Temps d’assistance. Le gouvernement des pauvres en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle
Frauenfelder, Arnaud, Keller, Véréna, Tabin, Jean-Pierre, Togni, Carola,
2008, 336 pages, 26 €, ISBN:978-2-88901-059-2
Davantage encore que tout autre dispositif de la sécurité sociale, l’assistance publique symbolise la solidarité nationale. Cette solidarité, objectivée dans des lois, se conjugue à un contrôle des populations les plus démunies: c’est le gouvernement des pauvres. Loin de rester statique, ce gouvernement évolue. C’est ce que montre l’ouvrage Temps d’assistance issu d’une recherche menée dans le cadre du Programme national de recherche « Intégration et exclusion ». Selon ce livre, quatre manières différentes de concevoir le gouvernement des pauvres se succèdent en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle.
Description
Davantage encore que tout autre dispositif de la sécurité sociale, l’assistance publique symbolise la solidarité nationale. Cette solidarité, objectivée dans des lois, se conjugue à un contrôle des populations les plus démunies: c’est le gouvernement des pauvres. Loin de rester statique, ce gouvernement évolue. C’est ce que montre l’ouvrage Temps d’assistance issu d’une recherche menée dans le cadre du Programme national de recherche « Intégration et exclusion ». Selon ce livre, quatre manières différentes de concevoir le gouvernement des pauvres se succèdent en Suisse romande depuis la fin du XIXe siècle.
Le temps des principes (1888-1889) correspond à la période de mise en place de la législation d’assistance publique. Le problème politique majeur semble être celui de la définition des destinataires de l’assistance. Faut-il aider toutes les personnes qui habitent la commune ou uniquement celles qui en sont originaires? Suivant les cantons, c’est l’une ou l’autre solution qui est choisie.
Mais aucune des solutions choisies ne permet de résoudre complètement les problèmes liés aux mouvements de population. Il faut dès lors, et rapidement, penser à réformer l’assistance. L’arrivée de la crise, à la fin de la Première Guerre mondiale, accélère encore le mouvement. Cantons et communes prennent des mesures complémentaires à l’assistance publique: travaux de chômage, réfectoires et dortoirs pour chômeurs, assurance chômage. Le temps de l’adaptation (1908-1940) amène donc les cantons à repenser du tout au tout le gouvernement des pauvres et, notamment, à différencier le chômage de l’assistance.
Durant la période de haute conjoncture qui suit la fin de la guerre, l’assistance n’est guère nécessaire, car le développement des assurances sociales a diminué le besoin d’assistance. C’est le temps de la contingence (1944-1973) et certains parlent de supprimer l’assistance. Elle est maintenue comme dernier « filet » du système de sécurité sociale, pour résoudre les problèmes de ce qu’on appelle à l’époque « l’inadaptation sociale ».
La crise du milieu des années 70 change tout. De multiples enquêtes établissent la persistance de la pauvreté en Suisse. S’installe alors dans l’imaginaire collectif l’idée que des processus d’exclusion traversent la société. Dès 1995, le droit à l’assistance publique, est reconnu au nom de la dignité humaine. Ce droit oblige à formaliser l’assistance, c’est le temps de la gestion (dès 1974).
La réforme de l’assistance se fait souvent en temps de crise. Le consensus sur la nécessité de fournir assistance aux pauvres est fort à ces périodes. Mais les limites de la solidarité sont également évidentes Durant la période de développement des années d’après guerre, ces limites s’estompent, mais la question même de maintenir l’assistance est posée. Le gouvernement de l’assistance est donc comme on le voit tributaire de l’évolution économique.
Basé sur l’analyse d’un vaste corpus fait de débats parlementaires sur l’assistance publique, de décisions de justice, d’articles de presse et d’ouvrages d’époque ainsi que sur des interviews, Temps d’assistance révèle le travail social de définition et de délimitation qui a permis l’émergence de la législation sur l’assistance publique en Suisse romande et a motivé ses réformes. Il se termine en donnant la parole aux bénéficiaires, qui disent ce que signifie vivre de l’assistance publique aujourd’hui.
Table des matières
I. Une question séculaire: Comment gouverner la misère?
- Le temps des principes (1888-1889)
- Le temps de l’adaptation (1908-1940)
- Le temps de la contingence (1944-1973)
- Le temps de la gestion (dès 1974)
- Conclusions de la première partie
II. L’assistance publique aujourd’hui
- Les politiques actuelles
- Vivre de l’assistance publique
- Conclusions de la deuxième partie
Conclusions
Chronologie des changements législatifs (Vaud et Neuchâtel)
Postface à la deuxième édition
Presse
Dans Ponti/Ponts
L’assistance publique est, selon la définition que les auteurs adoptent dans l’introduction de cet ouvrage, « le secours apporté par la collectivité aux personnes dont les ressources sont insuffisantes » (p.5). Cette pratique est une obligation légale en Suisse depuis 1995 et s’étend à toute personne n’ayant pas de revenu suffisant et n’ayant, au moins en principe, aucune relation à des situations spécifiques telles que le chômage, le veuvage, etc.
La Suisse est, toutefois, une confédération où les autonomies cantonales sont très prononcées ce qui explique, bien évidemment avec le concours de l’histoire propre à chaque canton, les différences de gestion de l’assistance entre les cantons. Cela dit, il est vrai que les hommes politiques doivent élaborer un certain nombre de critères pour identifier le nombre des ayants-droit à l’assistance, la forme la plus adéquate (financière ou autre) et les canaux institutionnels auxquels l’affecter. C’est à ce point du parcours que l’analyse socio-économique de cette étude intervient en démontrant la mobilité de ces critères, leur caractère étroitement lié aux fluctuations historiques et à la perception que les administrateurs possèdent de la situation socio-politique qu’ils doivent gérer. Autrement dit, le consensus général envers la notion même d’assistance publique s’élargit dans les moments de crise économique et se restreint dans les phases de croissance.
Ce livre articule l’analyse, centrée autour de la thèse que nous venons de résumer, en deux grands volets. Dans une première partie, les auteurs se concentrent sur les seuls cantons de Vaud et Neuchâtel, qu’ils choisissent en raison de leurs différences économiques et qu’ils étudient sur une période qui va de la fin du XIXe siècle à l’époque contemporaine. L’objet de l’analyse est un corpus multiforme constitué des débats des législateurs comparé aux articles de presse, écrits sur l’assistance, etc.
La deuxième partie se penche sur la période actuelle et permet d’entendre en même temps la voix des opérateurs de l’assistance et des personnes assistées.
Nous tenons à citer une des conclusions les plus remarquables auxquelles les auteurs arrivent à la fin de leur très riche parcours. Ils affirment qu’au-delà des métamorphoses des critères d’assignation de ressources relevant de l’assistance sociale, on peut constater qu’en échange, on demande aux assistés d »’orienter leurs parcours de vie de manière à les inciter à se conformer à une normalité, jouant ainsi un rôle de reproduction de l’ordre social dominant » (p.292).
Gian Luigi Di Bernardini, Ponti/Ponts, no. 11/2011, p.200
Assistance et surveillance
Le développement des formations universitaires autour du travail social est un appel d’air pour engager des recherches sur les modes de régulation historiquement privilégiés pour répondre à la « question sociale ». Comme longtemps en France, avec les travaux de Robert Castel ou de Colette Bec, les sociologues sont en première ligne d’une recherche qui interpelle la société et les pouvoirs publics. À l’exemple de publications de Didier Renard ou de Bruno Dumons au début des années 1990, le projet des auteurs, sociologues de formation, est de réaliser une sociogenèse des politiques d’assistance publique en Suisse. Les questions posées sont classiques: pourquoi des lois d’assistance publique? Sur quelles conceptions de la solidarité reposent-elles? Pourquoi des réformes? L’ouvrage est bâti autour de deux parties. La première revient sur l’histoire et individualise différentes périodes dans le développement des politiques d’assistance publique. La seconde analyse la situation actuelle.
Le principal intérêt du livre tient au cadre géopolitique de l’étude: la dimension fédérale de la Suisse, source de différentes temporalités et modalités pour l’État social. Le choix des auteurs porte sur les cantons de Vaud (longtemps caractérisé par une forte ruralité) et de Neufchâtel (à l’industrialisation plus rapide). Deux cantons francophones et à majorité protestante.
La pluralité des expériences est directement mise en relation avec l’histoire du développement économique de chaque canton, alors que la question sociale était celle de la condition dans les grands centres industriels. On peut regretter que des facteurs culturels n’aient pas été pris en compte et que peu d’informations soient fournies sur la place des initiatives privées, confessionnelles ou laïques. À partir d’une méthodologie qui a fait ses preuves dans l’histoire des politiques sociales, les auteurs expliquent la diversité des évolutions par des héritages politiques qui modifient le rapport à l’État. Dans cette étude, à l’instar des travaux sur d’autres institutions de régulation sociale (par exemple, l’institution judiciaire), plus que l’évolution sociale, c’est la façon dont elle est perçue par les politiques qui conditionne le développement des politiques d’assistance.
L’approche historique part principalement de l’analyse des débats et des réformes de nature législative. Dans une perspective de longue durée, elle commence par intégrer des développements sur la question de l’appartenance qui conditionne l’accès aux formes publiques d’assistance pour voir comment et quand s’impose l’assistance au lieu de domicile. Le principe est acquis à partir de 1888 dans le canton de Neufchâtel, dans un contexte de crise de l’industrie de l’horlogerie. Il n’est adopté qu’en 1938 dans le canton de Vaud. La généralisation du principe est adoptée en 1967. Le critère est utilisé comme indice dans le processus de construction sociale de la nation suisse.
Plus globalement, le découpage chronologique isole un premier temps (1880-1909), où les différences sont particulièrement marquées entre les deux cantons. Entre 1909 et 1940, c’est le « temps des adaptations » et du débat sur l’assurance chômage (introduite en 1927 dans le canton de Neufchâtel). La période suivante ouvre le « temps de la contingence » (1944-1973), période de prospérité durant laquelle l’assistance, dans une logique plus individualisante, devient une instance complémentaire du système assurantiel. Le premier chapitre de la partie historique évoque « le temps de la gestion » marqué, à partir des années 1990, par une dégradation croissante du contexte économique et social. La question de l’exclusion sature le discours. Les lois reconnaissent un droit à l’assistance au nom de la dignité humaine dans la plupart des cantons. L’insertion professionnelle s’impose comme le nouveau grand paradigme de l’action sociale dans un contexte de développement des processus d’individualisation et de responsabilisation des bénéficiaires de l’aide sociale.
Sur la longue durée, l’analyse débouche sur des conclusions proches de celles de Colette Bec pour l’exemple français. Dans le cas particulier de l’assistance publique, les positions tendent à un relatif consensus qui contraste avec les affrontements autour de la question des assurances sociales obligatoires. La technicisation du débat serait particulièrement nette aujourd’hui, l’assistance étant vue comme un instrument de régulation sociale visant au maintien du statu quo. Saisie sous l’angle de la bonne ou mauvaise gestion, la question de l’assistance n’est pas posée comme projet de société. Les auteurs prennent l’exemple de l’utilisation du concept d’abus et s’intéressent à la disqualification des bénéficiaires.
L’étude soulève des questions qui dépassent la simple expérience des deux cantons ciblés. Travail de recherche et enquêtes sur le terrain débouchent sur un questionnement plus global sur l’assistance comme fait politique, fait social et expérience, les auteurs cherchant à comprendre comment et pourquoi « le consensus d’une époque se transforme pour en faire apparaître un nouveau ».
À chacune de ces étapes, la délimitation des groupes de personnes à aider, la nature et le montant des aides versées, ainsi que la désignation des autorités responsables de l’administration de l’assistance ont fait débat. En effet, comme le montrent les nombreuses sources (débats parlementaires, textes législatifs, etc.) récoltées avec soin par l’équipe de recherche, la définition des normes de la solidarité envers les plus démuni·e·s mobilise les esprits, en temps de crise comme en tant de prospérité. Après avoir été délestée d’une partie de ses terrains d’intervention par le développement de solutions assurantielles dans le domaine du chômage (dès les années 1920) ou des retraites (avec la fondation, en 1947, de l’AVS), l’assistance devient une simple « instance complémentaire » du système de protection sociale. Toutefois, il s’agit toujours d’une instance de proximité, puisque l’assistance publique, même régie par des principes édictés au niveau cantonal, puis fédéral, reste en large partie administrée au niveau local.
De plus, cette rationalisation progressive des normes de l’assistance ne signifie pas la fin des controverses à son sujet. Bien au contraire. La deuxième partie de l’ouvrage propose ainsi une analyse de la mise en uvre contemporaine de l’assistance au travers d’entretiens réalisés avec des destinataires de l’aide sociale, des responsables politiques et administratifs qui gèrent cette aide, ainsi que des assistants sociaux et des assistantes sociales. Ce corpus complète les parcours législatifs décrits ci-dessus en soulignant la permanence des efforts de définition des pauvres « méritants » et « déméritants » et des préoccupations liées aux raisons provoquant la situation d’assistance (délitement des liens familiaux, difficultés d’insertion des jeunes, processus d’exclusion du marché du travail, etc.). En donnant la parole aux destinataires de l’assistance, l’équipe de recherche révèle également la permanence des stigmates, de la honte et de la disqualification sociale ressentis par celles et ceux que le système d’assistance continue à vouloir aider et (ré)intégrer. L’assistance publique constitue, en effet, un dernier filet qui ne fait pas que retenir mais qui impose des contraintes parfois difficiles, voire contradictoires. Comment concilier les pratiques d’activation et les appels à l’autonomie des individus dans une société qui exclut et marginalise?
En combinant histoire et sociologie, cet ouvrage très riche et bien construit explore avec succès les espaces territoriaux, politiques et sémantiques à travers lesquels se meut l’assistance publique depuis plus d’un siècle. Trop souvent négligée et considérée comme un domaine marginal des politiques sociales, cette dernière est pourtant le lieu où se croisent des lignes de force fondamentales. En contribuant au déchiffrage de ces lignes de force, Jean-Pierre Tabin, Arnaud Frauenfelder, Carola Togni et Véréna Keller nous offrent des outils indispensables pour comprendre la solidarité à géométrie variable qui structure nos sociétés contemporaines.
C’est à un projet ambitieux que nous convient les quatre co-auteur·e·s de Temps d’assistance, qui, dès les premières lignes de l’ouvrage, esquissent les contours d’une démarche formulée en termes de « sociogenèse des politiques d’assistance publique en Suisse » (p. 5). Comme on peut l’imaginer, suivre ce projet nécessitait un appareillage méthodologique à la hauteur de la tâche, reposant en l’occurrence sur le dépouillement systématique de très nombreuses sources (fédérales, cantonales, communales), un important travail d’archives, le recueil d’articles de presse et la passation d’entretiens.
En ce sens, Temps d’assistance est le résultat d’une recherche fondée avant tout sur la pluralité (des méthodes et des matériaux) et la dispersion (des événernents et des temporalités). Si c’est probablement là un des grands mérites de l’ouvrage, c’est aussi le point à partir duquel une critique peut se faire. Mais examinons d’abord les bases qui soutiennent l’architecture théorique du propos.
« Garantir un revenu de base à toutes les personnes vivant sur le territoire suisse » (p. 5), c’est en ces termes que s’énonce généralement la mission attribuée à l’assistance publique. Les auteur·e·s commencent pourtant par rappeler qu’en amont de cette formule figure une nécessité première: celle d’un consensus politique autour des modalités de son application. Dans cette perspective, Qui doit être aidé ? Comment ? et Par qui ?, sont présentées comme les interrogations centrales par rapport auxquelles le législateur doit se positionner. Considéré par les auteur·e·s comme la condition historique de possibilité de l’assistance, le traitement de ces trois objets leur fournit, dans le même temps, une grille de lecture pertinente pour l’analyse de ses transformations, de la fin du XIXe siècle (période correspondant à la mise en place des· premières lois en la matière) jusqu’à nos jours.
Au fur et à mesure qu’il progresse dans l’ouvrage, le lecteur découvre les agencements subtils érigés sur ces trois objets, l’évolution des critères, de la nature de l’aide ainsi que des contreparties attendues de la part des bénéficiaires. L’assistance se décline différemment selon les époques et l’on remarque que ce qui était considéré comme acquis à un moment donné peut être remis en question une décennie plus tard. C’est d’ailleurs une des interrogations centrales du livre que de « comprendre comment et pourquoi le consensus d’une époque se transforme pour en faire apparaître un nouveau » (p. 11). Pour ce faire, les auteur·e·s privilégient une approche centrée sur les discours produits par le législateur, principalement au sein des organes législatifs de deux cantons (Vaud et Neuchâtel). Le postulat théorique convoqué à cet endroit est que « le développement des politiques d’assistance ne se fait pas en fonction de l’évolution d’une époque, mais en fonction de la manière dont l’époque pense cette évolution sociale » (p. 10) : plutôt qu’invoquer des faits, des chiffres ou des événements, pour objectiver l’existence d’une conjoncture économique et expliquer ensuite les lois qui en découlent, l’approche plébiscitée ici veut accorder la primauté analytique au travail constant de mise en forme du monde effectué par les acteurs sociaux.
Leur démarche se situe ainsi au carrefour de deux disciplines. D’un côté, elle emprunte à l’histoire une perspective généalogique d’inspiration foucaldienne où les discours de vérité configurent des politiques et où les savoirs sur les pauvres prennent appui sur leur contrôle. De l’autre, elle reprend à son compte une perspective sociologique de construction de problèmes publics attentive aux rapports sociaux en présence, aux modes de désignation des publics et aux attentes normatives qui accompagnent ce processus.
La structure de l’ouvrage, divisé en deux parties, consacre en quelque sorte ce croisement disciplinaire. La première partie, diachronique, repose sur un travail d’archives retraçant les transformations des règles de droit. Les quatre premiers chapitres, portant sur des périodes historiques différentes, font émerger plus particulièrement deux aspects. La mise en uvre de l’assistance publique étant, depuis sa création, déléguée aux cantons, la comparaison établie entre le canton Neuchâtel et celui de Vaud souligne en premier lieu la variabilité des principes qui ont gouverné son administration et les évolutions différenciées qui en découlent (à la fois au niveau intra et intercantonal). Les auteur·e·s relèvent par exemple que le législateur neuchâtelois se prononce dès la fin du XIXe siècle en faveur d’une assistance basée sur le principe du domicile : c’est à la commune de domicile du (de la) sollicitant·e que revient le devoir de lui procurer assistance, moyennant alors une durée minimale préalable de dix ans de résidence dans le canton. À la même période, le législateur vaudois estime en revanche que ce devoir incombe à la commune d’origine, indépendamment du lieu de résidence du (de la) sollicitant·e - un principe qu’il maintiendra d’ailleurs jusqu’en 1961. À travers l’examen des débats parlementaires vaudois et neuchâtelois, les auteur·e·s déroulent la trame historique qui a vu émerger ces deux principes d’assistance, exhibent les controverses qu’elles ont suscitées, les ajustements progressifs opérés, de même que leurs répercutions pratiques sur l’obtention de l’aide.
Cette plongée archéologique donne à voir en second lieu un certain nombre de récurrences. Le lecteur se rend notamment compte des fondements disciplinaires de l’aide, qu’il découvre toujours assujettie à des critères moraux. À ce titre, le fait que les discours se focalisent majoritairement sur la catégorie des « indigents valides », désignés selon les époques comme « pauvres », « chômeurs », « inadaptés » puis « exclus », confirme la conflictualité historique de la relation entre assistance et travail, mise en évidence par ailleurs dans d’autres travaux. Qu’ils « travaillent », qu’ils « s’adaptent » ou qu’ils « s’insèrent », les attentes institutionnelles projetées sur les bénéficiaires relèvent in fine d’une même logique consistant à voir dans la responsabilité individuelle le seul moteur du changement : « nulle trace, dans les débats, de remise en question fondamentale de l’ordre social établi sinon, ça et là, pour dénoncer quelques injustices ou inégalités criantes » (p. 172). De ce point de vue, un des intérêts de l’ouvrage est qu’il thématise à la fois la question du changement et celle de là continuité des dispositifs assistanciels. Continuité des techniques de contrôle, de la distinction entre « pauvres méritants » et « pauvres non méritants », d’un droit à l’aide soumis à conditions. Changement, en revanche, du point de vue des objectifs visés par l’assistance et, partant, de la manière de les inculquer aux destinataires : s’il s’agissait alors de fournir une capacité de subsistance à l’individu sans ressource, l’aide de l’État vise maintenant à lui procurer l’autonomie ou, pour reprendre la formule malicieuse des auteur·e·s, à « l’aider à devenir capable d’organiser son existence sans l’aide de l’État » (p. 172).
La deuxième partie, synchronique, se fonde sur une série d’entretiens visant à mettre en lumière la manière dont les acteurs de l’assistance (élu·e·s politiques, responsables administratifs, personnel de l’assistance sociale et, finalement, ancien·ne·s ou actuel·le·s bénéficiaires) se représentent l’assistance contemporaine. Du côté des responsables de la mise en uvre, les auteur·e·s constatent en particulier une forte homogénéité des discours. De ceux-ci émerge notamment une représentation partagée des publics, selon laquelle n’importe qui peut se retrouver un jour ou l’autre à l’aide sociale, qu’elle s’exprime par la voix d’un responsable administratif vaudois - »cela va du toxicomane au directeur de banque » (p. 182) - ou par celle d’une assistante sociale neuchâteloise - » [les personnes concernées] proviennent de tous les milieux confondus » (idem). Quant aux raisons invoquées, elles sont perçues comme « nombreuses et diverses » (p. 188), ou présentées comme le résultat de « problématiques multiples, où souvent plusieurs facteurs se croisent » (p. 186). Considérant ces témoignages, les auteur·e·s relèvent notamment que les descriptions qu’ils contiennent n’intègrent généralement aucune dimension de classe ou de genre, mais reposent sur des énoncés mettant en avant la notion d' » accident de parcours » (p. 189). Le recours systématique à certaines catégories, en particulier les « jeunes » et les « familles monoparentales », participe de ce même processus : leur force d’évocation invisibilise les variables de genre, de race et d’origine sociale qui les traversent pourtant. Cette vision est par ailleurs soutenue par une conception individualisée de l’aide, perçue comme devant s’adapter à chaque « cas », c’est-à-dire s’ajuster à la situation du bénéficiaire ou de son comportement face à l’emploi » (p. 205). Dans ces conditions, les « demandeurs d’aide passifs » (expression utilisée par la Conférence suisse des institutions d’action sociale, p. 212), ceux qui « se plaignent du peu mais viennent chercher leur dû en taxi » (p. 208) ou encore « les gros fumeurs, aimant les bons restaurants » (ibid.), prennent la forme d’un dispositif catégoriel dont l’usage proscrit des conduites plus qu’il n’en décrit. Les auteur·e·s soulignent alors les soubassements normatifs et non moins paradoxaux de ce type d’énoncés qui véhiculent le message que « les pauvres doivent dépenser leur argent comme des pauvres » (ibid.), dans un contexte qui pourtant prône l’autonomie du sujet, cette « propriété de soi » qu’il s’agit de reconquérir.
Le dernier chapitre, « Vivre de l’assistance publique », est centré sur les bénéficiaires, distribués au sein d’une typologie à trois entrées « novices », « émérites » ou « vétérans »). Les extraits de leurs paroles ont pour principal effet de consacrer un point que les paragraphes précédents laissaient déjà entrevoir: bien que garanti par la Constitution depuis 1995, le droit à l’assistance est, dans les faits, encore largement vécu comme une expérience problématique. Fondé sur un principe de solidarité, se donnant pour objectif l’autonomie des personnes, le dispositif assistanciel actuel tend, « par les contrôles qu’il met en place et les injonctions à l’insertion qu’il donne, [
] à renforcer la disqualification sociale des bénéficiaires » (p. 284). Bien que les auteur·e·s n’expriment pas l’idée en ces termes, le paradoxe qu’ils mettent en évidence nous invite à concevoir le fait d’être à l’assistance comme une forme de déviance sociale légale, documentée à de nombreuses reprises dans l’ouvrage par des données provenant de sources différentes.
C’est d’ailleurs de ce point que l’on peut partir pour formuler brièvement quelques commentaires. Tout d’abord, la dimension processuelle de la démarche, convaincante en première partie d’ouvrage, disparaît au moment où interviennent les premiers extraits d’entretiens : la séquentialité des témoignages n’est que rarement prise en compte, pas plus que n’est restituée la manière dont les acteurs reconstruisent les différentes étapes qui jalonnent la procédure, notamment selon la position qu’ils occupent au sein du dispositif. Une démarche plus attentive à ces aspects permettrait peut-être d’exploiter davantage certains paradoxes, par exemple lorsque le lecteur apprend qu’il arrive que « les bénéficiaires ne jouent pas le jeu qui leur est proposé » (p. 230), mais que, néanmoins, « accepter le statut de bénéficiaire de l’assistance publique va de pair avec l’acceptation de règles du jeu » (p. 246). Si l’analyse proposée en deuxième partie d’ouvrage fournit nombre d’indications importantes pour comprendre la tonalité générale des témoignages, la multiplication des entrées par lesquelles elle s’opère laisse globalement dans l’ombre l’ordre des discours et, avec lui, les modes du « devenir assisté » qui auraient pu émerger des récits d’expériences. Parallèlement, elle interroge la capacité du dispositif méthodologique à rendre compte de la manière dont les lois d’assistance sont « appliquées » (p. 14), dimension que les méthodes ethnographiques parviendraient probablement à prendre en charge de manière plus rigoureuse. On regrettera en passant qu’aucune place n’ait été réservée aux guides d’entretien utilisés dans le cadre de la recherche.
En marge de cette première remarque de méthode, on relèvera en deuxième lieu une ambiguïté propre à la posture théorique des auteur·e·s. Quand bien même l’accent est mis sur « le travail de mise en forme sociale » des lois d’assistance, certains passages du texte invoquent « les crises économiques et sociales » (p. 55), « le contexte idéologique » (p. 135), ou encore « l’esprit du temps » (p. 158) pour rendre compte des nouvelles législations. Ce faisant, les auteur·e·s affaiblissent la distinction centrale établie en introduction (p. 10) entre « l’évolution d’une époque » et « la manière dont celle-ci est pensée par le législateur », ce qui tend du même coup à invisibiliser les enjeux locaux de la législation sur l’assistance au profit de variables explicatives de type macrosocial ou macroéconomique qui « fatalisent » en quelque sorte l’histoire.
Au final, Temps d’assistance déploie une sociogenèse des lois qui fournit au lecteur quantité de données et de pistes d’analyse pour des recherches à venir et constitue un très bon exemple des possibilités qu’offre la méthode généalogique.
In a world accustomed to multinational studies of poverty, this book has an old world charm. Whereas Steinert and Pilgram (2007) compared eight cities in seven countries, and Saraceno (2002) 13 cities in six countries, this study examines in patient detail the progress of two Swiss cantons, Neuchatel and Vaud, as they inched their way towards modern social assistance policies, from the end of the nineteenth century to the present. It is based on painstaking work in the archives, examining not only drafts of legislation but the speeches of councillors as they buoyed themselves up in the waves of modernity. The story is of a familiar transition from family obligations to parish origins (« appartenance »), to residential qualification, and to federal citizenship (« citoyennete »), with human rights on the horizon. It seems likely that in time this widening process will continue and citizenship will be defined internationally.
Putting it another way, the transition was from handouts for the deserving poor and control of beggars, to social assurance for unemployment, sickness, widowhood, and so on and then to the dynamic questions of inclusion, exclusion and « reinsertion ». This historical section demonstrates different attitudes in urban and rural contexts, corresponding to different rates of change, as unemployment, war or migration make their impact.
The period is divided into four phases:
-1898-1899, during which the definition of the group in need of assistance was the focus of discussion;
-1908-1940, during which the effects of war and economic depression put the emphasis onto unemployment assurance;
-1944-1973, when the focus was on the « inadaptés » and on the professionalisation of social assistance; and
-the period after 1974, when poverty was « rediscovered », a « right » to public assistance was defined, and active measures to keep recipients engaged in society were promoted.
During most of these periods the debates about social assistance were driven by economic crisis, and the concepts which emerged reflected the ways in which the crises were understood.
The authors note in the parliamentary debates two motives: social solidarity and social control. They detect three main approaches to the government of poverty: education, employment and checking abuse. They argue that the aim of social assistance was modified over time from financial independence (giving someone fish’, in the words of the proverb) to autonomy (« teaching him to fish »). They draw attention to three dominant explanations for the existence of poverty: social class; cumulative disadvantage; and individual problems. They point out that these explanations obscure other factors, like gender and age differences.
In the second part of the book, the results of interviews with present-day councillors, welfare administrators and welfare recipients are reported. There is nothing very new in this. Most of the issues were identified 30 or 40 years ago and the theory has not greatly changed. However, the authors show respect for previous research-particularly francophone-and their analysis of the local Swiss story is admirably evidenced and referenced. They show how Switzerland changed its laws in response to the economic turmoil of the 1930s, to the pressures of war, and to more recent immigration. This is a path which many developing countries will take in the future, and it is salutary to have this insight into the dilemmas of local politicians, and administrators, struggling to create a system that does not undermine community involvement and personal respect.
In many ways this is a rich and honest study, which does what it proposes with elegance and persistence. It is, however, primarily of local historical interest. It does not draw on some current concepts, like social capital, or the distinction between poverty and deprivation (see Manning and Tikhonova 2004). These might have helped to put the historical debates into a broader perspective.
Manning, N. and Tikhonova, N., Poverty and exclusion in the new Russia, Aldershot: Ashgate, 2004 [Review: Anderson, D., 2007. European Journal of Social Work, 10 (2), 272-274.]
Saraceno, C., Social assistance dynamics in Europe, Bristol: Policy Press, 2002 [Review: Anderson, D., 2006. European Journal of Social Work, 9 (2), 249-251.]
Steinert, H. and Pilgram, A., (eds), Welfare policy from below, Aldershot: Ashgate, 2007 [Review: Anderson, D., 2008. European Journal of Social Work, 11 (4), 488 490.]
L’ouvrage vise à réaliser une socio-genèse des politiques d’assistance publique en Suisse romande à partir de l’étude du « gouvernement de la misère » dans les cantons de Vaud et de Neuchâtel depuis la fin du XIXe siècle. Il articule les approches historique et sociologique, le recours à l’histoire intervenant comme clef de compréhension du fonctionnement actuel de l’assistance publique. L’un de ses grands apports est de souligner l’importance du rôle joué par cette assistance publique dans le traitement social de la pauvreté tout en insistant sur son caractère évolutif et sur la complexité des rapports entretenus avec d’autres dispositifs de protection sociale. Cette recherche tend aussi à montrer combien cette logique d’intervention sociale peut symboliser la solidarité nationale, davantage sans doute que d’autres pourtant souvent estimées plus « modernes » ou plus efficaces, en particulier celle des assurances sociales. L’une des originalités de la démarche adoptée est aussi de montrer comment cette forme d’entraide a pu devenir complémentaire des assurances sociales dans l’organisation du système suisse de Sécurité Sociale. Cependant, l’importance de l’assistance publique a pu varier selon les époques et les lieux dans la mesure où la Suisse présente la particularité de développer différents modèles cantonaux d’État social, si l’on retient la typologie définie par Esping Andersen*. Suivant les cantons l’apparition plus ou moins précoce d’autres formes de solidarité comme l’assurance chômage ou l’obligation de l’assurance maladie a également conditionné le fonctionnement de l’assistance publique.
Les auteurs dégagent trois principaux enseignements de l’évolution séculaire de l’assistance en Suisse romande. Les débats parlementaires expriment une double intention, à la fois de solidarité et de contrôle social. Les principales solutions mises en uvre pour gouverner la misère sont fondées à la fois sur l’éducation des comportements, sur la mise au travail et la traque des abus supposés ou réels. Enfin ils ont été frappés par la quasi-inexistance de divisions politiques dans les débats parlementaires, les questions d’assistance étant renvoyées à des interrogations d’ordre technique. Ils en déduisent que l’objet même du discours n’est pas un thème politique majeur, sauf en ce qui concerne son financement public. Ils interprètent cette sorte de neutralité par le fait que l’assistance s’est constituée comme un arbitrage entre les impératifs du marché et la nécessité de la cohésion sociale. Il s’agirait ainsi d’un instrument de régulation sociale visant le maintien du statu quo. Sans doute est-il difficile de généraliser de telles conclusions, en particulier pour la France où l’émergence du système de protection sociale à partir du tournant des XIXe et XXe siècles a donné lieu à de fortes confrontations, y compris dans les enceintes parlementaires et pas seulement sur la question du financement ! Celle-ci peut d’ailleurs refléter des contradictions et des oppositions qui ne sont pas seulement techniques et qui traduisent des enjeux politiques et sociaux. De ce point de vue, l’entrée par les représentations sociales ne reflète qu’une partie du rôle historique joué par l’assistance publique.
Yannick Marec, Le Mouvement Social, décembre 2008 (et en ligne http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1334-mis en ligne le 1.12.08)
Temps d’assistance: l’ouvrage propose une histoire critique de l’aide sociale dans les cantons de Vaud et Neuchâtel, de la charité à un droit contesté à l’existence. Il propose trois angles d’attaques: une histoire de la législation, une analyse du discours des politiciens et professionnels, et une analyse de celui des bénéficiaires de l’assistance.
La troisième partie donne la parole aux bénéficiaires de l’assistance. Elle met en évidence un discours contradictoire, disant à la fois que les montants d’aide sociale sont très bas, mais que l’Etat est bien généreux de les octroyer. Discours marqué par la volonté d’apparaître comme un pauvre « travailleur » ou « invalide », et traitant parfois les autres de pauvres paresseux ou abuseurs. Un discours essayant donc, en premier lieu, de se défendre contre une condamnation morale potentielle. Peu de défense du droit à des moyens d’existence minimaux, peu de reproches contre une société qui ne parvient pas à donner une place convenable à chacun·e. Une démarche à développer pour notre parti?
Bling Blang Blog! Le blog de David Payot, 16 novembre 2008
Gouverner la solidarité
Mais comment gouverner la misère?
Pauvreté. A la fin du XIXe siècle, l’assistance publique se réforme. Dans ce domaine, l’origine communale comptait alors davantage qu’aujourd’hui.
Crise économique
En 1874, sur fond de dépression économique donc, la nouvelle Constitution fédérale commande désormais aux cantons d’organiser l’assistance publique, tâche que l’Etat ne peut plus laisser aux institutions charitables. Mais qui a donc droit à cette assistance? Les « bourgeois », répondent la plupart des cantons.
Bourgeois gagnants
Surveiller, puis donner
Faillite au Locle
Triomphe tardif
Lexique:
« BOURGEOISIE »: celle-ci s’acquiert par héritage ou mariage. Elle peut aussi s’acheter. Chaque citoyen suisse détient une bourgeoisie. Aujourd’hui, rares sont ceux qui résident dans leur commune d’origine.
« HABITANTS »: soit les personnes qui, au XIXe siècle, vivent dans une commune sans en avoir la bourgeoisie.
Car Alfred Schmid (1868-1948): Pionnier de l’assistance au lieu de domicile
Avec le temps, deux de ces propositions se réaliseront. La révision de la Constitution fédérale en 1975 introduira l’assistance au domicile. La statistique fédérale de l’aide sociale attendra, elle, l’année 2006.
Jean-Pierre Tabin, L’Hebdo , 17 juillet 2008