De la révolution féministe à la Constitution
Mouvement des femmes et égalité des sexes en Suisse (1975-1995)
Kiani, Sarah,
2019, 286 pages, 32 CHF, 26 €, ISBN:978-2-88901-136-0
En s’intéressant aux mouvements féministes suisses de ces quarante dernières années, Sarah Kiani questionne les rapports entre militantisme institutionnel et non institutionnel. Elle interroge également l’évolution du mouvement des femmes, porteur d’une pluralité de visions quant au sens à donner à l’égalité des sexes, ainsi que les conceptions étatiques sur la question de l’égalité.
Description
Cet ouvrage revient sur l’histoire de la mise en place des mesures constitutionnelles et légales pour garantir l’égalité des sexes en Suisse.
En s’intéressant aux mouvements féministes suisses de ces quarante dernières années, Sarah Kiani questionne les rapports entre militantisme institutionnel et non institutionnel. Elle interroge également l’évolution du mouvement des femmes, porteur d’une pluralité de visions quant au sens à donner à l’égalité des sexes, ainsi que les conceptions étatiques sur la question de l’égalité.
Explorant une période peu abordée – les années dites de «démobilisation» entre 1980 et 1990 – ce livre comble une lacune de l’histoire du mouvement des femmes en Suisse. Il permet de mieux comprendre comment les lois actuelles pour l’égalité ont été pensées et ce que ces conceptualisations révèlent de l’évolution des rapports de genre en Suisse.
Table des matières
Introduction
• Repères historiographiques
• Le mouvement des femmes : de l’«Espace» au «champ»
• Des vagues de féminisme?
• Les actrices
• Les archives
• L’histoire orale
Le mouvement des femmes en Suisse dès la fin du XIXe siècle
• Le nouveau mouvement des femmes: un mouvement social
• La marche sur Berne
• Accords et désaccords stratégiques
• Le champ féministe au début des années 1970
L’article constitutionnel pour l’égalité des sexes (1975-1981)
• Contexte d’émergence de la question de l’égalité des sexes
• Organisation de la campagne égalité: actrices et alliances
• Procédure de consultation et registres argumentatifs en défaveur de l’initiative
• Message du Conseil fédéral et discussions aux Chambres
• Différence des sexes et article constitutionnel
• Vote du 14 juin 1981
• Évolution des répertoires d’actions et de la structure du champ féministe
Reconfiguration du champ (1981-1991)
• L’égalité des sexes est l’égalité professionnelle
• Mesures pour l’égalité des sexes
• Pluralisme dans le mouvement des femmes et trajectoires
• Les «privilèges» des femmes: une rhétorique libérale
• Les initiatives parlementaires d’Yvette Jaggi et d’Anita Fetz
• Les terrains juridiques du féminisme: les bureaux de l’égalité
• Le mouvement des femmes et l’égalité salariale
• L’influence du nouveau mouvement des femmes
• La grève nationale des femmes
• La trajectoire d’une figure de la grève: Christiane Brunner
• Répertoires d’action et grève des femmes
• Presse et grève des femmes: entre bienveillance et pique-nique des dames
• Évolution de la structure du champ
La loi pour l’égalité: Contexte
• L’avant-projet de loi: réticences patronales et féministes
• Discussions parlementaires
• Prises de position féministes sur la LEg
• Égalité et rentabilité: le tournant néo-libéral
• Féminisme et néolibéralisme dans la Suisse des années 1990
Conclusion
Liste des abréviations
Bibliographie
Presse
Compte-rendu dans la Revue de la Société suisse d’histoire
L’ouvrage de Sarah Kiani, De la révolution féministe à la Constitution, fait partie de ces rares livres scientifiques qui provoquent successivement intérêt, admiration, émotion et agacement; ce dernier sentiment n’étant déclenché que par les évènements racontés. Issu de son travail de thèse, il s’attèle à retracer le rôle du mouvement des femmes de Suisse sur les politiques fédérales en matière d’égalité hommes-femmes entre 1975 et 1995. Comme le titre le suggère, l’autrice s’intéresse avant tout à l’impact de certaines actions non conventionnelles portées par des groupes non institutionnalisés (révolution féministe) sur les procédés législatifs (Constitution). Fondée sur un riche corpus de sour-ces mélangeant documents officiels, articles de presse, lettres et entretiens, l’analyse est structurée par l’utilisation de concepts de la science politique et de la sociologie (théorie des mouvements sociaux, notion de champ).
Après un bref chapitre revenant sur l’histoire des mouvements des femmes en Suisse, le livre aborde une première période qui s’étend de la conception de l’initiative destinée à inscrire l’égalité professionnelle et familiale entre les sexes dans la Constitution (le futur article 4 bis) à son adoption le 14 juin 1981. Lancée en 1975, la campagne pour l’initiative se base, entre autres, sur des idées plus anciennes (égalité salariale) et de nouvelles opportunités (volonté de mieux s’intégrer dans l’économie internationale) que l’au-trice retrace dans une première sous-partie. Elle explore ensuite la constitution de ce mouvement social, en réussissant le tour de force d’en transmettre le caractère instable et parfois accidentel. Elle montre alors, et c’est un des points les plus intéressants de cet ouvrage, des imbrications entre les «vagues» féministes et des familles idéologiques (libéralisme et socialisme) plus fréquentes et plus complexes que la littérature ne l’a jusqu’ici soutenu. Cette première partie se termine sur le constat de l’influence du nouveau mouvement des femmes (MLF, puis féministes marxistes) sur la politique officielle grâce à l’utilisation d’un répertoire d’actions renouvelé (contestations variées dans l’espace public et usage du droit d’initiative); influence marquée par la domination d’une conception de l’égalité alors portée par les féministes marxistes, celle de l’égalité salariale.
La deuxième période porte sur les stratégies adoptées par le mouvement des femmes pour que soit mise en pratique l’égalité professionnelle et familiale nouvellement reconnue par la Constitution. L’autrice introduit les groupes qui se créent à la suite de l’adoption de l’article 4 bis afin de passer «de l’égalité formelle à une égalité de fait» (p. 134). Vient ensuite l’examen des différentes stratégies mises en place: initiatives parlementaires, création de bureaux de l’égalité cantonaux, travail syndical, activisme au sein du Parti socialiste, le tout couronné par une analyse très poussée de la grève des femmes du 14 juin 1991. Se dessine alors, sur cette période, un champ où prédomine les féministes socialistes et marxistes, ce qui met au centre la question de l’égalité professionnelle (et surtout salariale) et des moyens d’action renouvelés (la grève), mais, comme le souligne l’autrice, ce groupe est loin d’être homogène, partagé entre membres de la gauche traditionnelle et d’autres de la Nouvelle gauche (MLF, entre autres).
La troisième période traite de l’après-grève jusqu’à l’adoption de la loi sur l’égalité (LEg) le 24 mars 1995, avec l’objectif de comprendre pourquoi et par qui les thématiques féministes sont portées, reprises, en partie dénaturées. Le chapitre se concentre d’abord sur les structures d’opportunités politiques permettant d’expliquer que la question de l’égalité de fait soit prise en compte dans la politique fédérale (entre autres grève); une analyse contextuelle particulièrement intéressante, large et précise dans sa recherche des causes de ce succès. L’autrice s’arrête ensuite sur les différentes opinions concernant un projet de loi focalisé sur les inégalités liées au travail salarié avant de clore cette longue enquête sur la rencontre entre l’idée d’égalité et celle de rentabilité dans les années 1990. Cette appropriation d’idées féministes par la sphère économique aura le mérite d’accélérer la mise en place de certains outils nécessaires à rentabiliser les investissements faits sur les femmes (formation) comme les crèches, mais elle n’aura que celui-là, mettant notamment de côté d’autres propositions comme la redistribution des tâches ménagères. Ainsi, sur la fin de la période, le constat est sans appel. Après avoir réussi à imposer ses thématiques (égalité salariale et professionnelle) au cœur du champ féministe et influé sur le contenu du concept d’égalité ainsi que sur certaines lois en partie grâce à son institutionnalisation, le mouvement des femmes assiste à la marchandisation de ses idées, en guise d’un premier backlash annonciateur du 14 juin 2019.
Traitant d’un passé très récent et d’une actualité encore plus que vive, l’ouvrage de Kiani ne souffre que du défaut de sa principale qualité, sa richesse: face au foisonnement des informations et des thématiques, quelques repères chronologiques et une structure plus claire auraient parfois été bienvenus. Ce livre a l’immense mérite de s’attaquer à une période peu étudiée et à en rendre la complexité tout en étant, comme rarement, précieux pour la compréhension du présent. Les féministes d’aujourd’hui s’agaceront sans doute des lenteurs persistantes et d’une violence discrète de certains procédés de consultation du Conseil fédéral, mettant sans vergogne de côté des organisations jugées trop radicales. Elles seront sans doute émues de croiser, dans un livre d’histoire, des femmes infatigables, telle Maryelle Budry, qui arpentent aujourd’hui encore les manifestations, et de réaliser que la grève de juin 1991 a été aussi belle, joyeuse et contestataire que celle de juin 2019.
Compte-rendu de Laure Piguet, revue de la Société suisse d’histoire (SSH) n°71/3, 2021
Compte-rendu – REVUE LE MOUVEMENT SOCIAL
L’ouvrage de Sarah Kiani analyse les dynamiques du mouvement des femmes dans le contexte suisse du dernier quart du XXe siècle, et notamment les mobilisations et débats portant sur l’égalité des sexes. Deux moments mettent la question à l’agenda politique suisse, sous la double influence du mouvement des femmes et de la politique des instances européennes, dans le cadre du rapprochement souhaité avec le Conseil de l’Europe. Il s’agit de la proposition d’inscrire l’égalité des sexes dans la Constitution suisse, qui est âprement discutée de 1975 à 1981, puis du vote d’une loi concernant sa mise en application, qui advient en 1995.
L’autrice se propose d’analyser « l’impact du mouvement des femmes sur les mesures constitutionnelles et légales en faveur de l’égalité des sexes en Suisse » (p. 8). Cela suppose d’établir quelles sont les modalités de l’influence du mouvement des femmes (actrices et acteurs, organisations, répertoires d’action). Se pose également la question des processus inverses, qui sont abordés plus en filigrane : quelle influence le type de mobilisations, de revendications, de rapport à l’État eut-il en retour sur le mouvement des femmes ?
L’historienne prend soin de définir dès l’entame le cadre théorique et conceptuel dans lequel s’inscrit sa recherche, au-delà du prisme général du genre comme catégorie et outil d’analyse. Si elle caractérise le mouvement des femmes comme un mouvement social, elle choisit de ne pas définir le féminisme comme un critère de classement des actrices et des stratégies mises en œuvre, incluant dans le mouvement des femmes des militantes et groupes militants qui sans s’en revendiquer ont contribué à la mobilisation. C’est avec le même souci qu’elle choisit de faire usage, pour décrire l’espace des contestations, du concept bourdieusien de « champ », l’appliquant comme d’autres à l’analyse des mouvements sociaux, dès lors qu’ils se structurent et comportent une part d’institutionnalisation. Ce concept lui permet d’envisager « l’espace de la cause des femmes » « comme un lieu de militances hétérogènes et polarisées » (p. 18) au sein duquel il s’agit d’analyser l’évolution des rapports de force, mais aussi comme un espace relativement autonome, sans nier que des facteurs externes à celui-ci jouent un rôle important dans sa configuration. Enfin, dans la première partie, elle affine sa définition d’un « mouvement social » et justifie son application au « nouveau mouvement des femmes » : « il s’agit d’une action collective qui prend place hors des institutions, organisée selon un mode informel et définie par une forte cohésion identitaire, en faveur d’un ou de plusieurs changements politiques » (p. 39).
Sarah Kiani ne reprend pas à son compte la division de l’histoire du féminisme en « vagues », dont elle déplore la dimension fictionnelle, au fondement de mises en cohérence générationnelles artificielles, lissant au passage la diversité et les continuités/chevauchements. Il se trouve par ailleurs que la périodisation en deux vagues ne correspond pas à l’histoire du mouvement des femmes en Suisse, puisqu’il y eut en quelque sorte collision entre le temps du mouvement pour l’égalité politique (le droit de vote des femmes n’est obtenu qu’en 1971) et celui de ce que l’autrice nomme le nouveau mouvement des femmes ainsi que les phénomènes d’institutionnalisation. Dès lors la périodisation adoptée suit la chronologie spécifique au contexte helvète. Les actrices étudiées sont plutôt les plus récentes, constituées essentiellement à partir de 1968, MLF et FBB, son correspondant alémanique, en lien avec la « Nouvelle Gauche », « groupes de conscience », puis, à la fin des années 1970, OFRA1, s’inscrivant davantage dans une logique de classe et centrée sur le monde du travail.
La première partie fournit les éléments historiques concernant les mouvements des femmes en Suisse, l’autrice proposant ainsi une analyse chronologique de l’évolution du « champ féministe » (p. 46), de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1970. Elle décrit d’abord la place croissante prise par les associations suffragistes face au courant évangélique et philanthropique et à celui des associations d’ouvrières, les stratégies mises en œuvre et les modes d’action employés. Dans un deuxième temps et dès avant l’obtention du droit de vote, le mouvement suffragiste décline tandis qu’émerge le « nouveau mouvement des femmes » (p. 37), qui conteste en partie l’héritage du précédent. L’évocation de la marche sur Berne du 1er mars 1969 est l’occasion pour l’autrice de mettre en scène la rencontre entre les deux courants, leurs divergences mais aussi leurs points communs, et surtout l’erreur qui consiste à les décrire comme deux blocs délimités du point de vue des stratégies et des répertoires d’action. Sarah Kiani démontre ainsi que la rupture radicale avec le passé décrite par l’historiographie traditionnelle « reproduit plus souvent le discours des militantes elles-mêmes » (p. 45). Elle attribue cependant bien des traits distinctifs à chacun, puisqu’elle évoque une lutte produisant une modification progressive des positions au sein du champ considéré, avec l’irruption du « nouveau mouvement des femmes » dans la foulée de 1968. Elle retient comme critère, en reprenant les termes de Bourdieu, la position occupée vis-à-vis du « champ du pouvoir » (p. 47), mesurée grâce au degré d’institutionnalisation, qui demeure un fil conducteur dans le reste de l’ouvrage.
La deuxième partie porte sur la campagne pour l’inscription dans la Constitution d’un article proclamant l’égalité des sexes, de 1975 à 1981, à partir du droit d’initiative dont dispose les citoyens suisses s’ils peuvent faire état de 50 000 signatures à l’appui de leur proposition. L’autrice décrit en détail les étapes du processus, les organisations qui se situent dans le périmètre de la campagne, avec des degrés divers d’investissement, les divergences entre elles, mais aussi l’argumentation publique mise en avant, assez modérée, et la contre-argumentation des courants et organisations hostiles à la modification de la Constitution. La fin du chapitre permet à nouveau une analyse de l’évolution du « champ ». L’autrice considère d’une part les modes d’action utilisés en fonction des ressources dont sont dotées les organisations (les plus dotées tendant à user de répertoires plus conventionnels, les moins dotées de « stratégies de confrontations » (p. 122) et d’autre part l’évolution des rapports de force entre courants. L’analyse montre un mouvement suffragiste puissant mais déclinant, nécessitant l’appui du nouveau mouvement des femmes pour mener la campagne, les nouvelles féministes recourant par ailleurs, de manière surprenante, au « répertoire d’actions du droit » : d’après Sarah Kiani, c’est justement cette utilisation qui va permettre au nouveau mouvement des femmes d’occuper progressivement une position dominante, en y intégrant aussi son répertoire plus habituel (actions de rue notamment), imposant au passage sa définition du féminisme. Décrivant ensuite l’émergence, à partir de 1975, du « féminisme marxiste » (p. 124) souhaitant « penser ensemble oppression des femmes et oppression capitaliste » (p. 125), l’autrice emprunte à Bourdieu les notions d’avant-garde (les nouvelles venues influencées par le marxisme), avant-garde consacrée (le nouveau mouvement des femmes qui s’essouffle déjà) et avant-garde vieillissante (les organisations traditionnelles).
La troisième partie commence en 1981 alors que la Constitution a été modifiée mais qu’il reste à mettre le principe d’égalité des sexes en application, notamment en commençant par répertorier et dénoncer les discriminations envers les femmes. La décennie qui s’ouvre est l’occasion d’une nouvelle « reconfiguration du champ » (p. 135). La position dominante progressivement conquise par les « féministes marxistes » entraîne la centralité croissante de l’égalité salariale comme revendication. Elle s’accompagne également d’une institutionnalisation du féminisme qui se conçoit en dialogue avec l’État, en tentant d’intégrer les problématiques féministes à l’agenda politique. La tentative de mise en application du principe d’égalité des sexes provoque la mise en place de dispositifs d’État, tels la Commission fédérale pour les questions féminines ou les Bureaux de l’égalité (p. 162), dans lesquels d’anciennes militantes s’intègrent et se professionnalisent. Cette institutionnalisation ne signifie pas pour autant un déclin du mouvement des femmes, dont Sarah Kiani décrit le dynamisme maintenu et la pluralité des répertoires d’actions et des stratégies. Les militantes se mobilisent sur une orientation antimilitariste, contre la participation des femmes à la Défense nationale, en 1982, investissent des stratégies législatives et des terrains juridiques autour de la question de l’égalité salariale, utilisent également à cette fin le militantisme syndical et organisent une grève nationale des femmes le 14 juin 1991, événement majeur de l’histoire du mouvement, dans un pays où la grève est par ailleurs interdite. Celle-ci, très réussie (ce que Sarah Kiani attribue à « la structure des opportunités politiques du début des années 1990 » (p. 199), a un fort impact, contraignant le gouvernement à sortir plus tôt que prévu son projet de loi pour l’égalité (p. 189). Sur l’ensemble de la décennie, l’historienne décrit l’importance des circulations, notamment entre générations, en termes de répertoires d’action. Elle explique également que le courant marxiste devenu dominant demeure influencé par le nouveau mouvement des femmes, notamment au sein du mouvement syndical où se sont montés les « groupes femmes » (p. 196). Elle fait également une large place aux trajectoires biographiques des militantes, montrant par là la circulation entre les différents courants, mais aussi les possibilités de carrières offertes par le féminisme. Elle s’appuie pour cela sur une série d’entretiens qui complètent ses sources imprimées.
La quatrième et dernière partie porte sur l’après-grève des femmes jusqu’à la mise en place de la loi pour l’égalité en 1995. L’autrice analyse alors un changement de conjoncture politique et économique qui modifie la place de la revendication féministe d’égalité : la question de l’égalité des sexes et reprise et instrumentalisée dans le cadre de ce que Sarah Kiani nomme le « tournant néolibéral » (p. 202), reprenant à son compte les réflexions de Nancy Fraser sur une forme d’alliance contre-nature entre féminisme et capitalisme, le premier n’obtenant que des succès d’estime, des victoires culturelles et non inscrites dans les faits, tandis qu’un féminisme « libéral » de la réussite individuelle nourrit « le nouvel esprit du capitalisme2 ». En Suisse, certains milieux patronaux expliquent à quel point l’égalité professionnelle pourrait servir l’économie suisse et se prononcent pour la lutte contre les discriminations dont les femmes sont victimes (p. 226), tandis que se développe un « backlash » antiféministe.
L’impact du mouvement des femmes sur les processus législatifs est incontestable, de même que son influence sur la conception de l’égalité présente dans le débat public qui, si elle est « fluide, changeante » (p. 244) et demeure selon l’autrice sur un modèle « libéral », évolue aussi dans le sens que lui donne le mouvement des femmes : la conception dominante tend durablement à considérer les discriminations comme résultant de caractéristiques individuelles, mais la dimension des conditions sociales et structurelles des inégalités est parfois prise en compte dans les recherches et politiques publiques menées.
Cette question des différentes conceptions de l’égalité pourrait être encore développée et clarifiée. Deux autres aspects mériteraient sans doute également d’être creusés. Le premier tient à la dimension parfois contradictoire d’une approche qui structure le propos autour de courants différents qui s’affrontent au sein du champ féministe tout en remettant en cause le caractère monolithique desdits courants. Les deux analyses convainquent mais gagneraient sans doute à être mieux articulées, peut-être, sans nécessairement réintroduire la périodisation en vagues, en allant plus loin dans l’analyse des générations. La question des vagues peut faire l’objet d’une autre remarque. On l’a dit, les femmes helvètes n’obtiennent le droit de vote qu’en 1971, si bien que suffragisme, nouveau mouvement des femmes et institutionnalisation s’entrechoquent, mais on aimerait comprendre le retard pris par rapport à la moyenne des pays occidentaux, et voir à quel point le décalage produit des caractéristiques différentes des mouvements, notamment s’agissant du combat pour l’égalité civique.
Notes de lecture d’Ingrid Hayes, Revue Le Mouvement social, 16/10/2021
Egalité: la course d’obstacles des femmes à travers les institutions
Sarah Kiani analyse en détail les développements qui ont mené de l’idée d’un article constitutionnel sur l’égalité entre les sexes (1975) à sa concrétisation au travers de la loi sur l’égalité entre femmes et hommes (1995).
En Suisse comme ailleurs, les revendications féministes plongent toutefois leurs racines jusque dans le 19e siècle. Dans une première partie, l’auteure retrace l’histoire des mouvements de femmes depuis la création des premières associations féministes, en passant par l’avènement du suffrage féminin.
Un tournant pour les femmes
Refusé dans les urnes en 1959, le suffrage féminin au niveau fédéral est adopté en votation le 7 février 1971. C’est un tournant pour les femmes; et elles n’ont pas seulement gagné le droit de vote, mais aussi celui de lancer des initiatives populaires.
Durant la même période, dans la mouvance de 1968, apparaît un tout nouveau mouvement de femmes, organisé sur un mode informel, qui se développe de manière un peu sauvage, complètement en dehors des institutions. Elles dénoncent l’oppression du patriarcat et scandent un slogan nouveau: «Le personnel est politique!» Les questions liées au corps, à la sexualité, au droit à l’avortement occupent une place centrale.
C’est une période intense, où les divers mouvements de femmes se rencontrent, se heurtent, apprennent à se connaître. Des idées nouvelles, des conceptions autres du vivre ensemble entre femmes et hommes se font jour. Le livre montre la pluralité et la fluidité des formes que prennent les luttes des femmes, entre les tendances principales et à l’intérieur des divers groupes. Malgré les innombrables différences, il est fascinant de voir comment les femmes parviennent à s’entendre et à unir leurs forces.
En 1975 donc, le 4e Congrès suisse des intérêts féminins décide de lancer une initiative pour ancrer dans la Constitution le principe d’égalité entre hommes et femmes.
L’air du temps, la Suisse dans le contexte international
L’article constitutionnel pour l’égalité (1981), et plus tard la loi fédérale sur l’égalité entre femmes et hommes (LEg, 1995), ne doivent pas uniquement leur succès au lobbying des mouvements féminins, mais également au contexte international du moment.
Il faut dire que la Suisse se trouve sous pression. En 1974, le gouvernement suisse peut enfin signer la Convention des droits de l’homme du Conseil de l’Europe – puisque désormais les femmes jouissent du droit de vote. L’Onu proclame 1975 «Année de la femme». En France, la loi Veil autorise l’avortement.
Dans le même mouvement, un comité des ministres du Conseil de l’Europe est fondé dans le but «d’inventorier les domaines où une action de l’Organisation pourrait être entreprise afin de supprimer les obstacles à l’égalité effective de l’homme et de la femme». En 1979, l’Assemblée générale de l’Onu adopte la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. En comparaison internationale, la Suisse ne s’illustre pas par sa modernité. Or, le gouvernement suisse cherche une meilleure intégration européenne.
Dans les années 1990, l’économie est en crise: l’augmentation du chômage se conjugue avec une pénurie de personnel qualifié. La main-d’œuvre étrangère, de plus en plus réglementée, n’y suffit plus. Il ne reste plus qu’à motiver les femmes bien formées à entrer dans le marché du travail.
L’article constitutionnel et la loi sur l’égalité
Le suffrage féminin, c’était somme toute très simple. L’égalité, c’est autre chose. En effet, l’initiative de 1975 ne se borne pas à demander l’égalité de droit ou l’égalité salariale. Elle vise les mêmes droits et les mêmes devoirs des conjoints au sein de la famille. Les fondements de la société vont en être ébranlés. L’auteure récolte dans les débats des perles succulentes, par exemple: «Il faut prendre en compte que la majorité des femmes vont délaisser leurs obligations familiales au profit du travail salarié. Leur fuite des obligations parfois épuisantes du foyer dans des activités hors de la maison sera constitutionnellement justifiée.»
L’initiative exige l’égalité des hommes et des femmes en matière d’éducation, de formation professionnelle et d’accès à l’emploi. La Confédération disposerait d’un délai de cinq ans pour la concrétiser.
Le débat est chaud. Finalement, un contre-projet moins ambitieux est accepté le 14 juin 1981 à une large majorité du peuple et des cantons.
Mais si l’article constitutionnel permet une application directe en matière d’égalité des salaires, il ne procure aux femmes aucune protection en cas de licenciement, ni ne les décharge du fardeau de la preuve.
Une loi doit donc concrétiser le principe constitutionnel. Un postulat déposé par Yvette Jaggi (PS/VD) débouche sur la création d’un groupe de travail sur les inégalités salariales, et en 1988 sur un premier rapport sur l’égalité des salaires. C’est la première fois que des chiffres sont publiés sur cette question.
La loi sur l’égalité concerne uniquement le monde du travail, plus précisément, le travail salarié. Petite concession: la création du Bureau fédéral de l’égalité, qui doit s’employer à éliminer toute forme de discrimination, directe ou indirecte, dans tous les domaines. Toutefois, les programmes d’encouragement dont il doit contrôler la mise en œuvre et les aides financières qu’il doit traiter concernent uniquement la vie professionnelle des femmes.
L’envers de la médaille
Les années 1980-1990 ont vu des progrès notables en matière d’égalité: le nouveau droit matrimonial, la loi sur l’égalité, en matière d’AVS la rente individuelle, le splitting, les bonifications pour tâches éducatives et d’assistance. A côté d’une élévation de l’âge de la retraite des femmes, la 10e révision de l’AVS prévoyait de réelles compensations qui ont sensiblement amélioré leur vie.
Malheureusement, le principe d’égalité est régulièrement invoqué pour infliger aux femmes de nouvelles obligations – ou tout au moins pour tenter de le faire. Le service militaire: les femmes devraient alors «assumer les rôles d’infirmières, de soignantes, et de femmes de ménage de la nation pendant que ces messieurs devraient héroïquement nous protéger avec leurs fusils. Un partage des rôles flexibles!» (Ofra, 1981, citée par l’auteure) En 1990, le principe d’égalité ouvre le débat sur la levée de l’interdiction du travail de nuit pour les femmes.
Le principe d’égalité est aujourd’hui, une fois de plus, mis à contribution pour justifier l’harmonisation de l’âge de la retraite entre femmes et hommes. Or, la récente révision de la LEg sur le contrôle de l’égalité de rémunération, ou l’introduction des seuils de représentation des sexes dans les conseils d’administration et les directions des grandes entreprises, ne représentent que des pas de fourmis en matière d’égalité. L’égalité de fait, pourtant expressément mentionnée dans l’article constitutionnel, reste une vision de l’esprit. Depuis des années, il n’y a dans la pratique aucune avancée significative qui puisse justifier ce nouveau sacrifice que l’on demande aux femmes au nom de l’égalité des droits.
Et à l’avenir
En 1975, l’idée de réaliser l’égalité entre les femmes et les hommes dans tous les domaines était révolutionnaire. Elle l’est aujourd’hui encore – il faut voir les résistances rencontrées par les deux minuscules avancées citées ci-dessus.
Pour réaliser l’égalité de fait, il est indispensable de ne pas la confiner à une sphère privée qui échapperait ainsi à l’action du législateur. Les femmes vont continuer à lutter pour rendre visible leur vie invisible.
Danielle Axelroud, parution dans Domaine Public, 31 janvier 2020 (DP 2272)