Arrêter une formation professionnelle. Mots et maux d’apprenti·e·s 

Lamamra, Nadia, Masdonati, Jonas,

2009, 311 pages, 25 €, ISBN:978-2-88901-033-2

En Suisse, la formation professionnelle est la filière post-obligatoire la plus fréquemment choisie. La plupart des jeunes suivant cette filière optent pour le système dual, qui alterne formation pratique en entreprise et formation théorique en école. Ce système, qui constitue un contexte propice à la socialisation professionnelle des apprenti·e·s, est un lieu privilégié d’observation des processus de construction de l’identité professionnelle. Cependant, les changements qui affectent aujourd’hui le monde du travail ont un impact direct sur la formation professionnelle duale et rendent les parcours de formation et de transition moins linéaires.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Description

En Suisse, la formation professionnelle est la filière post-obligatoire la plus fréquemment choisie. La plupart des jeunes suivant cette filière optent pour le système dual, qui alterne formation pratique en entreprise et formation théorique en école. Ce système, qui constitue un contexte propice à la socialisation professionnelle des apprenti·e·s, est un lieu privilégié d’observation des processus de construction de l’identité professionnelle. Cependant, les changements qui affectent aujourd’hui le monde du travail ont un impact direct sur la formation professionnelle duale et rendent les parcours de formation et de transition moins linéaires.

Ce livre présente les résultats d’une recherche qualitative et interdisciplinaire analysant le phénomène des arrêts prématurés de formation professionnelle du point de vue des apprenti·e·s. Il permet tout d’abord de comprendre comment les jeunes vivent et expliquent cette expérience. L’accent est ensuite mis sur les implications d’un arrêt de formation professionnelle sur la suite du parcours des jeunes. Enfin, le lien entre arrêts prématurés et questionnements d’ordre identitaire est investigué. Un certain nombre d’implications pratiques découlent de ces analyses, tant au niveau de la prise en charge individuelle que de l’intervention organisationnelle ou institutionnelle.

Table des matières

Introduction

1. Formation professionnelle, décrochage et identité

  • Évolution du marché du travail et de la formation professionnelle
  • Formation professionnelle et identité
  • L’arrêt de formation professionnelle
  • Arrêt de formation et identité

2. Méthodologie

  • Questions de recherche
  • Objectifs
  • Les jeunes interviewé·e·s
  • Récolte des données
  • Traitement des données

3. Les raisons de l’arrêt

  • Types de raisons invoquées
  • Des configurations de raisons
  • Les raisons de l’arrêt sous la loupe de la construction identitaire

4. Faut-il souffrir pour être « pro »?

  • Formation professionnelle et psychodynamique du travail
  • Souffrances lors du contact avec le travail
  • Contrecoups identitaires de la souffrance en formation professionnelle

5. Stratégies

  • La dérobade
  • Déni
  • L’effacement
  • L’accommodation
  • L’affirmation
  • Une personne, plusieurs stratégies
  • Portées identitaires des stratégies

6. Le moment clé de la résiliation du contrat

  • La décision de l’arrêt entre choix et contrainte
  • L’arrêt entre soulagement et désespoir
  • Décision, vécu et identité

7. L’influence des facteurs sociaux

  • L’impact de l’âge
  • Des différences selon le genre
  • Les effets du milieu social d’origine
  • L’influence de la structure familiale
  • Le poids du capital scolaire et des parcours antérieurs
  • L’impact de la taille de l’entreprise
  • Particularités des situations pionnières
  • Vue d’ensemble

8. Ce qu’arrêter veut dire

  • Entre continuité et rupture
  • Indicateurs de continuité
  • Indicateurs de rupture
  • La continuité illustrée
  • La rupture incarnée
  • La discontinuité figurée

9. Suggestions pour la pratique

  • Agir au niveau individuel
  • Intervenir au niveau organisationnel
  • Inciter le niveau institutionnel à agir

Conclusion

Bibliographie

Presse

Ils décrochent, et après?

APPRENTIS • Deux études sur la durée mettent en évidence des processus de transition longs et incertains entre l’école et le monde du travail. Un jeune sur sept sans formation.

Pour près de la moitié des jeunes à la sortie de l’école obligatoire (46%), le parcours linéaire école-formation-boulot est un mythe. La réalité met en lumière des processus de transition longs et incertains, où les désirs des jeunes – s’ils en ont – sont confrontés aux exigences du marché du travail en général, et des entreprises en particulier. Sur le thème de « Quel destin après une rupture d’apprentissage », une récente journée d’études à l’IFFP (Institut fédéral des hautes études de formation professionnelle) à Tolochenaz a réuni des chercheurs dans le domaine de la formation. Les résultats de deux études sur la durée ont notamment été mis en évidence.

Chercheuses à l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle, Barbara Duc et Nadia Lamamra ont suivi 46 jeunes ayant rompu leur contrat de formation duale durant la première année d’apprentissage. Quatre ans plus tard, elles ont retrouvé 42 de ces jeunes. Pour la plupart, la situation avait évolué favorablement: huit avaient un emploi qualifié et 19 étaient en formation. Neuf autres avaient achevé leur formation. Quatre en revanche avaient vécu une deuxième rupture d’apprentissage, sans suite favorable connue.

Les bonnes personnes

Les apprentis concernés ont livré leur vision de la transition de l’école au monde du travail: une épreuve d’initiation à surmonter. « C’était comme un parcours de guerre, et quand on a réussi, après on est tranquille », illustre une assistante dentaire diplômée.

Nadia Lamamra souligne l’importance des réseaux comme ressources et liens pour les jeunes. Ce que confirment les concernés: « Si on a les bonnes personnes qui sont derrière nous… Parce que sans elles, je ne serais pas devenue grand-chose. ça aurait pu tourner mal », témoigne une ex-apprentie de commerce, en formation de gestionnaire de vente.

Ces bonnes personnes, ce sont les parents ou des proches bien sûr, mais également les structures de transition, les médecins, et au plan professionnel, les personnes formatrices, le patron et les collègues. La commission d’apprentissage aussi, mais, selon leurs témoignages, peu de jeunes connaissent son existence et son rôle. Une assistante dentaire diplômée confirme l’importance qu’a représenté pour elle le soutien moral d’une conseillère aux apprenties. « Elle m’avait dit de m’inscrire au semestre de motivation Mobilet’. Elle m’appelait assez souvent pour savoir comment ça allait. Quand je l’ai revue, elle m’a félicitée, elle était tellement contente. » Un ex-apprenti charpentier, en formation de poseur de sol, met en avant le rôle moteur du semestre de motivation: « Au Semo, il y a un rythme de vie, parce que avant, durant trois mois, je ne faisais rien du tout. Au moins ils nous poussent. ça motive quand même… »

Une gardienne d’animaux diplômée qui était passée par une rupture d’apprentissage avec une dépression relève le soutien concret de son copain, mais également de son patron « qui n’hésitait pas à prendre du temps pour bien expliquer ».

Apprendre à se connaître

Selon Nadia Lamamra, il s’agit de dédramatiser les arrêts prématurés, sans pour autant sous-évaluer les risques liés à une transition difficile. Un ex-apprenti menuisier en formation d’agent d’exploitation déclare avoir appris à se connaître. « Ces deux ans m’ont permis de réfléchir, de savoir qui j’étais. »

Mais pour d’autres, c’est l’échec total: « Je recommence pas de formation, ça m’a dégoûtée, fini quoi! » a lâché une ex-apprentie employée de commerce sans activité ni formation achevée.

Infirmière en santé communautaire à l’Ecole professionnelle commerciale de Lausanne, Marie Meylan relève que les difficultés vécues par les jeunes sont perceptibles avant qu’elles n’aboutissent à une rupture d’apprentissage. Des entretiens menés avec une vingtaine d’enseignants, il ressort que les jeunes qui se sentent en difficulté le manifestent en chahutant, en s’effaçant ou par des arrivées tardives et de l’absentéisme.

Philippe Frossard, de l’ORP Sion, suggère de soutenir les jeunes « multirisques » par un case-management (accompagnement individuel adapté que de nombreux cantons ont mis en place). Il lui paraît nécessaire aussi de prévenir et de réduire les effets des addictions. Un renforcement des capacités de résilience des jeunes les aiderait aussi à faire face aux défis de l’entrée dans le monde du travail, estime-t-il.

La tâche est ardue: 45% des Vaudois de 18-25 ans suivis par un programme d’accompagnement ont rompu ce suivi dans ses premiers mois. Neuf sur dix de ces jeunes cumulaient des problèmes d’aptitudes, de cadre de vie et de santé psychique.  

Des galères durables pour les jeunes sans formation

« La politique, la pratique et la recherche ont des approches bien différentes de la réalité des transitions vers l’emploi », relève le sociologue genevois Jacques Amos du SRED (Service de la recherche en éducation). Ce dernier a participé à la recherche TREE, qui s’est intéressée à 5500 jeunes qui avaient participé en 2000 à la première enquête Pisa. Ils ont été suivis jusqu’en 2007, puis recontactés après 10 ans. A ce stade, ils étaient encore 3500 à répondre au questionnaire des chercheurs. Il en ressort que 54% sont entrés directement en formation et ont obtenu un certificat en 3 ans (35%) ou 4 ans (19%). Si certains ont eu un parcours en dents de scie avant d’aboutir à une certification, un jeune sur sept (14%)du panel de départ se retrouve sans diplôme dix ans plus tard. Les jeunes hommes sont légèrement plus nombreux que les jeunes femmes dans cette situation et les Romands plus représentés que les Alémaniques. Les jeunes d’origine portugaise ou des Balkans sont plus touchés que les Helvètes. Et le phénomène est plus marqué en ville qu’à la campagne. Jacques Amos tord lui aussi le cou au cliché du parcours linéaire. 9% des jeunes qui ont participé à l’enquête ont connu une ou plusieurs périodes de chômage annoncé à l’ORP, le plus souvent d’une durée de six mois. Au niveau salarial, les femmes gagnent en moyenne 470 francs de moins que leurs homologues masculins. Elles sont aussi deux fois plus souvent (14%) occupées dans des emplois à durée déterminée que les garçons. Elles subissent aussi plus que les hommes un temps partiel imposé (9% contre 4%).

Philippe Frossard, de la coordination des ORP valaisans, revient aussi sur le fort taux d’activités temporaires des jeunes. Sur les 570000 moins de 25 ans en emploi en Suisse, 30% à 40% exercent une activité temporaire (contrat à durée déterminée) ou intérimaire, contre 13% de l’ensemble de la population active.

Parmi les esquisses de solutions institutionnelles évoquées lors de la journée à l’IFFP, les divers intervenants de la journée d’études préconisent notamment une meilleure visibilité des différents réseaux et une coordination renforcée des acteurs existants (structures d’aides à la transition, formation professionnelle, entreprises, assurance-chômage et aide sociale).

Philippe Frossard plaide de son côté pour des mesures de qualifications professionnelles partielles et des procédures de reconnaissance des acquis de l’expérience.

Tandis que Véronique Polito, secrétaire centrale de l’Union syndicale suisse, regrette un désintérêt de la politique pour la formation professionnelle initiale et une absence de consensus. « Le succès dépendra de la volonté des acteurs politiques à coopérer », estime la secrétaire de l’USS.


Claudine Dubois, La Liberté, 16 avril 2013

Dans la revue en ligne Orientation scolaire et professionnelle

Arrêter une formation professionnelle apporte un éclairage original sur la situation des jeunes qui mettent fin à une formation par alternance et qui rompent le contrat avec leur employeur. Dans le contexte actuel de promotion importante de ces formations, cet ouvrage s’attache à souligner les diverses difficultés rencontrées par les jeunes qui intègrent ces formations, dont certaines peuvent les conduire à mettre fin à ce contrat.(…)*

Le 1er chapitre expose le contexte général de l’alternance en Suisse et notamment dans le canton de Vaud, où la collecte des données s’est déroulée. Les informations fournies par les auteurs mettent en évidence la difficulté des jeunes à trouver un contrat avec un employeur (parfois, les jeunes doivent contacter 29 entreprises). Ce chapitre souligne également quelques paradoxes associés au statut d’alternant : celui, par exemple, lié au fait que la situation de formation professionnelle oblige, d’une part, à demeurer dans un statut d’adolescent dépendant et, d’autre part, à faire des choix professionnels déterminants pour l’avenir. Pour les auteurs, l’entrée en alternance susciterait la mobilisation de plusieurs aspects de l’identité: l’identité professionnelle, l’identité de métier et l’identité d’apprenti. L’identité d’apprenti correspond plus particulièrement à l’engagement dans un statut hybride de «presque professionnel» ou de «professionnel en devenir».(…) De part leur statut de «personnes en formation», les apprentis n’ont qu’une marge de manœuvre réduite dans l’activité et ne peuvent pas facilement s’éloigner du travail prescrit. Ils apprennent alors à jouer leur rôle d’apprenti ce qui implique dans un premier temps de se conformer aux tâches prescrites et, ensuite, de maîtriser des gestes professionnels néanmoins associés à des initiatives limitées. Au-delà de ces difficultés, les auteurs montrent la fréquence des situations où les apprentis ont peur, pour diverses raisons : peur de ne pas être à la hauteur de la tâche demandée, peur de l’accident, peur d’être perçu comme incompétent… (…) Grâce à la qualité des entretiens et de leur analyse, les auteurs parviennent à mettre au jour la multiplicité des enjeux identitaires associés aux formations par alternance. Un tel ouvrage ne peut qu’inciter les chercheurs à développer des travaux dans le champ extrêmement riche des formations par alternance. Il fournit également des éléments pour concevoir une véritable ingénierie de l’alternance qui demeure à construire.

 Valérie Cohen-Scali, in Orientation scolaire et professionnelle, 31 mai 2010

*Article complet dans la revue en ligne Orientation scolaire et professionnelle.

 

Mots et maux d’apprenti·e·s en rupture

Près de deux tiers des jeunes Suisses optent pour une formation professionnelle de type dual (combinant entreprise et école professionnelle) au sortir de l’école obligatoire. Néanmoins, tous ne l’achèvent pas.

Les décrochages qui surviennent au cours de la période de formation ont fait l’objet d’une étude universitaire qualitative réalisée entre 2006 et 2009 auprès de jeunes ayant arrêtés leur formation dans le canton de Vaud. Les auteurs de cette dernière brossent le tableau d’un système de formation, largement soumis aux exigences du marché de l’emploi, qui présente des faiblesses.

L’évolution de la formation professionnelle liée à celle du marché du travail

La formation professionnelle a connu au cours des dernières décennies des mutations profondes tant structurelles que conjoncturelles, semblables à celles qui touchent la situation du marché du travail. La tertiarisation massive, les innovations technologiques ou encore les nouvelles formes managériales de gestion sont notamment à la base de ces transformations qui ont reconfiguré l’apprentissage. En outre, « de nouvelles professions issues du regroupement des professions existantes, elles aussi plus exigeantes, ont remplacé certains métiers traditionnels. Elles répondent aux besoins de polyvalence et de flexibilité d’une économie ayant choisi de nouveaux modes de production.  »

Par ailleurs, la quête d’une place d’apprentissage s’apparente dans de nombreux cas à un réel parcours du combattant, qui est souvent l’occasion d’une première expérience du chômage, et du recours à des structures de transition, avec tout ce que cela entraîne en termes de précarisation et de découragement, à une période charnière. Fin 2005, plus de 22 500 jeunes étaient ainsi en recherche d’une place d’apprentissage.

Une construction identitaire fragilisée

L’entrée dans la vie active représente un passage important, censé mener à une plus grande autonomie. Dans le cas des apprentissages, cette transition intervient tôt dans le processus de construction, et joue un rôle clé, dans la mesure où elle voit converger différents processus de formations identitaires, «  celui du professionnel, du métier et de l’apprenti·e  », et que les jeunes évoluent alors dans deux mondes différents, celui de l’école et celui de l’entreprise. En ce sens, le décrochage représente une double rupture du contrat, alors même que les raisons invoquées ne concernent souvent qu’une des deux sphères impliquées.

Ces différents enjeux interviennent souvent en fin d’adolescence, lieu de cristallisation de l’identité individuelle. Et une rupture peut intervenir dans ce processus comme un événement dont les répercussions psychiques sont importantes. 

Des nouvelles formes de pression

Les auteurs de cette étude ont été confrontés aux diverses formes de souffrances évoquées par les apprentis en décrochage, qu’elles soient physiques, mentales ou éthiques, alors même que ceux-ci amorcent leur parcours dans la vie active. «  Ces nouvelles formes sont à mettre en étroite relation avec les nouvelles normes et contraintes de production, qui mettent de plus en plus les salarié·es sous pression, augmentant ainsi le stress, les risques d’accident, mais également l’épuisement professionnel. De plus, dans un tel contexte, de nouvelles pratiques de management  (telle l’évaluation individualisée) accroissent les risques de dérapages, tel le harcèlement moral ou mobbing.  »

À cela s’ajoute le statut singulier du jeune en formation, souvent isolé du reste de l’équipe et sans accès aux moyens de défense collectifs. À ce titre, les auteurs observent que « les solidarités et les stratégies collectives ont été affaiblies par les nouvelles normes de travail et de management, les personnes ont peur, souffrent et ce d’autant plus qu’elles sont isolées. »

Les raisons du décrochage

Les raisons invoquées par les jeunes au cours de cette étude sont de différents ordres et peuvent concerner «  des problèmes rencontrés au niveau des interactions et des relations au travail, des difficultés liées à l’apprentissage du métier, des difficultés dans la transition entre école obligatoire et formation professionnelle, des problèmes rattachés au monde du travail et des raisons motivées par des contingences externes  ». Les mauvaises conditions de travail et les souffrances qui en découlent font partie des raisons citées par les jeunes.

Ces derniers, lors de l’arrêt de l’apprentissage considèrent celui-ci comme un soulagement ou comme un échec. Si les projets à courts et moyens termes sont régulièrement formulés, il semble qu’il leur est difficile de se projeter à long terme dans une nouvelle activité professionnelle. La tendance peut alors être de se diriger vers des activités ponctuelles, mais non qualifiantes.

Quelles améliorations?

Si la rupture d’un contrat d’apprentissage est le fait de facteurs multiples, psychologiques, familiaux, individuels, sociaux, économiques, il convient de souligner que ces décrochages sont symptomatiques d’un durcissement du marché du travail, qui placent les salariés, même les plus jeunes, en proie à des angoisses inédites et des formes de souffrance qui, si elles ne sont pas complètement nouvelles, semblent aujourd’hui exacerbées. Or, si les difficultés mises en lumières par cette étude favorisent la marginalisation, le découragement et l’absence de toute sécurité chez les jeunes dès leur entrée dans la vie professionnelle, cela est un signe alarmant.

Aussi est-il nécessaire de renforcer la collectivisation des expériences l’encadrement et le suivi des jeunes en formation, le système de bourses pour les apprentis ainsi qu’un aménagement des conditions de travail et de formation. Enfin, il s’agit de lutter activement contre l’existence de toute forme de souffrance au travail: à cet égard, le renforcement de la présence syndicale sur les lieux d’apprentissage apparaît décisive.

Maïla Kocher, Solidarités, N° 168, 20 mai 2010, p. 10

 

Apprentissage: de plus en plus dure

Les patrons sont toujours plus exigeants avec leurs apprentis. Les cantons se démènent pour que la crise ne tue pas l’embauche des jeunes. Enquête.

Trouver une place en entreprise? Difficile, on le sait. Mais les parents semblent ignorer l’ampleur des obstacles. Aujourd’hui plus que jamais, la formation professionnelle fait l’apprentissage de la rigueur du marché du travail. Pour trouver une place, ce sont dix-huit postulations qu’un adolescent doit effectuer. Moyenne suisse, ce chiffre laisse envisager le désarroi des jeunes confrontés pour la première fois de leur vie à l’embauche. « Ils subissent une pression d’autant plus forte que leurs représentations du marché du travail vient des Trente Glorieuses. Cette image est héritée de leurs parents, qui ont vécu une insertion professionnelle qui semblait un processus linéaire, allant de soi, presque automatique », expliquent Nadia Lamamra et Jonas Masdonati, de l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle, dans une étude sur la rupture d’apprentissage. Ainsi, les difficultés à trouver une place s’accompagnent souvent de tensions avec les parents, incrédules à l’égard des difficultés de leur enfant.

Corollaire du manque de places, l’âge des apprentis de première année ne cesse d’augmenter. Alors que dans les années 80, ils avaient 16 ans en moyenne (l’âge de la sortie de l’école obligatoire, additionné de redoublements dans le cursus), les débutants d’aujourd’hui en ont 18. « Ce qui est alarmant, c’est que l’âge moyen était de 17 ans il y a encore six ou sept ans, note Fritz Winkelmann, chef de service à la formation professionnelle du canton de Fribourg. Le vieillissement est de plus en plus rapide: nous ne pourrons pas l’inverser, mais nous essayons de le stopper. » Que font les adolescents durant ces presque trois années de transition entre l’école et l’apprentissage? Les familles qui en ont les moyens profitent parfois de les envoyer en séjour linguistique à l’étranger, ce qui leur donnera une vraie plus value sur le marché de l’emploi. Mais la plupart se tournent vers ces « salles d’attente » que constitue la 10e année scolaire ou de plus en plus vers le préapprentissage de deux ans. Ils échappent ainsi temporairement à la concurrence du marché, étant donné que ce sont les cantons qui se chargent de leur trouver une place en entreprise. Lorsqu’ils tentent à nouveau leur chance pour postuler, ils sont mieux armés, mais dévalorisent à leur tour les adolescents fraîchement sortis de l’école, et le cercle vicieux s’instaure. Quant aux conséquences morales de cette attente forcée, elle sont lourdes: « Cela les maintient dans le statut d’adolescents », observent Nadia Lamamra et Jonas Masdonati.

Plus difficile en PME et en microentreprise

A l’inverse, les patrons ne se plaignent pas de cette évolution. Plus âgés, les apprentis s’avèrent matures et ont acquis une expérience linguistique ou préprofessionnelle: tout bénéfice pour l’entreprise.

C’est sur ce point que se joue l’enjeu principal de la formation dite « duale », qui fait la fierté de la Suisse depuis des décennies. L’apprenti n’est pas un employé comme les autres, mais est d’abord une personne qui apprend. Or, la structure du tissu économique romand menace l’équilibre entre formation et productivité. Les PME et les microentreprises qui le constituent sont très sensibles aux fluctuations du marché. « Elles ont une moins grande marge de manœuvre dans un contexte économique tendu, expliquent Nadia Lamamra et Jonas Masdonati. La pression en termes de productivité et d’adaptation au marché les conduit à minimiser les risques. Cette logique exclut les jeunes issus des filières scolaires à exigences élémentaires et crée des risques de discriminations en raison de l’origine et du sexe. » Cette pression du marché s’exerce depuis la fin des années 90, en conséquence de la mondialisation. Que dire alors de ces derniers mois de crise sévère? L’hécatombe que certains dirigeants du Parti socialiste annonçaient pour la rentrée n’aura pas lieu. Selon notre enquête, les cantons romands (sauf le Jura et Genève) comptent le même nombre, voire davantage de places d’apprentissage pour la rentrée. Un succès anticyclique qu’il faut attribuer aux plans de relance et autres initiatives étatiques ciblées sur la formation professionnelle.

En revanche, si l’offre est quantitativement équivalente, les secteurs économiques sinistrés par la crise n’ont pas mapqué de sacrifier la formation. Dans le canton du Jura, l’offre se dégrade dans le tissu économique régional: l’horlogerie, l’industrie des machines et de la mécanique, constate Olivier Tschopp, chef de service du secondaire II. Même constat à Neuchâtel: « Il n’y a pas de culture de l’apprentissage dual dans l’horlogerie, regrette son homologue Jacques-André Maire, c’est un milieu qui a toujours favorisé le cursus par l’école technique. »

Or, couper dans l’apprentissage en temps de crise est un calcul à très court terme. Si certains patrons se plaignent du coût d’un apprenti. une étude de l’Office fédéral de la formation professionnelle de 2003 a définitivement tué la légende urbaine. Le professeur Stefan Wolter a montré que, sur les trois ou quatre années que dure la formation, les coûts d’investissement étaient compensés par la productivité de l’apprenti. Celui-ci devient rentable en fin de cursus et l’est plus encore s’il reste employé dans l’entreprise par la suite.

Plus exigeant intellectuellement

La concurrence dans la recherche d’une place a chamboulé tout le système. La distorsion entre l’offre et la demande pénalise les profils autrefois traditionnels d’écoliers issus des filières élémentaires sans expérience particulière. De plus en plus de détenteurs d’une maturité gymnasiale se lancent dans l’apprentissage (entre 10% et 15% des bacheliers dans le canton de Fribourg), ce qui élève constamment les exigences scolaires des employeurs. « A compétences égales, la filière à l’école est déterminante dans l’embauche d’un apprenti, constate Nadia Lamamra. La plupart des jeunes qui sortent de VSO (voie élémentaire, dans le canton de Vaud) sont conscients qu’ils auront davantage de difficultés à trouver une place. » Pour enrayer ce phénomène, la direction générale de la formation professionnelle vaudoise a décidé de n’engager que ces jeunes-là, pour donner l’exemple. A Fribourg, la nouvelle loi permet à l’Etat de financer jusqu’à 2000 francs de prestations spécifiques pour un apprenti avec un profil difficile, en suivi psychologique par exemple. Seul le Valais semble épargné par cette stigmatisation des profils jugés à risque. Le canton connaît un système hybride, où une grande partie des écoliers est scolarisée hors filière, mais avec un niveau dans chaque discipline. Pas de tampon « mauvais élève » sur le certificat de fin d’études, donc.

Plus dur humainement

L’apprentissage n’est pas seulement plus difficile d’accès. Il est aussi plus difficile en soi. « Ces dernières années, les exigences en cours de formation se sont élevées », observe le Jurassien Olivier Tschopp. Les nouvelles lois sur la formation professionnelle ne permettent plus la compensation entre l’examen pratique et théorique et obligent à décrocher la moyenne partout. Et certains cours sont à eux seuls éliminatoires, par exemple la connaissance des plantes pour l’horticulteur. En moyenne, environ 12% des apprentis échouent, un taux qui devient inquiétant s’il dépasse 20%.

Mais c’est aussi humainement que la situation s’est détériorée. Au cours de leur étude, Nadia Lamamra et Jonas Masdonati ont découvert que l’ambiance constitue le premier critère de satisfaction des apprentis, avant la qualité de la formation. Or, les témoignages qu’ils ont recueillis illustrent le désarroi de certains jeunes en rupture de contrat. Humiliations, exclusion de l’équipe des collègues ou harcèlements psychologique et sexuel, certaines collaborations mènent l’apprenti à la dépression. Les deux chercheurs ont remarqué que, si le nombre de ruptures de contrat n’a pas augmenté ces dernières décennies, les situations se sont en revanche complexifiées. Ce que Claude Pottier, chef du Service de la formation professionnelle du canton du Valais, confirme: « Les cas de ruptures sont de plus en plus lourds: nous sommes face à des situations familiales difficiles, des cas d’endettement ou psychiatriques. »

Qui, du patron ou de l’apprenti, est fautif? Difficile à savoir. Chaque année, les cantons retirent à quelques entreprises le droit de former, mais uniquement dans des cas extrêmes, comme le harcèlement sexuel. A l’inverse, Claude Pottier y voit la faute d’une génération d’apprentis trop présomptueux: « Les jeunes ont de plus en plus de peine à accepter les remontrances des patrons. »

Une pratique pour beurre

Le tableau semble sombre. Pourtant. des solutions voient le jour pour préserver la formation professionnelle d’un productivisme exacerbé. A ce titre, le Centre d’apprentissage de l’arc jurassien (CAAJ) fait figure de pionnier et a déjà été copié dans les cantons de Genève et du Jura. Son principe? Recréer des conditions d’entreprise en une sorte d’atelier protégé.

Durant leurs deux premières années de formation, les futurs polymécaniciens s’y font la main au lieu d’intégrer leur entreprise respective (Dixi, Voumard, Ismeca et d’autres). Entourés de deux maîtres d’apprentissage à plein temps, les 34 jeunes grandissent en couveuse, travaillant pour beurre sur les machines prêtées, avant de rejoindre leur entreprise en début de 3e année. « Cinquante pour cent de ce qu’ils font est de la formation pure, de l’entraînement, explique Marcel Graf, responsable du CAAJ. L’autre 50% est de la production « formative », où j’adapte la commande à leurs capacités. Ils apprennent à respecter les délais et les exigences de qualité.»

Le centre ne cesse de s’agrandir. Aux dix entreprises qui le constituent actuellement devraient s’en ajouter d’autres. Chacune paie entre 8000 et 10000 francs par jeune, et un réseau se constitue entre elles. « L’apprenti doit s’identifier au groupe, pas à son employeur uniquement, explique Marcel Graf. Et les transferts de postes entre elles sont clairement facilités. » Le modèle semble si bien fonctionner que le canton de Neuchâtel rêve que les manufactures horlogères lui fassent un petit frère.

Carrière de rêve ou à débouchés?

Si la création de centres d’apprentissages révolutionne le système dual, des solutions plus modérées existent aussi. Le manque chronique de places ne concerne pas tous les secteurs, certains peinent même à recruter: l’agriculture, la boulangerie, la construction, la restauration et d’autres. « La cuisine est comparée à une salle d’opération, dure et stressante », observe Nadia Lamamra. Les métiers pénibles et socialement mal cotés créent peu de vocations, mais certains jeunes s’y résolvent par pragmatisme, sûrs d’y trouver des débouchés. Or, cette orientation par défaut est souvent invoquée comme cause d’arrêt d’apprentissage.

La rupture de contrat n’est pas une fatalité. Si elle concerne en moyenne 10% des Romands de l’année, les cantons qui ont instauré un meilleur suivi sont parvenus à faire baisser cette part. D’ailleurs, en démontrant que l’ambiance de travail occupe le premier plan pour les apprentis, l’étude de Lamamra et de Masdonati tend une perche. Partout en Suisse romande, la multiplication des conseillers aux apprentis, ciblés sur les problèmes humains et non issus du milieu professionnel (contrairement aux maîtres d’apprentissage), permettra assurément de pacifier les relations apprenti-patron. Et de revenir à l’objectif premier: l’apprentissage, au sens propre. 

Tasha Rumley, L’Hebdo, 9 juillet 2009, pp. 26-29

Quand l’apprentissage stigmatise les désillusions

INTERVIEW. Le phénomène des arrêts prématurés de formation professionnelle a été décrypté par deux chercheurs lausannois au travers d’un livre

Trois ans de recherche, 50 heures d’entretien et 1500 pages de transcription ont permis à Nadia Lamamra et Jonas Masdonati, chercheurs de l’Institut fédéral des hautes études en formation professionnelle (IFFP), d’analyser le phénomène des arrêts prématurés de formation des apprentis.

– Pourquoi cet intérêt pour l’arrêt de la formation?

Nadia Lamamra. – Cette étude s’inscrit dans un projet plus général sur l’identité professionnelle des jeunes en formation. Au cours de notre enquête, la question de l’arrêt prématuré a été soulevée. Nous avons voulu creuser.

– Est-ce un phénomène récent?

N. L. – Non, les chiffres sont plus ou moins identiques depuis quinze ans. Dans le canton de Vaud, on constate entre 13% et 15% d’arrêts prématurés chaque année.     
Jonas Masdonati. – Mais certains secteurs sont plus touchés, comme l’hôtellerie-restauration et le bâtiment. Cependant, les métiers affiliés sont déjà pénibles en soi.

– Quelles raisons motivent un arrêt prématuré?

N. L. – Nous avons déterminé cinq types de motivations: le domaine relationnel, l’apprentissage du métier, la transition, les conditions de travail et les contingènces externes. Du côté relationnel, cela va de la mésentente avec l’employeur et les collègues au dysfonctionnement de l’entreprise entraînant mobbing (vexations répétées, mises à l’écart, etc.) et harcèlement, notamment sexuel. L’apprentissage fait surgir des problèmes de performance en cours et d’encadrement, met au jour un écart insurmontable entre théorie et pratique, voire révèle des conditions d’exploitation.
J. M. – La transition ou passage entre école et travail suggère un décalage entre la représentation du métier et la réalité, un choix par défaut qui ne s’avère pas concluant, des difficultés à se retrouver dans une sociabilité d’adultes où les centres d’intérêt sont trop différents, etc. Les conditions de travail rassemblent les aspects négatifs liés à la profession – pénibilité, horaires décalés. Enfin, nous avons eu deux cas où des urgences, notamment familiales, l’obligation de rapporter un salaire, ont précipité un arrêt qui, sans ce brusque changement de priorités, n’aurait pas eu lieu.

– Une raison domine-t-elle les autres?

 N. L. – En réalité, c’est souvent le cumul des raisons qui suscite l’arrêt.

– Comment cet arrêt est-il géré?

J. M. – Parfois, des témoignages dramatiques évoquant de profondes souffrances présentant l’arrêt comme une véritable rupture.

– Quels types de souffrances sont déclanchées?

 N. L. – Une souffrance mentale, qui apparaît lorsque les stratégies de défense mises en place par les apprentis échouent, qu’il s’agisse de se rendre invisibles ou de viser la confrontation pour faire respecter ses droits. Elle peut mener à des états dépressifs, provoquer des troubles alimentaires. Des jeunes ont avoué avoir pleuré tous les matins avant d’aller travailler.
J. M. – Nous avons aussi découvert la souffrance éthique, liée à un désenchantement par rapport au monde du travail et au monde adulte. Elle émerge quand les tâches ne correspondent pas à la morale des apprentis, comme servir de la viande avariée dans un restaurant, ou quand le climat de travail manifeste des comportements trop éloignés de leurs valeurs (insultes entre adultes, compétition féroce, commérages et critiques, etc.).

– Y a-t-il des arrêts « positifs »?

N. L. – Tout à fait! Deux jeunes filles ont exprimé leur fierté de s’être unies pour affronter leur patronne, dénoncer leurs conditions de travail et partir. Cet arrêt a signifié la sortie de situations de souffrance, une émancipation, une réflexion et des démarches constructives pour faire un vrai choix, parfois indépendant de la volonté parentale. En creux de témoignages sur les difficultés d’apprentissage, on discerne de belles réflexions sur ce qu’est une « bonne » formation, une « bonne » relation. Nous avons relevé de trés jolis mots sur les formateurs, qui peuvent devenir des personnes de référence, des confidents, jouer un rôle très complexe dépassant largement la transmission de savoirs pratiques.

Camille Bozonnet, 24 Heures, 16 juillet 2009, p. 14