De Rousseau à Dunant : La colonisation et l’esclavage vus de Genève
Etemad, Bouda,
ISBN:978-2-88901-229-9, 2022, 232 pages, 24 €
Si la Suisse n’a pas possédé de colonies, il importe pourtant de questionner ses rapports à l’esclavage et à la colonisation. Ce livre propose de se tourner du côté de la circulation des idées. Bouda Etemad fait le pari que c’est à travers les écrits sur l’expansionnisme européen d’hommes de lettre genevois du XVIIIe et du XIXe siècle que l’héritage colonial de la cité de Calvin se laisse le mieux cerner.
Description
Depuis une vingtaine d’années, l’implication de Genève dans la colonisation et l’esclavage est devenue un sujet périodiquement débattu dans l’espace public. Il s’agit d’un débat problématique, en ce sens que les arguments et les positions des protagonistes s’appuient sur une base documentaire étroite, les archives publiques et privées dans ce domaine étant soit muettes, soit inaccessibles, soit dispersées. L’insuffisance des sources, qui empêche de déterminer la réelle ampleur de l’implication dans des « affaires honteuses », crée une crispation. Il est difficile aujourd’hui de sortir de l’affrontement de deux camps irréconciliables, le premier mettant en avant les complicités genevoises et les torts à redresser, le second affirmant que les générations actuelles ne sauraient être tenues responsables des errements de leurs aïeux.
Si le débat s’est figé, c’est parce que l’accent a été mis jusqu’à maintenant sur les liens noués par Genève avec l’outre-mer à travers le grand négoce, déplaçant au loin hommes, marchandises et capitaux. Or, c’est là que les sources font le plus défaut. Pour décrisper le débat, ce livre propose de se tourner du côté de la circulation des idées. L’auteur y fait le pari que c’est à travers les écrits sur l’expansionnisme européen d’hommes de lettre genevois du XVIIIe et du XIXe siècle que l’héritage colonial de la cité de Calvin se laisse le mieux cerner.
Bouda Etemad est professeur honoraire des Universités de Genève et de Lausanne. Il a notamment publié La Suisse et l’esclavage des Noirs, avec Jannick Schaufelbuehl et Thomas David (Antipodes, 2005) ; L’héritage ambigu de la colonisation. Economies, populations, sociétés (Armand Colin, 2012) ; et Empires illusoires. Les paris perdus de la colonisation (Vendémiaire, 2019).
Soutiens pour la parution:
L’édition de ce livre a reçu le soutien de la Fondation Ernst et Lucie Schmidheiny, de la République et canton de Genève, du Fonds des publications de l’Université de Lausanne, de la Maison de l’histoire de l’Université de Genève et de la Société académique vaudoise.
Les Éditions Antipodes bénéficient d’une prime d’encouragement de l’Office fédéral de la culture pour les années 2021-2024.
Table des matières
INTRODUCTION
1. JEAN-JACQUES ROUSSEAU ET JEAN-FRANÇOIS BUTINI: DEUX PIONNIERS DE L’ANTI-ESCLAVAGISME COLONIAL
2. UN PLANTEUR ESCLAVAGISTE AUX « GOÛTS PHILOSOPHIQUES »: LE CAS DE JEAN TREMBLEY À SAINT-DOMINGUE
3. ÉTIENNE CLAVIÈRE: UN FINANCIER FACE À LA TRAITE NÉGRIÈRE
4. SISMONDI: DE L’ART DE BIEN COLONISER ET DE BIEN SORTIR DE L’ESCLAVAGE
5. UN QUATUOR DE VOYAGEURS SUPRÉMACISTES: HENRI DE SAUSSURE, HENRI GAULLIEUR, ARTHUR DE CLAPARÈDE, ALFRED BERTRAND
6. LÉOPOLD DE SAUSSURE: CHANTRE DU DÉVELOPPEMENT SÉPARÉ
7. GUSTAVE MOYNIER: AU SERVICE DU SOUVERAIN BELGE DU CONGO
8. RENÉ CLAPARÈDE: « CONGOPHOBE » ARDENT ET DÉFENSEUR ZÉLÉ DES INDIGÈNES
9. HENRY DUNANT: LE « JANUS GENEVOIS »
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
Presse
Le regard des lettrés genevois sur la colonisation (et l’esclavage)
Évoquer «La colonisation et l’esclavage vus de Genève» revient à convoquer un vaste aréopage de personnalités qui, pour beaucoup, ont donné leur nom à une rue ou à une institution. Pour aborder ces thèmes éminemment actuels, Bouda Etemad, professeur d’histoire retraité des Universités de Genève et Lausanne, explore en effet une voie bien particulière, celle de la circulation des idées. Ces hommes étaient philosophes, érudits, savants, écrivains, voyageurs, humanistes ou philanthropes. Ils avaient choisi de consigner leurs opinions par écrit. Bouda Etemad s’est plongé pour nous dans leurs textes, des textes «passionnants, extrêmement variés et quasiment inexploités», précise-t-il.
Rousseau n’était pas colonialiste
À tout seigneur tout honneur, l’historien commence par Jean-Jacques Rousseau connu pour être un homme de rupture. Mais était-il vraiment l’anti-colonialiste et anti-esclavagiste convaincu souvent évoqué? Le sujet, depuis quelques années, fait débat. Et comme toujours les écrits ne sont pas aussi tranchés que ne le souhaiteraient les amateurs de certitudes. Tout en soulignant que l’écrivain du Contrat social fut un anti-esclavagiste par principe, l’historien conclut donc: «Rousseau peut parfois instiller l’hésitation dans nos esprits contemporains. Sans doute hésite-t-il à considérer les Noirs réduits en esclavage comme étant ses semblables, mais en aucun cas il ne peut être taxé de colonialiste.»
Au gré des chapitres sont convoqués ensuite un planteur esclavagiste aux goûts philosophiques (Jean Tremblay), un financier qui finit par rejoindre les rangs des abolitionnistes (Etienne Clavière), un partisan de l’occupation française de l’Algérie (Sismondi), enfin un quatuor de voyageurs suprématistes (Henri de Saussure, Henri Gaullieur, Arthur de Claparède et Alfred Bertrand). Parmi ces fils de bonne famille qui affichent au grand jour leur racisme anti-Noir, attardons-nous sur Henri de Saussure (1829-1905) et sur son voyage dans les Antilles qui lui inspire des lettres – certaines publiées dans le Journal de Genève – dont les propos font frémir. Parlant du «nègre» d’Haïti, de Saussure écrit ainsi: «C’est à peine un être humain, le langage lui est à peine échu en partage; tout raisonnement est pour lui chose impossible.»
Le parcours de ce livre se termine, comme il se doit, avec Henry Dunant. Un véritable «Janus genevois», partisan dans un premier temps de la colonisation et de l’esclavage des Noirs en terres d’islam avant d’en prendre le contre-pied. Pas très glorieux tout cela? Le propos de l’historien Bouda Etemad n’est pas de juger ou de condamner, mais d’étudier cet héritage, tout en le replaçant dans son contexte.
Mireille Descombes, Allez savoir !, n°83, mai 2023, UNIL.
Le Temps – L’esclavage dans l’œil des salons genevois
Dans la Genève XVIIIe siècle, écrivains abolitionnistes et acteurs de la traite étaient souvent membres des mêmes milieux. L’historien Bouda Etemad restitue la façon dont les idées, les justifications et les scrupules circulaient.
Article de Sylvie Arsever du 5 févr. 2023. À retrouver complet dans Le Temps.
Avis de lecture de Migdal sur Babelio
Original et stimulant, l’essai de Bouda Etemad, observe l’évolution des idées exprimées sur la colonisation et l’esclavage par des hommes de lettres genevois du XVIII et XIX siècle.
Deux siècles où la fin de la conquête des Amériques laisse place à la colonisation d’une partie de l’Asie puis de l’Afrique. Deux siècles vus de Genève par des hommes qui n’étaient pas tous suisses, mais qui ont résidé dans une cité ouverte sur le monde, finançant des opérations commerciales privées, dans une confédération qui n’a jamais eu de colonies. Un pays qui, durant ces deux siècles fut une terre d’émigrations, irriguant nombre de conquêtes européennes et fournissant des paysans, des mercenaires, des missionnaires, des négociants, qui venus d’un canton neutre, collaborent avec les colons de divers nationalités.
Genève, république calviniste, cité de protestants … qui protestent, par définition, contre les injustices et, par exemple, s’indignent en 1909 de voir le chocolat SUCHARD produit par du « cacao esclavagiste » et boycottent la production de Sao Tomé.
L’auteur analyse les écrits de neuf typologies d’écrivains :
– les philosophes Jean-Jacques Rousseau et Jean-François Butini s’opposent par principe à la colonisation et à l’esclavage, mais l’un et l’autre se gardent bien de dénoncer colonisateurs et esclavagistes. Les écrits de Rousseau sont publiés avec l’aide financière de Pierre-Alexandre DuPeyrou, enrichi par l’exploitation du Surinam, Butini est un abolitionniste qui se révèle défenseur du colonialisme.
– Jean Trembley (1719-1791), planteur à Saint Domingue, est un esclavagiste « doux », dont les méthodes ressemblent à celle de Lafayette qui employait en Guyanne 70 esclaves exploités avec « douceur » pour ménager leur fécondité et leur productivité.
– Etienne Clavière (1735-1793) est un financier, négociant actif dans le commerce des indienneries, et donc le commerce triangulaire, puisque les navires qui déchargeaient les africains en Amériques, rentraient avec du fret. Clavière est l’un des fondateurs, avec Brissot et Mirabeau, de la Société des Amis des Noirs (SAN) en 1788 à Paris.
– Jean-Charles Sismondi (1773-1842), membre du groupe de Coppet qui se réunit chez Madame de Staël, étudie la colonisation de l’Algérie et préconise des méthodes efficaces se dispensant de l’esclavage.
– Henri de Saussure (1829-1905), et d’autres explorateurs, croient à la mission civilisatrice des européens chargés d’éduquer et de développer les africains jugés « inférieurs ». Ces voyageurs visitent une partie des pays concernés et ont une pensée suprémaciste indéniable mais nullement choquante pour les lecteurs du XIX.
– Léopold de Saussure (1866-1925) , fils du précédent, un chantre du développement séparé, dénonce l’assimilation à la française.
– Gustave Moynier (1826-1910), un des principaux propagandistes du roi des belges Léopold II, soutient son appropriation du Congo. Il préside de 1864 à 1910 le Comité international de la Croix-Rouge qu’il a fondé avec Henri Dunant.
– René Claparède (1863-1928), à l’opposé du « congolâtre » précédent, est un « congophobe » virulent qui dénonce les abus dont sont victimes les congolais. Son action est aujourd’hui aussi oubliée que méconnue alors qu’il a fait venir à Genève un Chef Iroquois en 1923 pour témoigner devant la SDN et rappeler les droits des « natives » !
– Henry Dunant, (1818-1910) est colon en Algérie et Tunisie, ce qui lui vaut de devenir français en 1859. Il représente « la Compagnie Genevoise des colonies suisses » puis crée sa propre compagnie qui fait faillite en 1867. « Janus genevois » il obtient en 1901 le prix Nobel de la Paix pour son action au sein de la Croix Rouge.
Plusieurs de ces personnages sont d’origine française, huguenots réfugiés à Genève depuis l’édit De Nantes, et récupèrent cette nationalité à la Révolution … offrant à Etienne Clavier le privilège (?) de mourir embastillé lors de la grande terreur en 1793. Beaucoup sont connectés aux réseaux d’affaires d’Amsterdam, Bordeaux, Londres ou Nantes.
Les textes cités par Bouda Etemad choqueront certains lecteurs qui les jugeront « politiquement incorrects » mais le chercheur conclut « s’en indigner comme on est sommé aujourd’hui de le faire … serait un parti pris extrême qui ne peut qu’appauvrir le débat ».
Cet ouvrage est une mine d’or. En deux cents pages et neuf chapitres l’auteur livre des textes de référence, les inscrit dans leur contexte politique et idéologique, présente leurs auteurs, offre une bibliographie de quatorze pages, et couronne l’ensemble d’une conclusion remarquable qui synthétise en six pages l’ensemble de son étude qui, n’éludant aucune facette du drame, évoque aussi l’esclavage « arabe » et ses razzias africaines multi-séculaires.
Clair, factuel, pédagogique, cet essai stimule le lecteur conduit à s’interroger sur la colonisation et l’esclavage pratiqués par les pays européens et les réactions ainsi provoquées.
Reçu à l’occasion de la « Masse Critique Non-Fiction : recul et réflexion », je remercie vivement Antipodes et Babelio pour la qualité de cet envoi.
Critique sur le site Babelio, le 27 mars 2023