Formes et modèles de l’engagement littéraire (XVe-XXIe siècles)
Florey, Sonya, Kaempfer, Jean, Meizoz, Jérôme,
2006, 281 pages, 23 €, ISBN:2-940146-77-2
S’engager, en matière littéraire, c’est accepter de renoncer, au moins en partie, à la fameuse autonomie de l’art dont les écrivains, depuis l’âge romantique, sont si jaloux. Dès lors, les compromis-ou les compromissions?-avec la politique, les impératifs moraux, les diktats juridiques deviennent inévitables. Surgissent alors, tout aussi inévitables, les nombreuses questions quant aux modèles, formes et stratégies de l’engagement littéraire. En quoi une oeuvre engagée se distingue-t-elle d’un texte de propagande? La littérature engagée, en prise sur l’actualité, est-elle vouée à une rapide obsolescence? Quel rôle joue la dimension esthétique dans l’efficacité de la littérature? L’ironie postmoderne ne mine-t-elle pas la volonté d’être impliqué? Qu’en est-il alors des formes d’intervention actuelles?
Description
S’engager, en matière littéraire, c’est accepter de renoncer, au moins en partie, à la fameuse autonomie de l’art dont les écrivains, depuis l’âge romantique, sont si jaloux. Dès lors, les compromis-ou les compromissions?-avec la politique, les impératifs moraux, les diktats juridiques deviennent inévitables. Surgissent alors, tout aussi inévitables, les nombreuses questions quant aux modèles, formes et stratégies de l’engagement littéraire. En quoi une uvre engagée se distingue-t-elle d’un texte de propagande? La littérature engagée, en prise sur l’actualité, est-elle vouée à une rapide obsolescence? Quel rôle joue la dimension esthétique dans l’efficacité de la littérature? L’ironie postmoderne ne mine-t-elle pas la volonté d’être impliqué? Qu’en est-il alors des formes d’intervention actuelles?
Table des matières
- Avant-propos (Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz)
Archéologie de l’engagement
- Une génération d’écrivains « embarqués »: Le règne de Charles VI ou la naissance de l’engagement littéraire en France (Jean-Claude Muehlethaler)
- D’un engagement prémoderne: ambiguïté et altérité dans l’uvre de Rabelais (Frédéric Tinguely)
- Le Groupe de Coppet: pratique et critique de l’engagement (François Rosset)
Engagements paradoxaux
- Stendhal romancier politique (Jacques Dubois)
- Joueurs de flûte: Proust (Franc Schuerewegen)
- « Je ne peux pas être de salut public » : Romain Gary engagé (Luc Rasson)
Politiques littéraires
- Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature (Benoît Denis)
- Les formes de l’engagement dans le champ littéraire (Gisèle Sapiro)
- L’engagement dans la langue (Nelly Wolf)
- Les manifestes littéraires ou l’engagement scandaleux des avant-gardes (Marcel Burge)
- Formes de l’engagement des intellectuels catholiques en France (1880-1935). Art, pouvoir religieux et engagement politique (Hervé Serry)
- Un lieu d' »engagement » littéraire en Suisse romande: le revue Rencontre, 1950-1953 (Jérôme Meizoz)
L’engagement aujourd’hui
- Fictions critiques (Dominique Viart)
- Fait divers et engagement: quelques remarques sur l’Affaire Romand (Isabelle Pitteloud)
- Une forme littéraire d’engagement face au monde technoscientifique: la science-fiction comme littérature engagée (Marc Atallah)
- Ecrire par temps néolibéral (Sonya Florey)
- Engager autrui? Svetlana Alexievitch: problèmes éthiques d’une littérature de témoignage (Frédérique Leichter-Flack)
Contrepoint
- Changer de monde, ou changer le monde? (Etienne Barilier)
Presse
Dépassant la notion d’engagement, Jacques Rancière relance la question de Sartre: « Qu’est-ce que la littérature »?
Politiques de l’écritures
Les réponses apportées par Sartre, au lendemain de la guerre, à la question « Qu’est-ce que la littérature? » n’ étaient pas définitives. Le débat ne s’en trouva pas clos. Mais il n’est pas indifférent que tout examen du problème de l’engagement passe, depuis, par la relecture critique de ce texte (repris en 1948 dans Situationsmédiateur » dont l’engagement consistait d’abord à « prendre conscience la plus lucide et la plus entière d’être embarqué, c’est-à-dire lorsqu’il fait passer pour lui et pour les autres l’engagement de la spontanéité immédiate au réfléchi ». II).On se souvient que Sartre ancrait le travail de « l’écrivain dans son époque et en référence à ses contemporains. Il faisait de lui un « … »
Un siècle et demi plus tôt, Mme de Staël et le Groupe de Coppet réfléchissaient sur le « but moral » de la littérature considérée comme moyen perfectionnement et d’édification de la conscience civique. Comme le note François Rosset dans sa contribution à un passionnant volume collectif publié en Suisse, l’auteur de Corinne ou l’Italie, jugeant sévèrement le caractère trop démonstratif des contes philosophiques de Voltaire, eut très vite à s’interroger sur la nature et les pouvoirs du roman. Cherchant à ne pas séparer liberté de l’écriture et visée morale ou politique de la littérature, elle rencontra toutes les difficultés que ce lien soulève.
Dans ce même volume, la section consacrée aux « engagements paradoxaux » de Stendhal (par Jacque Dubois, auteur d’un essai sur cet écrivaindont nous rendons compte ici), de Proust ou de Romain gary permet de prolonger, de compliqueret d’attacher toujours davantage la question de la littérature et celle de la politique. Procédant à une typologie des formes actuelles de politisation des écrivains, Gisèle Sapiro démontre que leurs conditions matérielles et symboliques de travail et d’existence ne sauraient être étrangères à la nature de leur engagement. Benoît Denis recoupe d’une certaine façon le propos de Gisèle Sapiro en étudiant l’extension et l’instabilité de la notion d’engagement (ou de contre-engagement) à partir du milieu des années 1950. Il observe que, « de Sartre à Barthes ou, pour brasser plus large, de la revue L’Europe à Tel Quel (…) l’écrivain enjagé, quelle que soit la manière dont il se positionne, est toujours conduit à se faire le théoricien de sa pratique ».
Mais c’est sans doute Jacques Rancière qui, aujourd’hui, relance avec le plus de pertinence la question de Sartre. Une question dont Flaubert reste l’un des symboles. La « pétrification de la parole et de l’action humaines », dont l’auteur de L’Idiot de la famille le jugeait responsable, n’éloigne pas, on le sait maintenant, la littérature du réel. Refusant « la séparation entre le domaine des choses poétiques et celui des choses prosaïques », Flaubert participait en fait à la constitution d’une « nouveauté historique signifiée par le terme de « littérature ».
Cette vision d’une « démocratie » qui « ne détermine par elle-même aucun régime d’expression particulier » relève de la possible « aventure littéraire » dont parle Maryline Desbiolles, ici et dans ses livres: celle de la modernité elle-même.
Patrick Kéchichian, Le Monde, 16 mars 2007.
Un écrivain engagé, moi?
Comment embêter un écrivain? « Facile, dit François Bégaudeau, dans Devenirs du roman, dis-lui que son livre est engagé. » Et de citer à la décharge des auteurs réticents « »les odes à Staline des camarades Eluard et Aragon » qui ont discrédité le genre pour un bon moment. Il ajoute: « Qu’il le veuille ou non, un roman prend une position dans le champ idéologique contemporain. »
Les écrivains n’ont pas toujours été aussi prudents qu’aujourd’hui. Un colloque, tenu en 2005 à l’Université de Lausanne à l’occasion du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre, a fait l’historique des formes de l’engagement littéraire depuis la fin du Moyen Age. Christine de Pizan, délaissant la poésie, écrit en 1410 une Lamentacion sur les maux de la France, qui présente les caractéristiques du texte « engagé », selon Jean-Claude Mühlethaler: prise de conscience de la responsabilité politique, écriture conçue comme «dévoilement» de la réalité, comme appel au public à agir, comme mode d’action. Des critères qui restent opératoires jusqu’à Sartre.
Comme tout ouvrage collectif et savant, celui-ci propose des analyses trop théoriques pour le profane et des éclairages utiles pour tout lecteur. En voici un choix. Le Groupe de Coppet, autour de Madame de Staël, bien sûr (François Rosset). Mais aussi Stendhal, moins attendu, plus allusif aussi dans ses romans, mais guidé par la passion du politique (Jacques Dubois). Et Proust? Pour Franc Schuerewegen, son engagement est esthétique: « La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer. » Luc Rasson voit dans l’uvre de Romain Gary « une interrogation sur le pouvoir de la littérature à intervenir dans le réel » même si luimême disait: « je ne peux pas être de salut public. »
On peut aussi entendre: « engagement dans le style, dans l’écriture », à l’opposé alors d’une prise, de position sur le réel dans l’espoir de le modifier. Benoît Denis compare « engagement et contre-engagement » au XXe siècle chez les écrivains français.
Jérôme Meizoz rappelle le rôle de la revue Rencontre (1950 et 1953), très engagée à gauche, influencée par Sartre, et qui joua un rôle bref mais important en Suisse romande. Et aujourd’hui? Dominique Viard recense quatre phénomènes: le retour au réel (François Bon, Leslie Kaplan); la séparation de la littérature et du politique (le nouveau roman); la critique ironique des engagements passés (Jean et Olivier Rolin); les écrivains «impassibles» (Echenoz, Oster … ).
En postface, Etienne Barilier invite à une littérature «engageante».
I.R., Le Temps, 31 mars 2007.
Regards sur l’engagement
Les écrivains contemporains seraient-ils dépolitisés? Finie la période féconde des affrontements idéologiques? Prenant pour prétexte le 100e anniversaire de la naissance de Jean-Paul Sartre, un colloque s’est tenu à l’Université de Lausanne en juin 2005 sur le thème de l’engagement littéraire, sous la direction de Jean Kaempfer, Sonya Florey et Jérôme Meizoz.
Les actes du colloque viennent d’être publiés. Ils interrogent la responsabilité politique des écrivains, depuis l’époque médiévale jusqu’à nos jours.
Du poète Alain Chartier à Mme de Staël, de Proust à François Bon, qui publiait en 2004 un roman remarqué sur le démantèlement des usines Daewoo en Lorraine, tous les genres sont abordés dans une approche généreuse et transversale. La littérature peut-elle inciter à agir? Comment le fait-elle? Et qu’est-ce qui différentie la littérature « engagée » de la propagande? Ce livre est une mine d’informations. bénéficiant de contributions de grande valeur.
J. B., 24Heures, 27 mars 2007.
En 2005, à l’université de Lausanne, fut organisé un colloque sur le thème de l’engagement de l’écrivain, à l’occasion du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre. Les actes en sont présentés par Jean Kaempfer dans Formes de l’engagement littéraire (XVe-XXe siècles). Dix-huit contributions rassemblées en quatre parties constituent la trame de cet ouvrage essentiel. « L’archéologie de l’engagement » montre dans une première partie comment, sous l’Ancien Régime, « la responsabilité politique, la fonction de dévoilement, l’incitation à agir » sont déjà présentes chez les écrivains: « Lors ne se doit la chose publique de laisser, quant l’infortune la rent plus besogneuse de bon secours», écrit Alain Chartier au XVe siècle. Rabelais lui aussi prend position, mais il donne la parole à ses opposants, nous invitant ainsi à exercer notre « libre réflexion ». En deuxième partie, « Les engagements paradoxaux » abordent des auteurs qui, sans êtres engagés au sens civique du terme, développent une conception personnelle de la responsabilité de l’écrivain. Ainsi, selon Proust, c’est à la langue apprise que l’écrivain doit s’en prendre s’il veut atteindre la «réalité de la vie», car « la forme à proprement parler libère le fond ». La littérature est donc violente par essence: « La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer. » La troisième partie, « Politiques littéraires », traite plus spécialement de la période de l’entre-deux-guerres. À l’engagement sartrien, « qui pense la littérature comme une force de transformation sociale », s’oppose le contre-engagement de Barthes, qui est un engagement dans et par la forme de l’écriture, « comme un refus d’adhérer au monde tel qu’il est ». Une place est faite par Marcel Burger à la littérature manifestaire, abondante, sinon féconde, en cette période. La dernière section de l’ouvrage s’interroge sur « L’engagement aujourd’hui ». Le concept de « fiction-critique » met en lumière une littérature qui ne prétend pas développer des concepts, mais incarne des inquiétudes. « L’interrogation porte sur la manière autant que sur la matière: qu’est-ce que s’impliquer? » Les écrivains contemporains revisitent ainsi des genres perçus comme secondaires: la science-fiction, le fait-divers, l’enquête Que peut la littérature dans un monde colonisé par l’impératif économique? s’interroge Sonia Florey. Quelle responsabilité personnelle prend l’auteur qui parle au nom des autres? poursuit Frédérique Leichter-Flack. Dans sa conclusion, Étienne Barilier reproche à la littérature dite engagée de « distinguer la littérature de l’engagement ». La question n’est pas tant de savoir si une uvre n’abordera donc pas Vers une théorie de la pratique théâtrale: voix et images de la scène comme un traité, encore moins comme un manuel, contrairement à ce que le titre pourrait laisser supposer, mais comme une anthologie de textes de l’auteur relatif au théâtre. Divisé en quatre parties, sur le geste, l’espace, la production et la réception, puis sur la théorie et la pratique des études théâtrales, la lecture peut en être faite de manière continue ou selon les intérêts de recherche de chacun. Car les sujets y sont variés, à l’image de la science dont dispose l’auteur, allant de la sémiologie du geste théâtral en général à la question de la gestualité dans la mise en scène brechtienne, de l’analyse du mime à l’étude de la mise en scène de Marivaux. Les questions de culture et d’interculturalité font l’objet d’importants développements avec le théâtre des pays de l’Est, une contribution remarquable sur le théâtre en Corée, ou le butô. Signalons aussi une approche heuristique et originale sur Jacques Copeau, faite de petites entrées thématiques. Enfin l’auteur s’intéresse également aux problèmes de transmission en s’interrogeant sur l’enseignement à l’université. Le livre s’achève par l’analyse d’une production contemporaine de Michel Vinaver sur le 11 Septembre, que l’auteur a mis en scène à l’université de Californie et San Diego alors qu’il y était professeur invité. Ce double investissement, d’un chercheur universitaire qui est aussi un praticien du théâtre, est évidemment ce qui donne tout son sel à ce livre, qui révèle quelqu’un de passionné, amoureux de la scène.
Bulletin critique du livre en français, n°696, octobre 2007
Cet ouvrage collectif est le fruit d’un colloque qui, à l’occasion du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre, s’est interrogé sur « le pouvoir explicatif de l’impératif sartrien en l’éprouvant dans sa plus grande envergure temporelle-du XVe siècle à nos jours-mais aussi en le confrontant aux entours et envers qui en révèlent les paradoxes » (p. 8). Fort heureusement, la plupart des auteurs ne se sont pas livrés à l’exercice forcément anachronique de confronter des études de cas au texte sartrien mais ont cherché à objectiver l’engagement des écrivains qu’ils étudiaient en le remettant en contexte. Sans surprise, on constate, à la lecture de ces contributions, que la notion d’engagement est éminemment historique puisqu’elle est tributaire de la fonction sociale de la littérature, laquelle dépend de celle accordée à l’écrivain selon les époques. Cependant, la vue diachronique ici offerte ouvre la voie d’un questionnement sur les caractères structuraux de la notion d’engagement.
L’un des avantages du large panorama chronologique qui nous est ici proposé est de nous permettre de sortir de l’écueil souvent rencontré qui consiste à vouloir juger l’intensité de l’implication d’un auteur ou d’un texte. Certes, une sorte de nuancier de l’engagement peut être imaginé. Il suffit alors de « mesurer » la distanciation d’un auteur par rapport au monde et par rapport à la littérature et d’examiner la manière dont il intègre cette opération dans son uvre. Au degré inférieur de la distanciation on trouve l’énonciation d’un message, quel qu’il soit, démarche qui suppose une prise de position. En ce cas, toute littérature est d’engagement. Au degré supérieur, on place tout texte de dénonciation ou d’adhésion radicale, corollaire d’une certaine forme de militantisme de l’auteur (on est là proche de la propagande). Les rares contributions qui s’adonnent à cet exercice d’évaluation démontrent qu’il aboutit toujours à un jugement de valeur (esthétique et/ou morale).
En revanche, plus fructueuses sont les réflexions qui interrogent: 1° les moyens et les stratégies rhétoriques mis en uvre dans les textes; 2° le statut de ces textes; 3° la réception et la légitimité de la prise de position dont dépend l’efficacité performative et/ou 4° le terrain d’action de l’engagement. Ces quatre axes me semblent être les problématiques récurrentes qui s’articulent autour de la notion de l’engagement littéraire.
1° Les écrivains sont immanquablement amenés à s’interroger sur les moyens et les stratégies rhétoriques les plus adéquats pour faire passer leur message. Quels sont les genres et les topos les plus adaptés à leur projet? Au XVe siècle, Alain Chartier et Christine de Pisan, proches de la cour de Charles V, utilisent l’invective, la vituperatio, genre hérité d’Aristote basé sur le postulat selon lequel « dire, c’est faire » (Jean-Claude Mühlethaler, « Une génération d’écrivains ’embarqués’: le règne de Charles VI ou la naissance de l’engagement littéraire en France »). Rabelais utilise, lui, la technique de la polysémie et du dialoguisme, procédé apte à s’approprier, s’assimiler puis digérer la parole de l’autre-l’adversaire-pour mieux l’instrumentaliser (Frédéric Tinguely, « D’un engagement prémoderne: ambiguïté et altérité dans l’uvre de Rabelais »). Mais dès cette époque, les auteurs s’interrogent sur la capacité performative de la langue et la question est au cur du travail d’écriture du groupe de Coppet (François Rosset, « Le groupe de Coppet: pratique et critique de l’engagement »). Plus tard, Stendhal, voulant à tout pris éviter de retraduire en objets esthétiques sa passion pour le politique, utilise des moyens obliques pour témoigner de ses convictions. Parmi ces instruments, il y a l’humour, qui traverse toute la fiction, le travestissement, et surtout la place donnée à l’érotisme. Jacques Dubois montre que chez l’auteur de Le Rouge et le Noir l’érotique et le politique concertent l’un avec l’autre. La position des personnages fait de l’acte charnel un lieu de transgression, de résistance, voire même de terrorisme politique (« Stendhal romancier politique »). La modernité et sa volonté de sans cesse retourner sur les conditions de l’énonciation a forcément modifié les moyens de la résistance littéraire. Ces dernières années, les « fictions critiques » élaborées notamment par François Bon, Leslie Kaplan et Jean-Philippe Toussaint ont imposé une nouvelle manière d’énoncer un discours critique. Remettant tout en question, y compris les effets trompeurs de la rhétorique et les faux-semblants de la littérature, elles innovent fondamentalement le roman en y intégrant des torsions et brisures de la syntaxe, des enquêtes, des documents et une constante mise à distance du sujet énonciateur (Dominique Viart, « Fictions critiques: la littérature contemporaine et la question du politique »). Gardant cependant un pied dans la fiction, ce genre, et surtout ses auteurs, ne s’affrontent pas au danger du « pur » témoignage tel que le pratique l’écrivaine biélorusse Svetlana Alexievitch. Collationner des témoignages, même si on les entrecoupe de messages éthiques et moraux, produit une série de chausse-trapes: chaque parole voit son effet argumentatif modifié par l’effet argumentatif des autres, toute retranscription de l’oral est forcément réécrite, le témoin ne se reconnaît pas forcément dans une parole de l’intime passée et enfin, la polyphonie peut produire de la confusion et des amalgames (Frédérique Leichter-Flack, « Engager autrui? Svetlana Alexietich: problèmes éthiques d’une littérature de témoignage »).
2° Le statut du texte «engagé» inquiète tant les auteurs que leurs critiques. De tels textes peuvent-ils, doivent-ils, avoir des prétentions esthétiques? Font-ils partie de la littérature ou sont ils, en quelque sorte, « profanes »? Depuis que la littérature fonctionne dans un régime de relative autonomie, pour les écrivains, cette question peut être ramenée, comme le montre Benoît Denis, à la manière dont ils veulent affirmer « la présence sociale de la chose littéraire pour faire reconnaître l’univers de valeurs qui leur est propre », ce qui correspond à une « politique de la littérature ». Les choix opérés en cette matière déterminent ensuite l’adhésion, soit à une littérature impliquée dans le politique-voie préconisée par Sartre-,soit à une littérature contre-engagée, qui conteste l’impératif de cette implication et qui a pour premier investigateur Roland Barthes (« Engagement et contre-engagement. Des politiques de la littérature »). Comme le montre Gisèle Sapiro, ces choix et les différentes formes de politisation qu’ils supposent dépendent étroitement de la position occupée dans le champ littéraire. Pour mieux comprendre les mobilisations qui s’y attachent, la sociologue propose un modèle qui départage les postures privilégiées correspondant à des positions occupées dans le champ littéraire: les notables, les esthètes, les avant-gardes et les écrivains professionnels (« Les formes de l’engagement dans le champ littéraire »). Si le modèle fonctionne très bien pour la première moitié du XXe siècle, il faudrait voir s’il reste valide pour les périodes antérieures et postérieures et surtout comment le contexte le redéfinit. L’article de Jérôme Meizoz sur la revue littéraire suisse Rencontre tend à montrer qu’il est en tout cas transposable à d’autres aires géographiques. Les jeunes écrivains en quête de reconnaissance qui animent la tribune inscrivent leurs prises de position tant politiques (proches du communisme) qu’esthétiques dans un jeu de concurrence avec les groupes et revues concurrentes (« Un lieu d' »engagement » littéraire en Suisse romande: la revue Rencontre (1950-1953) »).
3° Ces stratégies sont évidemment tributaires de la réception et de la légitimité de la prise de position du locuteur, c’est-à-dire de l’efficacité performative du texte. Sauf Benoît Denis quand il rappelle l’importance pour les écrivains engagés d' »élire le rapport concret au public comme lieu susceptible d’authentifier l’engagement littéraire » (p.112), les auteurs s’interrogent peu sur la réception. Cette question détermine pourtant tout le travail rhétorique. Romain Gary refusant toute littérature qui sacrifie l’éthique à l’esthétique, n’en a pas moins profondément et incessamment cherché les moyens d’agir sur le réel. Pour lui, « la force de l’imagination peut avoir des conséquences dans l’ordre de la réalité: la littérature-c’est-à-dire la vie insufflée par les mots à l’imagination-est un acte.(p.93) » Il ne conçoit toutefois pas l’engagement comme une confrontation frontale mais bien plutôt comme une manière d’être qui modifie l’ordre extérieur de l’intérieur (Luc Rasson, « ‘Je ne peux pas être de salut public’: Romain Gary engagé »). Les avant-gardes entendent, elles, également modifier le monde mais la capacité d’agir de leur texte se réalise par l’existence même de ce texte, dont la dimension illocutoire fait l’objet d’une étude très poussée de Marcel Burger. Ici, le performatif consiste dans la légitimité donnée aux auteurs, faisant de leur prise de parole une performance prééminente à l’action directe sur le politique (« Les manifestes littéraires ou l’engagement scandaleux des avant-gardes »). Dans un tout autre registre, les écrivains se revendiquant du catholicisme reçoivent leur légitimité d’une instance autoritaire: l’Église. Quand on sait la place donnée au Verbe dans la culture catholique, on mesure l’importance de cette reconnaissance (Hervé Serry, « Formes de l’engagement des intellectuels catholiques en France (1880-1935). Art, pouvoir religieux et engagement politique »). Pour les écrivains de science-fiction, le pouvoir sur les lecteurs se réalise par le processus d’interrogation que suscitent des récits qui inventent un monde contre-utopique. Celui-ci peut fonctionner comme un miroir réfléchissant de notre propre monde, dramatisant les dangers qui le menacent, au premier chef desquels on trouve les technosciences (Marc Atallah, « La science-fiction: face-à-face en conscience »). Avec son roman Daewoo, François Bon ne peut espérer modifier le comportement des capitalistes et des dirigeants de la société néo-libérale. Conscient de cet écueil, il espère, non pas changer le monde mais concourir à changer notre perception du monde, à nous aider à interroger le réel en repensant les rapports qui lient économie et politique, histoire, société et éthique (Sonya Florey, « Écrire en temps néolibéral »).
4° Enfin, quels sont les terrains d’action de l’engagement? Les valeurs qui mobilisent les écrivains peuvent être tant religieuses, politiques, sociales, morales, éthiques qu’esthétiques. Proust abhorre la littérature engagée, utilitaire et place le lieu du combat pour l’écrivain dans l’écriture et dans la langue. Il « définit la littérature comme une provocation et comme un acte de Publikumsbeschimpfung », détruisant sans cesse la langue pour en fonder une autre (p. 85) (Franc Schuerewegen, « Joueurs de flûte (Proust) »). On trouve également un jeu sur la langue chez Edmond de Goncourt et Céline. Nelly Wolf montre que dans Voyage au bout de la nuit, « la superposition de discours contradictoires produit un engagement parodique qui vise le fonctionnement politique de la démocratie ». Parodier la langue commune et consensuelle voulue par cette dernière est une manière de la remettre en question à partir du point de vue particulier dans lequel s’engage progressivement Céline: le populisme fasciste (« L’engagement dans la langue »). Quel que soit l’objet de l’engagement, la fonction critique de l’écrivain lui impose toujours d’exprimer sa prise de position à partir d’une certaine représentation du monde. Il peut en résulter un réel malaise, comme le montre la relation explicitement ambiguë-une tension constante entre complicité et rejet-entretenue par Emmanuel Carrère avec son « objet » littéraire: le meurtrier mythomane bien réel et agissant Jean-Claude Romand, dont il fait le héros de son roman L’Adversaire (Isabelle Pitteloud, « Fait divers et engagement: quelques remarques sur l’affaire Romand2).
Cécile Vanderpelen-Diagre, Contextes, 29 avril 2008 (Sur Contextes : http://contextes.revues.org/)