L’Art Brut
Actualités et enjeux critiques
Capt, Vincent, Lombardi Sarah, Meizoz, Jérôme,
2017, 215 pages, 24 €, ISBN:978-2-88901-138-4
De plus en plus de chercheur·e·s de toutes disciplines se penchent sur ces objets issus de lieux non répertoriés, tirés d’on ne sait où par des personnes sans légitimité artistique aucune. Un peu d’effet de mode, ainsi qu’un long travail de défense de l’Art Brut par des collectionneurs et par des amateurs, font de cet art hors catégorie un Sujet d’étude. Car cet objet, l’Art Brut, se révèle rapidement comme Sujet, actif, qui chahute des disciplines universitaires encore bien cloisonnées, qui les force à sortir de leur zone de confort et même à collaborer. En témoignent dans ce livre des textes d’historiens, de linguistes, de poéticiens, de sociologues, de critiques d’art et de théoriciens de l’esthétique.
Description
À l’été 1945, le peintre Jean Dubuffet désigna sous le nom d’Art Brut des créations confrontant l’histoire de l’art à une forme de perplexité, tant les productions retenues, situées hors du champ officiel de l’art et dont les auteurs étaient tous autodidactes, interrogeaient les conventions artistiques de l’époque.
Depuis, l’Art Brut a intégré le champ de l’art notamment sur le plan des expositions et du marché. Il demeure toutefois un pôle qui semble irrésistiblement échapper à qui tente de le cerner de trop près.
Objet frontière de réflexion par excellence, l’Art Brut a la capacité de réunir sur le plan de l’organisation sociale des savoirs, autant le sociologue des institutions, l’historien de l’art ou de la psychiatrie, l’analyste de discours que le psychologue.
Le concert interdisciplinaire auquel invite le présent ouvrage réunit des spécialistes de l’Art Brut de tous bords et discute en particulier de la prospection de créateurs contemporains, de modalités actuelles d’exposition et du rôle d’opérateur critique dont se dote aujourd’hui encore l’Art Brut, tant pour ce qui concerne l’histoire culturelle que pour la pensée de l’art et du langage.
Cet ouvrage, richement illustré, s’adresse aux spécialistes de l’Art Brut ainsi qu’à toute personne intéressée par le sujet,ainsi que par l’organisation du champ de l’art et celle des pratiques artistiques sur les plans culturels, institutionnels et politique.
Table des matières
- Avant-propos (Sarah Lombardi et Jérôme Meizoz)
- Introduction (Vincent Capt et Baptiste Brun)
L’art brut en dialogue avec les sciences humaines
- L’Art Brut: axiologie d’une artification (Nathalie Heinich)
- De la nécessité de complexifier l’objet. Enquête dans la « zone grise »de l’Art Brut (Myriam Perrot)
- L’Art Brut, un observatoire pour les processus psychiques de la création (Pascal Roman)
- Où va l’Art Brut? (Gérard Dessons)
À la recherche de l’Art Brut
- L’Art Brut en ses marges: L’exemple de Gaston Chaissac (Vanessa Noizet)
- Le « brut » à l’épreuve du « contemporain » (Céline Delavaux)
- Le Fou, le Nègre, le Montagnard. Chercher l’Art Brut aujourd’hui: l’écueil postcolonial de l’essentialisme? (Baptiste Brun)
- Arte Incomum: l’Art Brut à la 16e Biennale de São Paulo (1981) (Valentina D’Avenia)
Corpus et expositions d’art brut
- L’Art Brut à l’épreuve de YouTube: le cas de Wendy Vainity, alias Madcatlady (Charlotte Laubard)
- L’Art Brut et les matériaux « pauvres »: pour une autre économie de l’art. L’exemple de la Fabrique d’Auguste (Pauline Goutain)
- Paroles de commissaires. Les expositions temporaires d’Art Brut depuis 1967 (Brigitte Gilardet)
- Mythologies scénographiques: noir ou blanc? (Deborah Couette)
- Présenter l’Art Brut: Table ronde du 4 novembre 2016 modérée par Françoise Monnin, avec la participation de James Brett, Sarah Lombardi, Jean-David Mermod et Michel Thévoz
Ouverture
- Mon parcours dans l’art singulier (Laurent Danchin)
Presse
L’art brut mangé sans bruit
Populaire, foutraque, incontrôlable, l’art des marges émarge finalement au petit milieu feutré et select de l’art, des musées, des galeries et du commerce haut de gamme. Ce destin de l’art brut, concept inventé en 1945 par l’artiste Jean Dubuffet, ressemble à une partie du street art dont les graphs sortis des murs irréguliers et des wagons de chemin de fer se sont fait une place «bankable», absorbés par le profit et la spéculation ibérale. L’art brut a subi cette appropriation. C’est désormais un genre artistique, une catégorie de l’histoire de l’art et finalement un secteur très convoité des marchands et riches collectionneurs. Cette captation nie les auteur•ices, reclus•es du milieu de l’art, autodidactes qui n’auraient jamais imaginé faire admirer et mettre leurs bricoles en vente. Terminé, le caractère libertaire de ces premiers artistes bruts, rejetant les autorités de l’art, la vente et la spéculation, la cote, la transaction marchande, la reconnaissance. Leurs gribouillis et barbouillis, assemblages de bitoniots, bricolages à partir de rebuts, étaient plus des pratiques vitales, que des volonté de faire oeuvre. Leur spontanéité, leur fraicheur sans calcul, leur subversion inconsciente mais bien réelle de l’histoire de l’art bourgeois, tout a été progressivement récupéré, promu argument vente. Le capitalisme cannibale a bouffé ça aussi, avec un regard condescendant sur les pauvres types, pauvres et si typés, pittoresques dingos, originaux misérables, simplets ou « idiots » du village, psychiatrisé•es. La création de la catégorie par Dubuffet énonce que tout le monde est artiste, s’il ou elle le décide, même non initié•e, même ignorant•e des courants précédents de la peinture et de la sculpture. Ce non initié est devenu distingué, sans son consentement, finalement happé par le piédestal et l’élitisme, extirpé de force du monde insouciant de« tout le monde». Lui qui n’avait pas de discours sur sa pratique, on lui en collée un, ou plusieurs. Le bouquin livre les interventions d’un colloque en 2016 à Lausanne, mettant en garde contre la nouvelle globalisation du marché. Des galeries en vue s’efforcent de découvrir comme des trésors de nouveaux•elles artistes bruts sur d’autres continents, sans interroger la vision ethnocentrée du concept occidental d’art, volontiers associé à une vision essentialiste des sociétés moins consuméristes, fantasmées comme immuables. A ce jeu-là, l’Africain est forcément «inculte» donc «authentique», étanche aux influences de l’art des pays du Nord. Ces « pauvres types » sont devenus les proies des galeristes, collectionneurs, experts. La bande dessinée (dont l’auteur du texte est un marchand connu) opte pour l’effort pédagogique, sans échapper au regard psycholo et anthropologisant sur des pensionnaires d’hosto psy, mediums, handicapées, abusés sexuels, enfermés dans des orphelinats, possédés, barjots… Un peu comme au dos de pochettes de disques, certaines biographies de bluesmen insistaient sur leur extraction (parfois imaginaire) de prolos déglingués par la vie, pour mieux vanter leur véracité et leur pertinence. Ces pédigrées forcent le trait pour retrouver le cliché de l’artiste à son insu, frustre mais génialement révélé par le marchand blanc qui lui, maitrise les filières, connait les codes, et surtout ceux des profits. Quitte à théoriser sur tout, y compris sur la prédation.
Nico, interco Nantes, dans le Combat Syndicaliste d’avril 2022