et même tout esprit philanthropique y afférant. Lire ce texte permet d’abord de découvrir un personnage hors-norme, d’un courage et d’une probité exemplaire et, en prime, de peut-être réviser certaines idées un brin stéréotypées sur la colonisation et la réalité des traditions ancestrales africaines. Une édition de qualité, illustrée de photos d’époque, mais avec un texte en caractères un peu trop petits pour un véritable confort de lecture. Passionnant néanmoins pour qui s’intéresse à l’Histoire de l’Afrique.
Article paru le 27 mars 2021 et disponible sur www.bernardviallet.fr
Compte-rendu dans Open Edition Journals
Éric Morier-Genoud, Convertir l’empereur ?
Journal du missionnaire et médecin George-Louis Liengme dans le sud-est Africain, 1893-1895
Éric Morier-Genoud est historien et professeur à la Queen’s University de Belfast. Ses recherches portent sur l’histoire africaine à l’époque contemporaine, et plus particulièrement dans l’espace lusophone. Ses travaux actuels s’intéressent notamment à l’histoire de l’insurrection jihadiste au Mozambique. Son dernier ouvrage, objet de ce compte rendu, est une édition critique du journal tenu par le médecin-missionnaire suisse George-Louis Liengme lors de son séjour dans le sud du Mozambique entre 1893 et 1895.
À cette époque, la région est un espace à la géopolitique complexe, que décrit l’historien en introduction. Celle-ci met en jeu différentes forces africaines et européennes, dans un contexte post-conférence de Berlin (1884-1885). Les Portugais se trouvent notamment dans une position délicate, devant affermir leur emprise sur une région convoitée par les Britanniques. La seule solution pour y parvenir est d’occuper de manière effective les territoires qui leur appartiennent théoriquement. Comme le rappelle l’auteur, les années 1890 « sont celles de l’occupation coloniale territoriale » du continent africain (p. 8). Ce livre offre un point de vue singulier sur les évènements qui menèrent à la chute d’un des derniers grands empires précoloniaux d’Afrique australe, l’empire de Gaza. Il s’agit de celui du médecin-missionnaire suisse George-Louis Liengme, envoyé dans la région par la Mission suisse romande pour y évangéliser les « peuples non chrétiens » (p. 13). Accompagné de sa femme, il débarque à Lourenço-Marques (Maputo aujourd’hui) le 5 juillet 1891. Entre juin 1892 et mars 1894, le missionnaire effectue plusieurs séjours auprès de Goungounyane, le dernier empereur de Gaza. S’attirant rapidement les faveurs et l’amitié de ce dernier, il finit par s’installer à Mandlakazi (la capitale de l’empire) en juin 1894. Malgré le danger, Liengme décide de rester sur place durant le conflit. Il finit cependant par fuir Mandlakazi le 8 novembre 1894, le lendemain de la bataille de Coolela, qui scelle définitivement l’issue du conflit. Malgré la résistance de l’empereur Goungounyane, qui réunit jusqu’à 50 000 soldats entre 1894 et 1895 (pour une population évaluée à un million d’individus), les troupes lusitaniennes et leurs auxiliaires africains l’emportent rapidement, grâce notamment à leur supériorité technique. L’auteur met toutefois en avant le fait que le journal de Liengme offre un autre récit de ces évènements qui, s’il n’est pas celui des vaincus, s’écarte de celui des vainqueurs. Le médecin décrit effectivement d’autres circonstances à cette débâcle que celles généralement retenues par l’histoire. Le journal de Liengme, écrit Éric Morier-Genoud, « parle aussi de sécheresse, d’une invasion de sauterelles ainsi que d’une absence de volonté de combattre de la part de Goungounyane » (p. 9).
Le journal auquel nous donne accès cet ouvrage est celui d’un homme pleinement investi dans ses deux missions officielles : soigner et évangéliser. Les compétences médicales de Liengme lui ont permis d’accéder à une grande liberté d’action auprès de l’empereur. Si ce dernier soutient l’activité évangélique du Suisse, et l’incite même à venir s’établir définitivement à ses côtés, c’est avant tout pour ses compétences de soignant. Le dispensaire que le médecin entretient avec sa femme et ses assistants africains connaît un grand succès. Il accueille rapidement des dizaines des malades, qui sont autant d’âmes à sauver pour le missionnaire, faisant de son art et du lieu où il l’exerce de puissants instruments de conversion. Le 20 juillet 1894, Liengme se réjouit du succès que rencontre son entreprise : « Le roi, les principaux et son peuple apprécient mes services et c’est grâce à ma qualité de médecin qu’il nous est permis de gagner cette position exceptionnelle » (p. 129). Le journal représente également une source d’une grande richesse concernant les sociétés africaines de la fin du XIXe siècle, au sein d’un empire de Gaza rassemblant une grande diversité de cultures et de langues. En tant que témoin privilégié, Liengme décrit la vie à la cour de Goungounyane, mais aussi celle des villages qu’il visite dans la région de Mandlakazi. Le regard du missionnaire est toutefois biaisé par son sentiment de supériorité et empreint des préjugés racistes de son époque.
Éric Morier-Genoud considère que Georges-Louis Liengme fut « important pour le développement d’une culture impériale suisse » (p. 328). Ce livre participe ainsi de la mise en lumière du rôle actif de la Suisse dans le « moment impérial » des XIXe et XXe siècles, thématique qui a été développée au cours des deux dernières décennies au sein de l’historiographie suisse1. Outre cela, ce texte doit aussi être considéré comme un égo-document d’une grande richesse. Son auteur nous permet d’entrevoir la réalité de la vie d’un missionnaire de son temps, exprimant souvent ses frustrations et ses doutes, mais se réfugiant aussi dans la foi face aux contrariétés et à ses angoisses. Ce journal donne également à lire des passages extrêmement touchants sur son quotidien familial, celui d’un homme s’émerveillant par exemple avec tendresse en observant sa fille « Berthelette » grandir.
À travers cette édition critique du journal de Georges-Louis Liengme, Éric Morier-Genoud met à disposition des historiens et historiennes une source particulièrement précieuse sur l’histoire des missions suisses en Afrique orientale, et plus largement à propos de l’impérialisme européen de la fin du XIXe siècle. S’appuyant sur plusieurs travaux de transcription antérieurs, il a procédé à un travail de « finalisation » – pour reprendre ses mots – particulièrement soigné. L’appareil critique est peu fourni (124 notes pour 300 pages de journal), mais informe le lecteur sur des termes liés à des questions culturelles ou médicales, ainsi que sur le contexte relatif aux évènements rapportés. Cependant, il faut signaler que des pages intermédiaires, parfois composées de cartes, sont glissées entre les différents chapitres et éclairent avec précision le texte. Si les écrits de Liengme doivent être lus avec l’œil informé et critique nécessaire pour aborder l’époque coloniale et son florilège de considérations racistes, il s’agit néanmoins d’un témoignage historique riche et captivant, mis en valeur avec justesse par Éric Morier-Genoud. Nous ne saurions donc que trop en recommander la lecture.
Note 1 : Patrick Minder, La Suisse coloniale. Les représentations de l’Afrique et des Africains en Suisse au temps des colonies (1880-1939), Berne, Peter Lang, 2011 ; Patrick Harries, Butterflies & Barbarians Swiss Missionaries and Systems of Knowledge in South-East Africa, Athens, Ohio University Press ; Oxford, James Currey, 2007 ; Patricia Purtschert et Harald Fischer-Tiné (dir.), Colonial Switzerland. Rethinking Colonialism from the Margins, Londres, Palgrave Macmillan, 2015.
Compte-rendu de Guillaume Linte dans Journals OpenEdition, 2021
Convertir l’empereur?
C’est un monde qui s’ouvre à soi à la lecture du Journal de Georges-Louis Liengme, médecin-missionnaire de la Mission romande, né en 1859.
Celui de l’Afrique australe en 1891 et de cette vaste région du Mozambique gouvernée par le roi Gougounyane. Le médecin suisse devient conseiller médical et politique. Sous le titre Convertir l’empereur?, l’historien Eric Morier-Genoud propose une lecture critique du Journal de Liengme, jamais encore imprimé. Découpé en chapitres il évoque, l’histoire et la nature de l’empire de Gaza, l’intérêt des Portugais pour cet empire et l’arrivée des missionnaires suisses. Dans ce récit étonnant on découvre le quotidien à la cour du roi, ses multiples épouses, les problèmes de santé des individus et de la famille impériale, la vie et l’esthétique de la capitale de l’empire. Et sa chute. Fuyant la situation politique du Sud-Mozambique, Georges-Louis Liengme trouve refuge au Limpopo (Afrique du Sud) et fonde l’hôpital d’Elim (1899).
Table ronde au MEN le 23 janvier 2021 : «Les missions à l’aune des décolonisations». www.men.ch
Bulletin DM-échange et mission, n°52, (Déc. 2020 – Fév.2021)