Le genre du chômage
Assurance chômage et division sexuée du travail en Suisse (1924-
Togni, Carola,
2015, 375 pages, 30 €, ISBN:978-2-88901-103-2
Sur-représentées parmi les personnes en quête d’un emploi, les femmes sont pourtant moins nombreuses à effectuer une demande d’indemnisation auprès de l’assurance chômage. Cet ouvrage apporte des explications à cet apparent paradoxe et tend à montrer que l’assurance chômage ne se limite pas à refléter les inégalités entre les femmes et les hommes dans la famille ou sur le marché de l’emploi, mais qu’elle participe à les construire. Ce livre offre une contribution importante à l’analyse de l’histoire de l’État social dans une perspective de genre.
Description
En Suisse, comme dans la plupart des autres pays, les femmes sont sur-représentées parmi les personnes à la recherche d’un emploi. Elles sont pourtant moins nombreuses à faire une demande d’indemnisation auprès de l’assurance chômage. Cet ouvrage apporte des explications à cet apparent paradoxe.
L’auteure montre comment l’assurance chômage se construit historiquement en outil de gestion sexuée du chômage et de l’emploi. Elle amène ainsi un éclairage nouveau autour de l’histoire de l’État social suisse, en soulignant comment l’assurance chômage a contribué à promouvoir certains modèles familiaux, des normes sociales sexuées, ainsi qu’à stratifier le marché du travail sur la base de critère de sexe, d’état civil, d’âge, de nationalité et de permis de séjour.
Cet ouvrage souligne les continuités, mais également les discontinuités dans la gestion sexuée du chômage et de l’emploi en Suisse, à la lumière des transformations économiques, sociales et politiques du XXe siècle. Il questionne le rôle des principales forces politiques et économiques, en donnant une place particulière à l’analyse de la participation des militantes féministes au débat sur la politique du chômage. Cela permet de mieux comprendre ces transformations, soulignant l’importance de tenir compte de ces actrices dans l’analyse de l’histoire de l’État social, et d’amener une importante contribution à l’histoire des féminismes en Suisse.
Table des matières
Introduction
- L’État social sous le regard du genre
- Assurance chômage: un outil de division sexuée du travail
- La structure et les sources
1. Quand l’assurance chômage est une affaire d’ouvriers (1920-1928)
- Chômage versus emploi
- Assurer l’ouvrier stable et régulier
- Des cantons qui assurent les ouvrières
- Conclusion du chapitre 1
2. Quand la crise creuse les inégalités (1929-1938)
- La crise sous le regard du genre et de la politique migratoire
- Gestion sexuée du (sans-)travail
- Chômage et contrôle des comportements
- Conclusion du chapitre 2
3. Quand la guerre renforce le système de genre (1939-1950)
- Guerre et division sexuée du travail
- Politique sociale et renforcement des rôles sexués
- La guerre se termine, pas les inégalités
- Conclusion du chapitre 3
4. Quand le sous-emploi cache le chômage féminin (1951-1974)
- Une loi présentée comme égalitaire
- Le chômage sous le regard des féministes
- Réajustements dans la division sexuée du travail
- Conclusion du chapitre 4
5. Quand obligations ne rime pas avec indemnisation (1975-1982)
- Crise économique et gestion sexuée du chômage
- Les revendications féministes en matière de chômage
- Nouvelle loi et nouvelle norme d’activité féminine
- Conclusion du chapitre 5
Conclusion
Sources et bibliographie
Presse
Dans Clio. Femmes, Genre, Histoire
Couvrant soixante ans d’histoire, depuis l’adoption de la première loi fédérale en matière d’assurance chômage en 1924, jusqu’à la mise en œuvre de la Loi fédérale sur l’assurance chômage obligatoire et l’indemnité en cas d’insolvabilité (LACI) en 1982, l’ouvrage de Carola Togni donne à voir la genèse de l’assurance chômage sous un jour inédit, soit comme un outil de gestion sexuée du chômage et de l’emploi. Cette analyse socio-historique constitue une contribution importante à l’histoire de l’État social helvétique et plaide en faveur de l’introduction d’une perspective de genre, aujourd’hui marginale, dans ce champ scientifique. Issu d’une thèse de doctorat, le livre est organisé en cinq chapitres reprenant les moments clés de la mise en œuvre du dispositif assurantiel. Il mobilise des sources variées: législations fédérales et cantonales, statistiques, archives des associations syndicales et patronales, mais aussi discours féministes (prises de position de l’Alliance de sociétés féminines suisses (ASF), des Commissions d’agitation féminine du Parti socialiste et du Parti communiste suisses et du Mouvement de Libération des femmes (MLF) dès la fin des années 1960). La richesse des sources mobilisées constitue un apport majeur de l’ouvrage d’un point de vue théorique, car la « contribution [des femmes] au développement de la protection assurantielle est encore sujette à questionnement » (p. 12); mais aussi d’un point de vue méthodologique, puisque la pluralité des points de vue présentés éclaire les consensus et les zones de tensions entre les différents acteurs et actrices selon leur position sur l’échiquier social et politique.
Recourant largement aux outils conceptuels de la sociologie, Togni définit le dispositif assurantiel comme un produit et comme un producteur des rapports sociaux (p. 19). L’auteure part de l’hypothèse que l’intervention étatique participe à la (re)définition des problèmes sociaux (la perte d’emploi, le maintien d’un niveau de vie, la sauvegarde de la famille) et à leur légitimation différentielle selon des critères de sexe, de nationalité et de statut matrimonial. La construction de l’(il)légitimité des publics selon les critères susmentionnés (re)produit la pléthore d’inégalités variables selon les périodes considérées. Les inégalités sont documentées au travers de trois angles d’analyse transversaux à l’ouvrage: les critères d’accès à l’assurance (la définition des ayants droit), le niveau des prestations (le calcul du gain assuré) et l’organisation des caisses de chômage. Togni montre que la gestion du chômage a toujours été fortement sexuée puisque, dès sa mise en œuvre, le dispositif assurantiel vise à indemniser une perte de gain dans « une préoccupation de pacification sociale » (p. 47), mais répond aussi à la « préoccupation sociale de répartir les aides en fonction des besoins présumés des personnes et des familles » (p. 83). L’analyse diachronique mobilisée met notamment en exergue les difficultés des femmes à être reconnues comme des « ayants droit » en raison des secteurs d’activités dans lesquels elles exercent une activité rémunérée (femmes de ménage, domestiques, travailleuses familiales dans l’agriculture), des formes d’emploi qu’elles occupent (travail à domicile, temps partiel) ou encore de leur faible niveau de rémunération (gain minimum fixé par le législateur pour pouvoir être indemnisées). C’est pourtant non seulement leur place sur le marché du travail qui explique leur faible intégration dans le dispositif assurantiel, mais aussi leur dépendance réelle ou présumée à l’égard d’un conjoint: dès les années 1934, les femmes mariées se voient imposer des restrictions d’accès à l’assurance chômage et elles en sont explicitement exclues de 1942 à 1945. Togni fait également une démonstration très fine des inégalités résultant des calculs différenciés du gain assuré selon le sexe et le statut matrimonial des bénéficiaires de l’assurance. L’attention portée par l’auteure aux questions d’argent donne une épaisseur très concrète aux inégalités sociales. L’explicitation systématique du calcul des montants financiers délivrés par les caisses de chômage offre un excellent exemple de la manière dont la légitimité différentielle dont bénéficient les femmes sans emploi s’objective à travers les chiffres.
Outre l’analyse du caractère discriminant du dispositif assurantiel à travers le temps, l’ouvrage vise deux autres objectifs centraux: montrer que l’assurance chômage contribue à (re)produire les rôles sexués d’une part, et analyser ses effets sur la stratification sexuée du marché du travail d’autre part. Le premier objectif est pleinement rempli. Togni montre que l’assurance est construite sur le modèle du « male breadwinner et female carer » et livre une analyse fournie de la manière dont le dispositif façonne les rôles sexués. Le lecteur saisit pleinement les préoccupations des autorités vis-à-vis du maintien de la valeur travail (salarié) pour les hommes, mais aussi ses craintes d’une remise en question de « la répartition des rôles au sein des foyers » (p. 23) dans les moments de récession économique. En véritable gardien des mœurs, le législateur diffuse de multiples injonctions aux femmes « à se conformer au rôle d’épouse et de mère » (p. 94) et se soucie également de remettre rapidement sur le marché du travail les femmes célibataires afin de préserver leur « morale sexuelle » (p. 94). Les sources interrogées permettent également de comprendre comment les féministes adhèrent ou remettent en question le modèle familial traditionnel prôné par les partis bourgeois au pouvoir. De tout temps, les féministes se sont battues pour l’accès à l’emploi des femmes, mais Togni montre bien que les militantes féministes ne contestent pas la suprématie du droit à l’emploi masculin sur le droit à l’emploi féminin. Par exemple, l’auteure relève qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’assurance chômage met en place des mesures favorisant l’accès à l’emploi des hommes démobilisés au détriment des femmes. Elle mentionne un certain « fatalisme » des militantes face à ces mesures et explique leurs faibles contestations par le fait qu’elles font face à un « front assez compact, formé par les autorités politiques et les représentants patronaux et syndicaux » (p. 173). Il convient d’ajouter un argument de taille à sa démonstration: les démobilisés sont leurs maris, amants, frères ou fils et les liens affectifs tissés dans la sphère privée constituent un ressort au moins aussi puissant que les mesures législatives pour expliquer leur absence de contestation. Enfin, l’analyse de Togni met au jour l’hétérogénéité des fondements politiques et idéologiques de la lutte pour l’accès des femmes au marché du travail selon les périodes. Alors que les féministes de la première vague défendent l’accès à l’emploi comme un droit au nom de la liberté individuelle et de l’émancipation des femmes, dans les années 1950 les militantes de l’ASF et les ouvrières brandissent l’argument de la nécessité économique. L’auteure écrit qu’à cette époque, le travail salarié est « le plus souvent présenté comme un besoin économique [plutôt] que comme un droit – un besoin dont on pourrait se passer avec de meilleurs salaires masculins et une meilleure protection de la maternité » (p. 226). Ce changement de discours signe les prémisses du passage vers un nouveau modèle de société où les deux conjoints travaillent, modèle aujourd’hui encore à l’œuvre en Suisse.
L’analyse des effets de l’assurance chômage sur la stratification sexuée du marché du travail, second objectif de l’ouvrage, est en revanche moins percutante. La notion de stratification est utilisée de manière très générale et une définition aurait permis de préciser les dimensions retenues par l’auteure. Togni fait largement référence aux inégalités sexuées qui ont cours sur le marché du travail et analyse la manière dont elles se répercutent dans le domaine du chômage, mais elle développe moins l’effet inverse. Elle souligne que les offices de traitement du chômage ont toujours nourri la culture du soupçon sur la disponibilité des femmes en raison de leur assignation à la sphère privée. Elle relève également que ces offices ont toujours fait pression sur les femmes pour qu’elles acceptent des emplois moins qualifiés et les ont parfois contraintes à se réorienter contre leur gré dans des emplois de domestiques à certaines périodes de l’histoire (ce qui n’a d’ailleurs pas manqué d’indigner les féministes pour diverses raisons). L’auteure conclut son ouvrage en affirmant que les salariées bénéficient d’une moindre protection que les salariés et que l’assurance chômage « reconnaît et renforce le statut subalterne des femmes sur le marché du travail » (p. 308). Le constat est sans appel, mais quels sont les ressorts de ce renforcement ? Comment s’articulent les dimensions économiques de la stratification sociale avec ses dimensions culturelles ou symboliques? L’ouvrage livre des pistes intéressantes d’analyses qui auraient mérité d’être davantage explorées.
Pour encourager la lecture de cet ouvrage historique brûlant d’actualité, relevons in fine que l’auteure livre une analyse stimulante de l’architecture normative sur laquelle repose l’assurance chômage helvétique. La diversité des sources mobilisées révèle les points de tensions, mais aussi les consensus sur lesquels se fonde le dispositif assurantiel actuel. L’auteure mentionne la hiérarchisation des statuts (le statut de chômeur doit rester inférieur au statut de salarié), la reconnaissance des formes de travail qui donnent accès au droit (à l’intérieur du salariat, mais aussi plus largement, puisque la majorité des acteurs s’accordent sur la non-inclusion du travail domestique) ou encore le maintien des inégalités de revenus. Si le législateur se soucie de préserver la paix sociale et le maintien de la structure familiale (la paix des ménages, pourrions-nous dire), l’effort consenti ne vise en aucun cas à réduire les inégalités de classe ou de genre…
Morgane Kuehni, Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 45 | 2017, mis en ligne le 29 septembre 2017. URL: http://journals.openedition.org/clio/13625.
« L’assurance-chômage reproduit les inégalités dans le travail que vivent les femmes »
INTERVIEW • En privilégiant le travail masculin dès sa création, l’assurance-chômage a renforcé les rôles sociaux traditionnels et continue à discriminer les femmes malgré le principe d’égalité de traitement proclamé, selon la sociologue Carola Togni.
Professeure à la Haute école de travail social et de la santé (EESP) de Lausanne, Carola Togni a publié en 2015 Le genre du chômage. Assurance chômage et division sexuée du travail en Suisse (1924- 1982) (Éd. Antipodes). Ce livre décrit comment l’assurance-chômage a contribué à renforcer les rôles sociaux sexués traditionnels ainsi qu’à stratifier le marché du travail au détriment des femmes, à travers des normes comme l’emploi à plein-temps. Cette discrimination de fait perdure. En 2010, la dernière révision de l’assurance chômage – en augmentant le nombre de mois pour bénéficier de la même durée de prestation, pénalise les femmes qui ont souvent un parcours professionnel plus discontinu que les hommes.
Dans votre livre, vous dites que l’assurance-chômage se construit historiquement en Suisse comme un outil de gestion sexuée du chômage et de l’emploi. Qu’est ce que vous entendez par là?
CAROLA TOGNI: L’ssurance-chômage reproduit sur la durée les inégalités dans le travail que connaissent les femmes, mais elle ne se limite pas qu’à cette reproduction. Dès le départ, lors de la mise en place de la première législation fédérale en matière d’assurance-chômage en 1924, elle contribue à construire des inégalités et un modèle familial traditionnel, en donnant la priorité au travail masculin. L’assurance soutient d’abord les hommes, « chefs de famille », en proposant des indemnités supérieures aux hommes mariés. L’assurance exige aussi une régularité dans la durée de l’emploi, ce qui pénalise encore les femmes. Pendant la Seconde guerre mondiale, alors que le taux de chômage est presque nul et que les femmes sont engagées dans l’industrie de guerre et dans d’autres secteurs en remplacement des hommes mobilisés, le Conseil fédéral adopte les mesures les plus discriminantes de l’assurance, en excluant en 1942 les femmes mariées de cette couverture. Cette mesure doit permettre de faciliter le renvoi de ces femmes et de s’assurer que les soldats retrouvent du travail après la démobilisation. Le message du gouvernement est clair: il veut renvoyer les femmes dans leur foyer. Il faut noter que cette mesure d’exclusion est soutenue par les syndicats. Suite à la mobilisation de mouvements féministes, cette interdiction d’indemnisation est supprimée dans la révision de la loi en 1951, mais les normes androcentrées et le modèle de prédominance du travail masculin perdure.
De quelle façon l’assurance-chômage est-elle un enjeu pour les féministes, la gauche ou les syndicats qui, durant cette période qui va jusqu’à la crise de 1974, se sont surtout fait entendre sur le thème de l’égalité politique et économique?
Les féministes issues du mouvement ouvrier défendent surtout le droit des femmes à un travail salarié, luttent pour l’amélioration des conditions de travail des femmes et une meilleure protection des chômeuses. De leur côté, si les syndicats continuent à défendre prioritairement le travail masculin, ils commencent à souvrir aux questions de l’égalité dans les années 70, suite à la deuxième vague du féminisme incarnée par des mouvements comme le MLF.
En juin 1982 est instaurée la nouvelle loi fédérale sur l’assurance-chômage obligatoire. Quelles sont les modifications qu’elle va entraîner pour les femmes?
En 1976, un premier arrêté sur l’assurance obligatoire, principe reconnu depuis longtemps en Europe, est adopté. À cette époque, seul 1 actif sur 5 et 1 active sur 10 sont assurés. En 1982 est adoptée la nouvelle loi fédérale (LACI) obligatoire qui va permettre un élargissement de la couverture des salariés, mais les critères d’accès, notamment les exigences de régularité et de taux d’emploi, continuent à discriminer les femmes dans l’accès aux prestations. La LACI de 1982 stipule notamment qu’il faut un taux d’activité d’au moins 50% et un salaire d’au moins 500 francs par mois pour cotiser, au moment où apparaissent les premières formes de contrats atypiques ou sur appel qui touchent avant tout les femmes. Ces discriminations font l’objet de revendications des mouvements féministes, qui demandent une meilleure protection des femmes enceintes ou la reconnaissance du temps partiel, alors que la norme reste le temps plein.
Aujourd’hui, la bataille pour l’égalité des salaires reste un enjeu important et médiatique de la lutte des femmes. Mais quelles sont les améliorations que vous proposeriez en matière d’assurances sociales pour les femmes, notamment dans l’assurance-chômage?
Il faut constater qu’aujourd’hui, nous sommes moins dans une période de conquête sociale que de combat contre le démantèlement des assurances sociales. Si la révision de 2010 de la loi sur le chômage pénalisait en premier lieu les jeunes, elle a augmenté les exigences en termes de mois de cotisation, ce qui discrimine les femmes qui ont des coupures dans leur parcours professionnel. Les féministes dénoncent également les pressions exercées sur les jeunes mères, pour qu’elles prouvent leur disponibilité à l’emploi en apportant notamment les preuves de solutions de garde pour leurs enfants. Des améliorations de l’assurance, comme une indemnité minimale de chômage pour les bas revenus sont à explorer.
Actuellement, la lutte féministe contre l’augmentation de l’âge de la retraite des femmes me paraît centrale pour s’opposer à une détérioration importante des prestations sociales pour les femmes. Cette lutte est également l’occasion de défendre un renforcement de l’AVS, qui est le pilier le plus égalitaire d’un point de vue des femmes.
Propos recueillis par Joël Depommier, Gauchebdo, 10 juin 2016
Quand la protection sociale se fait discriminante
L’assurance chômage a renforcé les rôles sexués et les tensions de classe. Ce phénomène oblique de protection sociale doublé de discrimination est remarquablement décrit par Carola Togni dans Le genre du chômage.
Le chômage a-t-il un genre? Pour répondre à cette question, l’historienne Carola Togni pose un regard historique sur l’assurance chômage afin de montrer comment cette dernière s’est construite en outil de gestion sexuée de la main-d’œuvre au fil du XXe siècle. Dans son ouvrage, l’auteure met en lumière les changements de perception autour de l’emploi des femmes et éclaire le fait que, dans les moments de crise particulièrement, l’assurance sociale joue non seulement un rôle de gestion sexuée mais également de renforcement des rôles sociaux sexués traditionnels. Elle analyse cinq périodes distinctes de cette assurance afin de saisir d’une part l’influence du contexte économique et politique et d’autre part celle de l’engagement des militantes féministes qui permet l’émergence d’une critique de la discrimination liée au sexe au sein de l’assurance chômage.
Cinq périodes de gestion sexuée de l’assurance chômage
Carola Togni propose une distinction entre cinq périodes qui déroulent l’histoire de cette gestion sexuée par l’assurance chômage. La première, intitulée « Quand l’assurance chômage est une affaire d’ouvrier (1920-1928) », est caractérisée par l’adoption et la mise en place de la première législation fédérale en matière d’assurance chômage. L’auteure s’intéresse particulièrement à la manière dont la protection différenciée des chômeuses et des chômeurs est thématisée dans les discours et concrétisée par les politiques publiques. Elle montre comment l’assurance chômage protège d’abord le « chef de famille » en proposant des indemnités supérieures aux hommes qui ont une femme et des enfants à charge. L’assurance produit également une stratification sexuée de l’emploi en faisant reposer le droit à l’indemnisation sur la qualification, ce qui produit l’exclusion des chômeuses non qualifiées. Par ailleurs, en mettant en place des mesures ayant pour but de convertir les ouvrières en domestiques, la politique fédérale renforce la division sexuée du travail et produit une hiérarchie entre les emplois industriels et le travail domestique rémunéré.
La deuxième phase, que l’auteure nomme « Quand la crise creuse les inégalités (1929-1938) », met en lumière le fait que, face à l’augmentation du chômage, l’État protège avant tout les emplois masculins et œuvre ainsi au maintien de la division sexuée du travail et des rôles sociaux traditionnels. Il réduit les aides de la chômeuse mariée et introduit des mesures discriminantes à l’égard des femmes mariées à partir de 1934. Ainsi, l’assurance chômage attribue à ces dernières un statut subalterne sur le marché du travail et perçoit l’épouse idéale comme devant se consacrer exclusivement à son foyer et à ses enfants. Quant aux hommes célibataires, ils reçoivent également des prestations inférieures à leurs homologues mariés. En proposant une analyse de genre du chômage en cette période de crise, l’auteure rend visible le fait que les femmes sont particulièrement touchées par les pertes d’emploi. Elle montre de plus comment les différents travaux des femmes sont stratifiés, le travail domestique rémunéré étant par exemple difficilement indemnisé. Ce dernier élément révèle une division de classe entre les associations féministes: si les militantes de l’ASF (Alliance de sociétés féminines suisses) se battent contre la reconversion des ouvrières en domestiques, c’est parce qu’elles se placent du point de vue des maîtresses de maison et non du point de vue des conditions de travail, comme le font les communistes.
Le troisième période intitulée par l’auteure « Quand la guerre renforce le système de genre (1939 à 1950) » couvre la deuxième guerre mondiale, période historique pendant laquelle le taux de chômage est quasi nul. Si la guerre participe à rendre visible le travail des femmes dans l’espace public, ces dernières remplaçant les hommes dans les transports publics ou les bureaux postaux, elles n’obtiennent ni les mêmes droits ni le même salaire pour le même travail. De plus, leur emploi est négocié comme temporaire pendant la guerre. Cette phase de visibilité du travail rémunéré des femmes s’accompagne dans le même temps du durcissement des discriminations à l’encontre des femmes mariées qui sont exclues de l’assurance en 1942. En 1945, les chômeuses mariées ne sont plus exclues systématiquement de l’assurance sur la base du revenu du mari. Les offices vont toutefois vérifier leur disponibilité à l’emploi sur la base de leurs tâches domestiques. L’auteure montre qu’à cette période, si les mouvements féministes défendent les droits des femmes mariées, elles ne remettent toutefois pas en question la priorité de l’emploi masculin.
La quatrième période intitulée « Quand le sous-emploi cache le chômage féminin (1951-1974) » débute par la nouvelle loi sur le chômage de 1951 qui supprime les mesures les plus discriminantes à l’égard des femmes mariées. Pour la première fois, une représentante de l’ASF fait partie de la commission d’experts et les autorités insistent sur le caractère égalitaire de la loi. Si les femmes mariées dont le gain du mari est jugé suffisant ne sont plus exclues de l’assurance chômage et que les dispositions explicitement discriminantes ont été supprimées, ceci n’empêche pas que, dans la pratique, le traitement reste différencié et les normes androcentrées. Par exemple, les jours d’arrêt pour cause de grossesse ne sont pas pris en compte dans le calcul des heures de travail, alors que le service militaire l’est. Toutefois, Carola Togni rappelle que ce principe d’égalité de traitement constitue un changement majeur.
Pendant cette période, les réductions d’emploi, qui touchent principalement les femmes et la population étrangère, main-d’œuvre considérée et traitée de manière réversible et transitoire, ne sont pas reconnues comme chômage. Ces pertes d’emploi sont ainsi rendues invisibles par la politique fédérale, ce qui met en lumière que le « plein emploi masculin » se construit sur le sous-emploi féminin (Maruani, 2002)1. Si les associations féministes défendent le droit au chômage des femmes, leur activité rémunérée est principalement revendiquée au nom du besoin économique et non du fait de se réaliser dans l’exercice d’un emploi.
La cinquième et dernière période, nommée « Quand obligation ne rime pas avec indemnisation (1975-1982) », questionne l’introduction de l’assurance chômage obligatoire au niveau fédéral. L’auteure montre que si davantage de personnes sont assurées, elles n’ont pas pour autant droit à une indemnité en cas de chômage. Pendant la crise économique de 1974, les réductions du temps de travail des salariées mariées est privilégiée. Ces femmes licenciées sont perçues principalement comme « retournant au foyer ». Ce discours normatif, critiqué par les militantes du MLF, produit toutes les salariées comme des ménagères. Les féministes revendiquent la prise en compte du travail domestique et propose une forme de rémunération du travail d’éducation des enfants, qui sera refusée en 1982.
Le travail domestique: élément de clivage entre les femmes ?
Les analyses que Carola Togni développe dans sa thèse permettent d’apporter des éléments de compréhension en terme d’inégalité d’accès à l’assurance en fonction du sexe et de la nationalité notamment. Elles saisissent également finement les variations de normes concernant la maternité et l’emploi des femmes. L’auteure démontre de plus que le dispositif de l’assurance chômage protège avant tout les catégories de personnes dont la présence sur le marché du travail est considérée comme prioritaire, c’est-à-dire principalement « l’homme chef de famille ».
Cet ouvrage rappelle qu’aujourd’hui encore, en n’assurant pas le travail domestique, l’assurance chômage participe à sa dévalorisation par rapport au travail salarié. L’analyse des discours des mouvements féministes apporte un éclairage heuristique sur les clivages de classe entre les femmes produits notamment par le travail domestique. En effet, les discours parfois discordants de ces mouvements révèlent les normes concernant la maternité et l’emploi et mettent en lumière que le modèle bourgeois constitue l’étalon à partir duquel le rôle de toutes les femmes sera évalué. Ces débats sont d’actualité, la place du travail domestique, rémunéré ou non, étant non seulement une affaire de genre mais également une affaire de classe. Si certaines femmes sont situées du point de vue d’employeuses de travail domestique, d’autres sont des employées, et d’autres encore se situent dans un entre-deux que des recherches sur le care ont tenté d’éclairer (Molinier, 2011)2. Cet éclairage rappelle que les rapports sociaux de sexe doivent être analysés à l’aune des rapports sociaux de classe.
Anne Perriard, Revue d’information sociale – Reiso, 7 avril 2016
Parcours à travers l’inégalité (1920-1982)
L’historienne CaroLa Togni a sorti, il y a peu, un ouvrage fort intéressant consacré à l’histoire de l’assurance chômage au niveau suisse, dans une perspective de genre. Poursuivant ses travaux à ce sujet, cette chercheuse a mené une enquête approfondie et rigoureuse mettant en évidence les inégalités de traitement dans l’accès aux prestations.
Un des intérêts majeurs de ce livre est la perspective chronologique choisie par l’auteure. Carola Togni a eu un projet ambitieux. Elle débute ses investigations avec comme point de départ les années 1920 et les termine en 1982. Périodes de crise économique comme phases de développement, sans oublier le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de la mobilisation inhérente, rythment la lecture et permettent de saisir les changements et les continuités à l’aune de la problématique. Si les textes législatifs demeurent, en effet, des points de repère essentiels, les incidences d’autres facteurs ne sont de loin pas négligées.
Avec la crise des années 1920, les discours prônant l’exclusion des femmes du marché du travail s’accentuent. La loi fédérale sur l’assurance chômage de 1924 protège avant tout les salariés hommes, se fondant sur les caractéristiques de leur emploi pour désigner les ayants droit à l’indemnisation. Quant au mouvement ouvrier, il voit d’un mauvais œil le travail des femmes. Pendant les années 1930, la place des épouses au sein du marché du travail est particulièrement contestée en Suisse comme à l’étranger. Dans le même mouvement, des dispositions péjorant l’indemnisation des chômeuses mariées s’appliquent. En 1942, ces dernières sont exclues de l’affiliation à une caisse de chômage du fait du revenu de leur mari, dispositions assouplies quelques années plus tard et qui disparaissent en 1951 au niveau fédéral. De nombreuses inégalités subsistent toutefois comme la façon dont est comptabilisé le temps consacré à la maternité en comparaison de celui dédié au service militaire. En 1976, l’assurance devient obligatoire à la suite d’une modification de la Constitution suisse. La loi de 1982 entérine un traitement similaire pour les hommes mariés et les épouses. Elle améliore aussi l’indemnisation des femmes enceintes ou ayant accouché.
Le long de cette étude, Carola Togni ne se limite pas à débusquer les inégalités formelles mais elle s’attache à analyser les différents paramètres parfois moins explicites entravant l’égalité d’accès à un droit pour les salariées. Il en ressort que l’indemnisation se base avant tout sur les normes du travail masculin, souvent stable, régulier et à plein temps. Les parcours féminins plus discontinus et à temps partiel ne sont pas reconnus de la même façon. Une vision patriarcale de la famille domine. Dans cette optique, le revenu du « chef de la famille » doit être protégé prioritairement. Les positions des groupes féministes font également l’objet d’une attention particulière: elles évoluent avec le temps dans leur pluralité. Cette recherche apporte ainsi par son intérêt et les qualités analytiques déployées une contribution importante et stimulante à la connaissance d’enjeux toujours d’actualité.
Fabrice Bertrand, syndicom, le journal, N° 10, 23 octobre 2015, p. 13
Dans Solidarités
Carola Togni vient de publier, d’après sa thèse de doctorat en histoire, une passionnante recherche articulant statistiques et textes législatifs officiels, articles et comptes rendus des débats syndicaux ainsi que des documents des archives féministes. L’article qui suit en présente les grandes lignes.
Durant tout le XXe siècle, les regards de la société sur le travail salarié et les droits au chômage des femmes ont été conditionnés par l’état économique du pays. Indépendamment des rapports sociaux et des réalités, le mythe de l’assignation primordiale de la femme au foyer, épouse et mère dépendante du salaire du mari, domine dans toutes les couches de la société.
Des décennies d’inégalités face à l’emploi
L’assurance chômage a été adoptée en 1924, la fin de la Guerre mondiale ayant provoqué un recul de la production. Le dispositif mis en place grâce aux luttes ouvrières concerne en priorité les ouvriers, soit les personnes qualifiées dont la présence sur le marché de l’emploi est considérée comme prioritaire. Or, les femmes, pourtant nombreuses dans les industries textile et horlogère, n’ont pas encore pu bénéficier de véritables formations professionnelles…
Les inégalités s’accentuent avec les périodes de crises et l’idéologie du « chef de famille », qui doit entretenir seul femme et enfants, prime: les femmes célibataires reçoivent des prestations moindres et les épouses sont renvoyées à leurs foyers sans indemnité. Des mesures explicitement discriminantes sont introduites dans la législation dès 1934.
Soucieuses de l’avenir des femmes célibataires, les autorités tentent de prôner la nécessité de convertir les chômeuses au service domestique (non indemnisé!). Même les associations socialistes et féministes saluent cette solution et prônent les cours de travail ménager pour jeunes chômeuses! Cependant, on assiste à des révoltes individuelles, et d’autres voix s’élèvent peu à peu, au sein des mouvements féministes et syndicaux.
Les années de guerre 1939-1945 renforcent encore le système de genre, qui ne s’assouplira que très lentement par la suite. Il ne faut pas oublier que les années « glorieuses » de « plein emploi » se sont développées sur le dos des femmes (et des étrangers·ères), certes plus nombreuses et plus variées sur le marché du travail, mais happées par le temps partiel, favorisé par l’idéologie toujours présente du « salaire d’appoint ».
Si ce modèle est en perte de vitesse, il n’a pas encore disparu des mentalités, malgré les assauts des féministes des années MLF. Carola Togni insiste sur le travail de recherche et de débats à poursuivre. Cet ouvrage nous en donne l’envie!
Maryelle Budry, Solidarités, N° 279, 10 décembre 2015
Le secret statistique des Trentes glorieuses
Le salariat féminin a subi durant la période l’après-guerre des formes de perte ou de réduction d’emploi non reconnues comme le chômage.
Dans Le genre du chômage (Antipodes), Carola Togni apporte un éclairage nouveau autour de l’histoire de l’État social suisse, en soulignant comment l’assurance chômage a contribué à promouvoir certains modèles familiaux, des normes sociales sexuées, ainsi qu’à stratifier le marché du travail sur la base de critère de sexe, d’état civil, d’âge, de nationalité et de permis de séjour. Elle questionne le rôle des principales forces politiques et économiques, en donnant une place particulière à l’analyse de la participation des militantes féministes au débat sur la politique du chômage. Cela permet de mieux comprendre ces transformations, soulignant l’importance de tenir compte de ces actrices dans l’analyse de l’histoire de l’État social. […]
L’Agefi, 6 octobre 2015