Presse
Dans À tire d’elles
Je vous invite à une plongée dans la Genève du XlXe siècle, ses enfants pauvres abandonnés à l’assistance publique – l’Hôpital – dès leur naissance, ses théories éducatives sur le comment redresser un destin qui a démarré tordu, ses groupes philanthropiques d’aide à la jeunesse défavorisée avec M. le banquier Lombard et Mme la femme du pasteur. Un vrai trésor, ce Roman de Solon, fruit des recherches et des efforts passionnés de plusieurs personnes et générations pour redonner vie à l’existence tourmentée de Marc Solon, né en 1840, observé de 1852 à 1854 par le directeur de la Garance, « institut pédagogique » où se rééduquent les jeunes difficiles, dirait-on aujourd’hui, et interviewé en 1896 par l’ouvrier-journaliste communiste Henri Lejeune pour Le drapeau rouge.
Presque cent ans plus tard, une fille débarrasse l’appartement de son père, Charles Lejeune, fils d’Henri, sans pouvoir se résoudre à jeter une boîte contenant de vieux papiers Elle appelle l’association Les Archives de la vie privée, qui accepte de recevoir ce qui va devenir le Fonds Lejeune. L’historienne Martine Ruchat s’y intéresse et déchiffre peu à peu le contenu de multiples feuillets racontant et reconstruisant la vie de celui qui fut d’abord un nouveau-né remis à l’État par une mère domestique de 26 ans, de père inconnu, peut-être un Savoyard de passage.
Martine Ruchat est une spécialiste de l’éducation publique à Genève aux XIXe et XXe siècle. Dans Le « Roman de Solon », avec une écriture précise, sans concession mais non sans sentiment, elle présente les travaux de l’archiviste amateur et enquêteur patient Charles Lejeune sur la vie de Marc Solon à partir des entretiens de son père avec lui et elle se pose des questions essentielles: Marc Solon est-il un voleur ou un enfant désirant s’envoler ailleurs? Est-il un insoumis ou un résistant, un récidiviste ou un être persévérant dans son rêve d’une autre vie?
Eveline Merlach, À tire d’elles, No. 32, mai 2009, p. 16
Dans la Revue historique vaudoise
Ce roman historique met en scène un personnage, Marc Solon, dont la vie a été chaotique dans la Genève populaire du XIXe siècle. On découvre d’abord l’adulte, voleur de droit commun ayant subi 33 condamnations, emprisonné maintes fois, au total dix-huit années; puis l’enfant trouvé, placé et déplacé durant toute son enfance, arrivé à 12 ans à La Garance, une institution pour enfants difficiles; enfin le nourrisson abandonné par une mère elle-même abandonnée. Ce propos est délibéré: il s’agit de remonter dans le temps, des souvenirs récents de Solon aux plus anciens, pour tenter de comprendre pourquoi il n’a pas vécu de manière rangée avec un métier et une famille. C’est un constat d’échec: l’éducation voulue par les philanthropes n’a pas donné les résultats escomptés.
Le vécu au quotidien de Solon, les circonstances de ses délits, l’atmosphère dans la prison de Saint-Antoine ou dans les bas quartiers de la ville sont très suggestifs ainsi que les frasques et les évasions du jeune garçon qui finit par se faire renvoyer de La Garance malgré les efforts du directeur. L’auteure, l’historienne Martine Ruchat, avait de quoi nourrir une telle fiction. Pionnière de l’histoire de l’éducation correctionnelle au XIXe et au début du XXe siècles en Suisse romande, avec notamment ses publications de L’oiseau et le cachot (1993) et Les Chroniques du mal (1998), elle a pu explorer dans les archives un véritable réseau de sujets (asile, prison, philanthropie, lutte contre l’alcoolisme) et s’en imprégner. Mais, à force de ne rencontrer que des fragments de destinées, peut-être frustrée des lacunes inhérentes aux trous de l’histoire, elle a choisi de composer une vie dans la durée. À partir des quelques données concernant Solon dans les archives judiciaires et dans le journal du directeur de La Garance, elle construit sa biographie; elle a même l’audace de décrire avec précision des archives fictives.
La fiction et la réalité s’entremêlent en effet déjà dans l’introduction, insolite dans un roman, où elle explique comment cette biographie aurait été récoltée et composée par trois intermédiaires: Henri Lejeune, ouvrier militant (1896); son fils Charles, employé postal et historien amateur (1970); elle-même enfin aujourd’hui. Cet artifice original des trois « auteurs » permet de questionner et de commenter la destinée de Solon. Ainsi Charles constate: « Solon n’a jamais pu se soustraire aux premières marques de sa vie, en ayant connu l’enfermement si jeune, il s’en est nourri comme d’autres se sont nourris de soleil et de tendresse maternelle. Et indéfiniment, il a recherché ce qu’il connaissait déjà » (p.137).
Ainsi, grâce à une œuvre de fiction très suggestive et écrite avec talent (excepté le style peu adapté de Solon), Martine Ruchat donne à voir son personnage pris dans les mailles de la philanthropie, de la police et de la délinquance de manière plus vivante et plus accessible qu’une étude historique.
Deux thèses traversent Le Roman de Solon. D’une part, l’idée d’un déterminisme social associé à un pessimisme éducatif et à une suspicion à l’égard de la sincérité des philanthropes. D’autre part, le goût de l’archive (Charles Lejeune va même jusqu’à voler temporairement un registre), avec un fervent plaidoyer pour la conservation des traces du passé.
Ajoutons que ces dernières années le thème historique des enfants placés a occupé une place certaine dans les médias grâce à des témoignages d’adultes; Le Roman de Solon vient à propos. La biographie de Solon, issue d’une rencontre, « celle de l’archive et de l’imagination » (p.153), a permis à l’historienne de réhabiliter un personnage dont la vie n’avait eu aucune valeur pour ses contemporains. C’est peut-être un acte militant, prêté par Martine Ruchat à Henri Lejeune.
Emission Histoire vivante, de Jacques Mouriquand. RSR1, 19 janvier 2009
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Marc Solon ou la fabrication d’une histoire de l’ombre
Pour retracer la vie de Solon, enfant placé et voleur de métier du XIXe siècle, Martine Ruchat passe par la fiction. Un ouvrage qui offre également une réflexion sur la transmission de l’archive.
« Je tente de faire exister historiquement les acteurs de l’ombre à travers leurs mots, en réhabilitant tous les types d’écrits. En faire des objets d’histoire, c’est leur donner une existence. Les choses n’existent que par le récit que l’on en fait; c’est toute la différence entre l’histoire qui a eu lieu, story en anglais, et l’histoire qu’on raconte, history. Si l’on n’a pas une démarche historique, l’ombre s’installe à jamais, l’oubli submerge tout. De toute façon, on ne retient qu’une pellicule extrêmement mince: l’oubli est une mer abyssale.* » Ces propos de Michelle Perrot ne sont pas seulement ceux d’une historienne des femmes et du mouvement ouvrier; ils sont aussi, ils sont d’abord ceux d’une historienne de l’impossible histoire des prisons et de celles et ceux qui s’y entassent*; des prisons, mais également d’autres lieux intermédiaires qui leur ressemblent un peu.
Maisons de redressement, bagnes d’enfants
En Suisse romande, une autre historienne, Martine Ruchat, traque dans ses recherches les traces et les expériences traumatiques des enfants qui ont été reclus dans des maisons de redressement. Elle en a rendu compte dans plusieurs travaux* qui ont évoqué par exemple La Garance ou Serix-sur-Oron, ces pensionnats ou ces colonies d’enfants de Suisse romande que d’aucuns ont désigné, pour mieux les condamner, comme des bagnes d’enfants*.
Quelles étaient les préoccupations des initiateurs de ces structures? « Le nombre des enfants dépravés augmente tous les jours: esprit d’insubordination, manque de respect pour l’autorité paternelle, pour la vieillesse ou les infirmités, goût de la fainéantise et du vagabondage, travail superficiel, impudence, mensonge, voilà ce que l’on voit, que serait-ce si on disait ce que l’on ne voit pas? Des pères et des mères viennent demander qu’on protège et qu’on élève leurs enfants, qu’ils ne savent plus comment les garantir de la contagion »*. Il s’agissait donc d’éduquer, mais en obtenant au préalable, et par tous les moyens utiles, une nécessaire subordination. Ce qui en est résulté relevait alors de mécanismes de soumission à un ordre sociétal qui ne peuvent qu’heurter nos regards contemporains. Mais l’historienne nous engage en même temps à ne pas tomber dans des visions trop unilatérales et définitives. « Il ne s’agit pas, écrit-elle, d’imputer aux philanthropes des desseins machiavéliques et de considérer leurs oeuvres comme des institutions maléfiques, mais plutôt de dévoiler la part d’ombre des actions sociales qu’on tend en général à vouloir cacher »*.
Entre fictions privées et histoire publique
« Les gens de peu ne laissent guère de traces », affirme aussi Martine Ruchat dans son dernier ouvrage, Le « roman » de Solon. En effet. Et celles qu’ils laissent ne nous disent pas tout de ce qu’ils ont été, ni tout ce qu’ils ont vécu. Pourtant, pour reconstruire l’histoire occultée des subalternes, il nous faut bien des documents. Mais comment combler leurs lacunes en respectant autant que faire se peut la réalité des faits?
Poursuivant un tel objectif en tant que chercheuse de l’ombre, Martine Ruchat a construit une narration romanesque, certes assez complexe, où elle se met en scène travaillant sur trois personnages dans une démarche de reconstruction historique. Présidant elle-même une association qui est dédiée à la récolte et à la valorisation des Archives de la vie privée, elle a ainsi imaginé avoir reçu un fonds d’archives, une boîte en bois pleine de papiers ayant appartenu à un employé des postes à le retraite récemment disparu; une boîte que la fille du défunt n’aurait pas eu le coeur de jeter dans la première poubelle venue. Elle y aurait trouvé un livre de John Cuénoud, chef de la police, écrit en 1891, sur La criminalité à Genève; mais surtout un certain Fonds Lejeune ph., comprenant notamment des notes éparses, des photographies et deux liasses de feuillets manuscrits intitulés «Roman de Solon». Ces documents auraient contenu deux écritures. Celle d’un père, Henri Lejeune, ancien membre du Parti communiste, qui aurait eu une fois un contact direct avec le fameux Solon, mais aussi dénoncé les bagnes d’enfants. Il aurait ainsi retranscrit un entretien avec l’une de leurs victimes, un homme de l’ombre, un multirécidiviste. Le fils de ce Lejeune, Charles, aurait ensuite, beaucoup plus tard, repris l’oeuvre paternelle en s’efforçant de la remettre en ordre, mais aussi dans le contexte de l’histoire sociale et judiciaire de cette époque, pour remodeler un récit pratiquement achevé, mais jamais publié, dont une description commentée nous est ainsi livrée.
Sa vie n’était pas un roman
On l’aura compris, ce Marc Solon dont parlent les deux auteurs fictifs a par contre réellement existé. Il s’appelait bien Solon, du nom d’un grand législateur grec, ce qui est assez singulier. Martine Ruchat avait rencontré quelques traces de son existence au fil de ses propres travaux, notamment dans les archives de La Garance. Il est né en août 1840 et sa mère, elle-même déjà « exposée » à Genève, l’avait alors déposé dans la boîte à Toutes-Âmes de l’Hôpital général. Beaucoup plus tard, en 1896, il est expulsé de Genève et disparaît aussi bien des documents d’archives que de l’imaginaire Fonds Lejeune ph.
Sa vie ainsi reconstruite, qui est sa vie bien réelle d’enfant placé et de voleur de métier, est emblématique de ce XIXe siècle qui a longuement redéfini les conditions du contrôle social. Au cours de cette existence mouvementée, il aurait peut-être pu se défendre davantage. Mais il a assumé. Il s’est moulé dans son rôle. Déjà, l’environnement de la maison de correction était très dur et pour exister, il fallait bien résister, s’évader, ou se faire renvoyer. Pourtant, Marc Solon n’était pas un rebelle en soi; seuls ses petits larcins sans cesse répétés en ont fait une sorte d’indomptable. Ce qui relève en même temps d’un phénomène qui n’a pas vraiment disparu aujourd’hui: il arrive en effet qu’on retourne en prison parce que l’on n’a jamais connu rien d’autre. Cependant, Marc Solon a quand même connu la cour des miracles des quartiers pauvres de Genève, la sociabilité des chiffonniers, la vie avec Adèle, sa compagne, même si c’était entre de très nombreux séjours à l’ombre. Parce qu’en effet, « enfant de la République, nous dit Le « roman » de Solon, tout finissait par lui appartenir. Aucun objet ne pouvait être abandonné sans qu’il s’en préoccupât. Déposé dans un corridor, dans un terrain vague ou à même la rue, il avait sa sollicitude. »*
La fabrication de l’histoire subalterne
La reconstruction de l’histoire de Marc Solon est passée par une fiction, celle d’un père et d’un fils qui auraient prétendument constitué et laissé un corpus d’archives et un récit. Il est vrai qu’il n’aurait guère été possible de faire parler directement Solon tel qu’il a été en rendant son propos suffisamment crédible. Il fallait donc introduire une médiation pour nous faire accéder à cette histoire. Et si Martine Ruchat a imaginé ces deux intermédiaires, c’est peut-être pour marquer par là la dimension collective du travail de l’histoire. Aussi son livre constitue-t-il en même temps une réflexion sur la transmission du passé, sur la transmission de l’archive, et sur les mécanismes par lesquels la connaissance des gens de peu parvient à traverser les générations et à rendre leur histoire possible.
C’est ainsi que Le « roman » de Solon, de l’enfant à l’adulte, nous fait côtoyer cette action normative de l’éducation correctionnelle et nous décrit la vie cachée de tous ces paumés et de tous ces désaffiliés de la société genevoise du XIXe siècle. Mais il nous montre également par quels mécanismes complexes, entre histoire et fiction, la fabrication de l’histoire sociale doit parfois passer pour nous rendre compte d’une réalité humaine parmi les plus subalternes qui soient.
*Michelle Perrot, dans «Faire exister les acteurs de l’ombre», un entretien disponible sur le site de Ban public, Association pour la communication sur les prisons et l’incarcération en Europe, www.prison.eu.org/article.php3?id_article=4639
*Sous la direction de Michelle Perrot, L’impossible prison. Recherches sur le système pénitentiaire au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1980. Et Michelle Perrot, Les ombres de l’histoire, crimes et châtiments au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001.
*Martine Ruchat, L’oiseau et le cachot. Naissance de l’éducation correctionnelle en Suisse romande. 1800-1913, Genève: Zoé, 1993. Et Les chroniques du mal. Le journal de l’éducation correctionnelle (1850-1918), Genève: Passé présent, 1999.
*Martine Ruchat, «L’Institut agricole et professionnel de Serix-sur-Oron sous la plume du militant: de la colonie au bagne d’enfants, 1920-1932», Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier, « Dossier éducation et instruction », Lausanne, AÉHMO, no 16, 2000, pp. 43-55. L’article évoque et reproduit une dénonciation des bagnes d’enfants publiée dans les années trente par Le Drapeau rouge, journal du petit Parti communiste de l’époque.
*Notice du Pensionnat éducatif et professionnel (à La Garance, près de Genève), cité in Martine Ruchat, L’oiseau…, op. cit., p. 91.
*Martine Ruchat, ibid., p. 221.
*Page 65.
1840. Solon, futur voleur, naît bâtard à Genève
Dix-sept août 1840. Le petit Marc Solon voit le jour à Genève. Dire que l’événement passe inaperçu tient de la litote. Il n’y a pas d’événement. Fille naturelle elle-même, Marie Solon, 27 ans, vient juste d’accoucher de son quatrième enfant illégitime. Le nouveau-né, qu’elle abandonne dans la « Boîte à toutes âmes » de l’Assistance publique, vient après Pernette, née en 1835, Pierre, né en 1837, et Méry, née en 1838. Une bonne pondeuse! Quand cette domestique se rangera des voitures, en 1848, elle donnera encore quatre rejetons à son mari Louis Dussuet, « agriculteur à Gy ».
Chez les mômiers
Mal parti dans la vie, Marc Solon avait peu de chances d’arriver bien haut. Il serait ainsi très surpris de se voir l’objet d’un livre, « Le roman de Solon », que signe aujourd’hui Martine Ruchat, enseignante à l’Université de Genève. Le lecteur marche grâce à l’historienne sur ses pas. A 7 ans, le garçonnet se voit ainsi placé chez Gaspard Joly, un paysan d’Avully. Tout se passe bien. L’homme et l’enfant se font confiance.
Mais on ne doit pas s’attacher à un père nourricier! Marc se voit donc repris afin d’être placé en 1852 à La Garance, un établissement « agricole et industriel » de Chêne-Bougeries. Des adolescents, parfois confiés par leur famille, s’y voient initiés au travail dans une ambiance carcérale très XIXe siècle. Le lecteur pense à Dickens et à ses grands romans initiatiques.
Grâce au pasteur Vautier, La Garance baigne dans la bonne pensée. Le directeur se révèle caractéristique du Réveil, ce mouvement réformé qui rejette l’Eglise rationaliste du XVIIIe siècle. Avec un tel courant, tout devient affaire de sentiment. Il faut se repentir pour renaître. Ce mômier attend de ses élèves beaucoup de larmes après confession des fautes. Aujourd’hui éradiqué d’Europe comme une mauvaise herbe, le Réveil connaît en 2008 une glorieuse descendance aux Etats Unis avec les évangélistes de tout poil.
En prison à 15 ans
L’ennui, c’est que Marc n’a pas l’air près de s’amender. Il maraude des prunes. Il vole des coings. Il fugue. Il pique des noix. Bref, il glisse sur la mauvaise pente. Le coupable avoue facilement…La direction le punit et il recommence. En 1854, cet élève « difficile, entêté, mais intelligent » se fait donc renvoyer. A la rue! Solon est âgé de 14 ans et il n’a aucune ressource.
Quelques mois plus tard, il se retrouve logiquement une première fois en prison. Un policier l’a surpris à mendier. Il fait quatre jours à l’Evêché, un vaste pénitencier occupant l’actuelle terrasse d’Agrippa d’Aubigné. En 1855, il y passe quatre longs mois pour « vol d’une bouteille d’huile et d’une de liqueur ». On est au temps des Misérables de Victor Hugo. Solon arpente du reste une cité encore médiévale, avec ses impasses et ses cours. des miracles. L’hygiénisme destructeur de la fin du XIXe siècle n’a pas encore soufflé sur les Rues-Basses ou Saint-Gervais.
Trente-trois condamnations
Au fil du temps, Solon passera 42 fois devant un tribunal. Il se verra condamné 33 fois, ce qui lui fera dix-huit ans sous les verrous. Ce n’est pas un révolté. Il subit. L’Evêché devient pour lui comme une seconde maison (pour autant qu’il en possède une première!): Il ressemble fen cela à certains malades âgés actuels qui voient en l’hôpital une résidence secondaire.
Mais il y a aussi les internements…Car Solon, qui a fini par adopter sur le tas la profession de cordonnier, boit. De plus en plus, d’ailleurs. L’alcoolisme fait alors des ravages dans les milieux les plus pauvres. Entre 1858 et 1894, l’Hôpital cantonal accueille 18 fois le raccommodeur de chaussures. Ce n’est pas forcément mauvais pour ses affaires. L’homme peut se permettre d’avoir des trous de mémoire lors des procès. Quand on souffre de delirium, tout devient permis. L accusé s’excuse ainsi de mêler les chaussures qu’il vend de celles qu’il vole.
Expulsion finale
Ce solitaire, même s’il a une compagne qui le trahit souvent, prend insensiblement de l’âge. Pour une police alors très bien organisée par John Cuénoud, avec un agent à chaque coin de rue ou peu s’en faut, il devient une vieille connaissance. Et puis les gens ont, comme toujours, la dénonciation facile. Dans un temps qui reste pour beaucoup celui de la pénurie, une chaise, un matelas de crin, un panier avec six pains, une chemise de femme ou quatre kilos de plomb représentent encore beaucoup. Il s’agira plus tard de simples larcins. Poursuivrait-on encore leur auteur à notre époque où le vol d’automobile tient de l’emprunt non autorisé?
Début 1896, année de cette Exposition nationale de Genève qui exige une ville « propre en ordre », c’est finalement l’expulsion. Il reste alors possible au canton de Genève d’éjecter ses propres ressortissants. Le petit homme (155 centimètres),qu’on devine terriblement usé, quitte la scène. Il disparaît du livre comme Charlot s’éloigne au fond de l’écran, dans ce qu’on appelait au temps du cinéma muet une « fermeture à l’iris ».
Une histoire sans fin
Mais qu’est-il devenu ensuite? Martine Ruchat ne nous le dit pas dans le livre. « Et pour cause », explique l’historienne. « Nous n’en avons pas la moindre idée aujourd’hui. »
Solon, un vrai héros de roman?
Bien sûr, le titre joue de l’ambiguïté. Il s’agit bien du « Roman de Solon ». N’empêche que le lecteur se retrouve pris au piège. Il découvre comment le voleur, avant d’être expulsé de Genève en 1896, a rencontré le journaliste Henri Lejeune. Un homme de gauche, à qui son destin semble exemplaire. Charles Lejeune, son fils, prendra la relève, pour un livre qui ne paraîtra jamais. C’est sa petite-fille qui déposera, comme un enfant trouvé, le manuscrit aux Archives de la vie privée genevoises, créées en 1998 dans l’idée de conserver la parole de ceux qui l’ont peu eue .
« ça, c’est de l’invention », avoue Martine Ruchat. « Les Lejeune père et fils n’existent que dans mon imagination. Il n’y a eu aucun dépôt aux Archives de la vie privée. » Exit (ou exeunt) de l’Histoire les épisodes secondaires du livre.
Un nom connu
Mais alors? Et Solon? « Là, tout reste vrai », rassure l’historienne. « Je suis tombée pour la première fois sur Marc quand je travaillais à ma thèse sur les maisons de correction au XIXe siècle. Son nom m’avait frappé. C’est celui attribué à sa mère naturelle, quand elle a été trouvée abandonnée bébé dans la rue en décembre 1813. » Un nom de législateur athénien, soit dit en passant…
Pour retomber sur ce délinquant d’habitude, il aura fallu des années à Martine Ruchat. « J’avais commencé un travail sur l’inceste. Je lisais donc, aux Archives d’Etat, des liasses de procès, classés par années. Dans l’un d’eux, sans rapport avec l’inceste, est apparu Marc Solon. Le nom a fait tilt. C’était bien le pensionnaire de la Garance. Il n’y avait plus qu’à tirer les fils. »
Une demi-fiction
C’est ainsi qu’est née l’idée d’une demi-fiction. « Quand je faisais ma thèse, dont une forme abrégée a paru en 1990 chez Zoé sous le titre de L’oiseau et le cachot, je rêvais de trouver le journal intime d’un pensionnaire afin de découvrir l’enfermement de l’intérieur. C’était bien sûr utopique. Le roman m’a permis de combler cette frustration. »
Qu’y a-t-il donc d’authentique? « Pour ce qui est de Solon, je vous l’ai déjà dit, tout. Même les paroles adressées à des personnages créés de toutes pièces. Il faut dire que, même si les procès restent courts, l’homme s’est beaucoup exprimé. » L’écrivaine a ainsi respecté le personnage. « La grande tentation était d’en faire le révolté qu’il n’a jamais été. Solon a subi une éducation visant à contenir. A normaliser. Il fallait qu’il entre dans le moule social en se montrant reconnaissant de tout ce que des philanthropes faisaient pour lui. Nous sommes dans une époque où la société entière se veut corsetée.» Pas étonnant, dans ces conditions, que Solon ait trouvé normal de se retrouver sans cesse enfermé. « Il en éprouvait presque le besoin. »
Zones d’ombre
Le livre a connu bien des formes. « J’éprouvais de la peine, dans une fiction genre Zola, à en faire un homme parlant comme au XIXe siècle. J’ai donc éprouvé le besoin d’inventer des intermédiaires comme les Lejeune. »
Pari réussi! Les lacunes de la biographie n’ont du coup plus besoin de se voir comblées. Si l’on sait par exemple ce qu’est devenue sa mère Marie Solon, ses trois frères et sœur illégitimes restent dans l’ombre, faute d’information. « Mais s’ils avaient été liés à ses affaires judiciaires, je le saurais. »
Etienne Dumont, La Tribune de Genève ,29-30 décembre 2008, p.26
Martine Ruchat, professeur à l’ Université de Genève, vient de publier, aux éditions «Antipodes, une intéressante étude sur le phénomène de l’abandon d’enfant et du destin « réservé » à ce dernier, et cela à travers le cas d’un « quidam », Marc Solon, ayant vécu au XIXe siècle. La « philosophie » qui se dégage de l’ouvrage conserve néanmoins une évidente actualité.
Intitulé « Le Roman de Solon ». Enfant placé-Voleur de métier (1840-1896), l’étude évoque le « cas » de Marc Solon, qui fut, en 1840, déposé par sa mère, Marie, dans la boîte à « Toutes-Âmes » de l’hôpital général de Genève. Dans l’esprit de la mère célibataire de 26 ans, il s’agissait d’alléger sa propre vie tout en assurant celle de son fils. Celui-ci connaîtra toutefois une existence difficile et mouvementée, ayant souvent à faire à la Justice et à des condamnations judiciaires.
La biographie de Marc Solon aurait pu se limiter à quelques traces, celles laissées par des « gens de peu »: naissance, baptême, mariage, éventuel divorce et décès, des « faits » qui rythment l’écriture administrative des registres de l’état civil. Solon aurait donc logiquement pu rester un parfait inconnu comme tant de pauvres fichés et classés dans les archives communales. Or, il n’en sera rien car il en aura finalement intéressé plus d’un par sa vie d’enfant placé et de voleur, mobilisant les experts des institutions d’assistance et de Justice et même certains « plumitifs » qui vont se succéder au fil du temps pour écrire sa biographie. Cette « documentation » a été retrouvée dans les archives conservées d’abord par un employé des postes à la retraite passionné d’histoire avant d’être confiée à l’association « Les Archives de la vie privée » connue pour conserver des archives de familles de milieux populaires.
Cette « manne historique » est à l’origine du « Roman de Solon » qui se lit aussi bien comme comme le récit historique et biographique d’un voleur au XIXe siècle à Genève que comme la démonstration d’une carrière de délinquance, sa construction et ses interactions avec d’autres individus de la société locale. L’un des intérêts majeurs de ce livre est de donner la parole, par le biais d’une étude historique sur des sources de premières mains, à un voleur de cette époque. Le livre est aussi une façon de le mettre en scène et d’amener une réflexion sur la responsabilité sociale du « devenir délinquant » ainsi que sur la manière d’écrire l’Histoire.
Le « Roman de Solon », comprend 160 pages, une trentaine d’illustrations regroupant des vues anciennes de la ville et de la région où se situe le récit ainsi que des documents officiels attestant de l’existence juridique du « héros » du livre.
Marc Solon est un être bien réel. Né le dix-sept août 1840 à Genève. Quatrième fils illégitime d’une fille naturelle, Marie Solon, 27 ans. Abandonné dans la « Boîte à toutes âmes » de l’Assistance publique.
Sa vie est une suite de malheurs presque inévitables qui font la procès de la société de son époque. Il est placé chez un paysan d’Avully, de qui on le sépare à 12 ans parce qu’on ne doit pas s’attacher à un père nourricier. On le met à La Garance, un établissement « agricole et industriel » de Chêne-Bougeries, qui sert à dresser des adolescents réfractaires. Le pasteur Vautier, son directeur, veut de l’obéissance, du sentiment, du repentir et des larmes. Solon ne lui donne pas ce qui lui plaît.
Mauvaise tête, fugueur, voleur, coeur dur, il est donc renvoyé. Il continue sa descente. Première prison à 15 ans. Puis 42 comparutions, 33 condamnations, 18 ans sous les barreaux. A quoi il faut ajouter de nombreux internements pour cause d’alcoolisme. Enfin, il est expulsé de Genève à 56 ans, et on perd sa trace.
Martine Ruchat, enseignante à l’université, explique qu’elle est tombée sur ce personnage après qu’une femme a légué aux Archives de la vie privée, dont elle est présidente, un fonds de documents. Par hasard, elle y découvre le compte-rendu d’entretiens qu’un presque contemporain de Solon a eus avec lui juste avant son expulsion.
Henri Lejeune avait 23 ans de moins que le voleur. Il était ouvrier d’usine et écrivait dans Le Drapeau rouge, organe du parti communiste. Il avait le projet, qu’il n’a pas réalisé,de faire la biographie de Solon. Après sa mort, son fils Charles reprend les documents, fouille dans les archives et rédige un texte romancé dont il achève deux parties sur trois.
C’est à partir de tout ça que Le « Roman de Solon » est écrit. Trois strates, trois niveaux de narration. Ça pourrait être intéressant. Le problème est que Martine Ruchat se débrouille mal entre ces trois niveaux. Leur définition est floue, on ne sait souvent pas d’où ça parle.
De plus, ni elle ni Charles Lejeune ne sont romanciers, et si la documentation est riche et les intentions excellentes, les passages narratifs manquent souvent d’intérêt, plus particulièrement quand on se retrouve en focalisation interne, dans la tête de Solon.
D’où sans doute les guillemets du titre, qui sont symptomatiques. Ils évoquent probablement les hésitations de Martine Ruchat quant au genre du texte qu’elle écrit (récit historique, essai, démonstration morale, roman), quant à la méthode qu’elle suit et au but qu’elle poursuit.
Alain Bagnoud, www.blogg.org, publié le 5 décembre 2008