Invalides psychiques, experts et litiges

Ferreira, Cristina,

2015, 302 pages, 26 €, ISBN:978-2-88901-091-2

Les transformations de la notion d’invalidité sont un sujet d’étude rarement pris en compte par la recherche en sciences sociales. Ce livre vise à combler une lacune dans le domaine en privilégiant une perspective sociologique qui met l’accent sur la construction des problèmes publics. Il met en évidence que dans les coulisses institutionnelles des réformes de l’AI, se déterminer sur l’invalidité d’une personne est des plus complexe. Qu’est-ce qu’un invalide? Qui peut avoir le droit à une rente? À partir de cas concrets traités au tribunal, le lecteur accède à cette complexité sociale et judiciaire et pourra alors se faire une opinion sans être parasité par l’indignation inévitablement suscitée par les discours politiques sur les abus et les profiteurs.

Format Imprimé - 32,00 CHF

Description

Déficit financier et abus: ces thèmes prégnants dans les débats publics masquent la complexité des désaccords autour de l’invalidité.

À partir d’une enquête documentaire, ce livre retrace les controverses qui ont cours depuis les années 1990 dans le monde de l’expertise des maladies psychiques. Doutes et soupçons entourent ceux dont l’incapacité de travail est causée par des douleurs corporelles dites «inexplicables». À leur propos, des questions anciennes resurgissent:
– Au fond, qu’est-ce qu’un invalide?
– Qui peut réellement avoir le droit à une rente?

Les rapports de force tendent à s’intensifier sur le front politique à l’occasion de chaque révision législative. De son côté, quoique critiquée, l’expertise médicale est de plus en plus appelée pour produire une vérité sur ce qu’être incapable veut dire. Et au tribunal, comme le montrent les 275 affaires analysées, les magistrats se confrontent à une kyrielle de situations qui ne se laissent pas volontiers enfermer dans une interprétation univoque.

La lame de fond des réformes est une innovation gestionnaire majeure. Parce que la maladie psychique évolue de manière imprévisible et fluctuante, on accorde des droits sociaux à titre provisoire. S’il est trop tôt pour tirer toutes les conséquences de cette politique, une chose semble néanmoins sûre: pour certaines personnes, la sécurité sociale n’est plus de saison.

Table des matières

Introduction

  • Faire advenir un problème public

– Le rôle de l’expertise

  • L’invalidité: un objet négligé par la recherche universitaire
  • Le plan de l’ouvrage

1. Invalidité psychique: la mis en forme d’un problème public

  •  Le droit au tragique: ancrage moral d’une réforme

 – Énoncer un état de crise

  • L’alerte statistique

– Le clair et l’obscur des chiffres: que sait-on sur l’invalidité psychique?
– Le code 646: la boîte noire des statisticiens
– Quand la statistique rend les invalides socialement invisibles

  • Comment expliquer l’évolution des rentes?

– L’AI, victime de « malaises de la civilisation » et de certificats médicaux de « complaisance »
– Le tournant gestionnaire de l’AI: l’influence décisive de l’OCDE
– Maladie psychique, flexibilisation du marché et droits provisoires

2. La 5e révision de la LAI :l’ambition d’une réforme… impopulaire

  • D’une assurance de rentes à une « assurance de la réadaptation »

– Défendre les invalides: une cause politique peu fédératrice
– Qui et quoi défendre en priorité?
– Droits des travailleurs versus droits des handicapés
– La discrimination positive: une revendication inaudible

  • « Le faux invalide, star de la campagne sur l’AI »

– Le soupçon: un obstacle à l’énonciation d’une voix publique
– Les impasses de la critique sociale

3. La douleur inexplicable: l’entrée sur scène de l’expertise médico-légale

  • L’expertise médicale sous le feu de la critique

– Développer un marché de l’expertise

  • L’héritage de la névrose de revendication

– Sinistrose ou débilité mentale?

  • Les « nouvelles » douleurs inguérissables

– Le trouble somatoforme: un diagnostic à faible valeur clinique et scientifique
– Comprendre les ressorts psychiques d’une plainte douloureuse
– Comment un diagnostic psychiatrique devient une catégorie médico-légale
– La naissance d’une jurisprudence: reconnaître un invalide à titre exceptionnel

4. L’invalidité au tribunal

  • L’AI: une assurance sociale singulièrement litigieuse

– Les pratiques des offices AI mises en cause
– Critiques des hausses des litiges

  • Faire recours

– Opportunités et limites du droit
– Les justiciables: fractions précaires du salariat
– Les fonctions d’une procédure de recours
– Un cas de « violation du principe de confiance »
– La durée réelle d’une expertise psychiatrique: quarante-cinq minutes ou cinq minutes?
– Des acteurs en litige qui ne se battent pas à la parité des armes

  • Usages judiciaires des expertises

5. La capacité de travail: les conditions de production d’un jugement

  • Les maux du corps: quitter le marché du travail plutôt que prévu

– Le genou abîmé du carreleur
– Psychiatriser la douleur corporelle

  • Faire abstraction du monde réel du travail

– La fiction juridique: séparer le social du médical
– Le trouble de la personnalité anxieuse évitante d’un surveillant
– Comment se comprendre quand on ne parle pas la même langue?

  • La diligence rigoriste des services médicaux régionaux de l’AI

6. Qualifier un vécu douloureux

  • Les divergences des experts autour de la souffrance

– Usages et mésusages des diagnostics
– L’ambivalence de la psychiatrie face à la précarité
– Normes psychiatriques, pratiques judiciaires

  • Faire un effort de volonté

– Prendre appui sur les proches pour vaincre les douleurs
– Échecs thérapeutiques et obligations de soins
– La responsabilisation sanitaire

  • Promesses et limites de la jurisprudence

7. Conclusions: l’art libéral de gouverner les invalides

  • La quintessence d’une politique

– Rendre capable et responsable
– La croisade contre la fraude et la simulation
– La mise en attente des gens à l’avenir incertain

  • Les renvois vers le marché théorique du travail

– Le droit inégal à la seconde chance
– Reconduire les invalides sur le marché: avec et sans passerelles

  • Le droit social subordonné à la pensée gestionnaire

– La captation du trouble mental par l’expertise économique

  • Pour conclure

Repères chronologiques 

Bibliographie sélective 

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Presse

La douleur psychique expertisée

La sociologue Cristina Ferreira s’est penchée sur la difficulté, de plus en plus importante, d’obtenir une rente AI quand on souffre d’une maladie psychique. Ses recherches sur la question ont donné lieu à un ouvrage intitulé Invalides psychiques, experts et litiges, publié en 2015. Reflets d’une conférence donnée en 2015.

Les cas d’invalidité psychique sont devenus problématiques pour une assurance qui essaie de réduire massivement le nombre de rentes, a expliqué Cristina Ferreira, le mercredi 4 novembre 2015, lors du Cycle de conférences organisé par le Graap-Fondation à l’Hôpital de Cery.

D’après la sociologue, les politiques de l’Assurance invalidité tendent depuis les années 1990 vers une distribution des rentes basée sur des temporalités courtes et des statuts provisoires. Ces politiques s’inspirent de rapports de l’OCDE qui considèrent que « dans la mesure où les maladies mentales ne sont pas clairement précisées et où elles sont mal comprises, les conséquences à long terme de ces problèmes de santé sont incertaines, [ … ] ce qui fait que les prestations de l’Assurance invalidité devraient être accordées à titre provisoire plutôt qu’à titre permanent. »

Réadaptation par le travail

Dans ce contexte, l’AI insiste sur le retour au travail des malades psychiques. L’idée étant que, en dépit de la gravité de la maladie, l’individu garde en lui un potentiel productif qu’il s’agit d’explorer, précise Cristina Ferreira. Dans ce contexte, le travail est donc considéré comme un facteur de guérison.

Or, malgré les campagnes publiques pour motiver les entreprises à engager des personnes qui ont eu des troubles psychiques, les études montrent que l’accès au marché du travail pour des personnes dont le curriculum de vie est fait d’un passé psychiatrique est très difficile, relève la sociologue. Elle ajoute qu’en dépit de ce genre de constat, pour l’OCDE, le principal obstacle à la réadaptation reste le manque de confiance des individus dans leurs propres capacités de travail.

Expertiser la bonne volonté

Dès lors, une interrogation fondamentale a émergé, celle de savoir si les gens veulent travailler sans en avoir la possibilité ou s’ils peuvent travailler mais sans en avoir la volonté. D’après Cristina Ferreira, la question de la volonté et de l’effort est le nœud du problème. Et c’est pour répondre à cette question difficile et complexe que le recours à l’expertise est devenu important.

Au fond, il s’agit de lever le doute sur les raisons réelles de l’incapacité déclarée et de vérifier de plus près le potentiel des individus, précise la sociologue. La maladie en elle-même ne suffit pas, il faut investiguer sur la manière dont la personne gère sa maladie et sa vie. Son comportement est décrit dans le rapport d’expertise pour attester d’une authenticité indéniable ou pour signaler une tendance à la manipulation du malheur.
Les assurés ne demandent souvent pas d’expertise en raison de leurs ressources modestes.

Au-delà de la production de preuves sous forme de tests psychologiques et d’examens corporels, l’intime conviction de l’expert pour qualifier la bonne volonté d’une personne a un pOids considérable, souligne Cristina Ferreira. L’interprétation donnée à la souffrance psychique peut varier du tout au tout selon les spécialités des médecins qui examinent la personne. Et c’est parce que des désaccords existent que des litiges peuvent survenir.

Mise en attente des vies

En cas de litige, la longue durée des procédures judiciaires pour l’obtention des rentes AI est un problème majeur, selon la sociologue. Les personnes qui sollicitent une rente courent le risque d’être placées dans une longue mise en attente d’une décision. Et, jour après jour, elles se trouvent éloignées des objectifs fixés par l’AI qui sont la réadaptation. Sept ans en moyenne séparent l’arrêt du travail de la décision judiciaire. Des mises en attente qui comportent des coûts économiques, sociaux et humains élevés.

D’après Cristina Ferreira, s’il faut autant d’années pour se prononcer sur le devenir d’une personne, c’est souvent en raison des désaccords profonds entre les experts sur l’évaluation qu’ils font de l’état de la personne. L’expertise médicale peut faire apparaître une symptomatologie grave ou au contraire nier son existence. Elle peut décrire une personne sous l’angle d’une extrême vulnérabilité ou au contraire suggérer une conduite moralement douteuse. Le sort des demandeurs de rente étant foncièrement dépendant des qualités argumentatives de l’expert, souligne la sociologue.

Confrontation des avis

Selon elle, la succession de rapports divergents est problématique au fil du temps. Et le fait que les médecins ne soient pas appelés à se confronter directement pose problème. Une confrontation qui aurait l’avantage de reconnaître la complexité d’un dossier, voire d’admettre l’existence de dilemmes chez les psychiatres, indique Cristina Ferreira.

La sociologue insiste aussi sur le fait qu’il faut que les parties aient une égalité des chances pour qu’un procès soit considéré comme équitable. Cette parité des armes inscrite dans la Convention des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’est pas parfaitement réalisée en Suisse. Les assurés ne demandent souvent pas d’expertise en raison de leurs ressources modestes. Et de fait, en cas de recours, toute l’évaluation repose sur des rapports rémunérés par l’une des parties en litige, conclut Cristina Ferreira.

Nadia Ben Said, Diagonales, 110, mars-avril 2016, p. 17

 

Dans la revue Swiss Archives of Neurology, Psychiatry and Psychotherapy

Cette décision n’est pas passée inaperçue: le 3 juin 2015, le Tribunal fédéral a profondément revu sa jurisprudence concernant la dimension invalidante des douleurs chroniques, en particulier pour ce qui est des troubles somatoformes douloureux, remettant en cause le paradigme du « caractère surmontable de ces troubles », en regard de la capacité de travail.

Hasard de calendrier ou l’une des conséquences de la parution en mars 2015 de l’excellent livre de Cristina Ferreira, dans la Collection «Existences et société» aux Éditions Antipodes, Invalides psychiques, experts et litiges? La question peut se poser tant cet ouvrage très richement documenté livre une analyse des pratiques à la fois médicales mais aussi judiciaires qui se sont développées au cours des dernières décennies en Suisse à ce propos.

Avec sa perspective de sociologue, Cristina Ferreira propose au lecteur dans un premier temps de questionner la notion d’invalide psychique, « au-delà, selon ses propres termes, du débat sur les faux-invalides ». Une mise en perspective historique, des interrogations critiques sur le rôle respectif des différents acteurs sociaux, qu’ils soient économistes, juges ou médecins, en particulier experts, sont développées, également à partir d’un important corpus de décisions judiciaires genevoises des années 2003 à 2007.    

Cette analyse détaillée permet au lecteur de mieux comprendre les évolutions ayant conduit aux réformes successives de l’AI qui ont été mises en oeuvre ces dernières années. De l’influence de l’OCDE, qui préconise de « réduire les flux d’accès aux prestations […] et augmenter les flux de réinsertion dans l’emploi » aux fameux critères du Juge fédéral Mosimann, qui visent, sur un plan juridique, à objectiver le vécu douloureux, en passant par les tentatives médicales d’expliquer les douleurs inexplicables, le tableau est progressivement brossé, qui permet également de mesurer l’importance croissante de la place de l’expertise psychiatrique dans ce débat.

Ce qui pourrait s’avérer un exercice de style technique et rébarbatif pour les non-initiés devient avec l’approche de Cristina Ferreira une réflexion vivante sur cette actualité, le propos étant émaillé de témoignages variés issus de trajectoires de vie racontées avec concision et clarté.

On ne peut, en résumé, qu’encourager la lecture de cet ouvrage, à la fois facile d’accès et stimulant la réflexion notamment sur nos pratiques médicales, dans nos rapports avec les différents partenaires sociaux.

Philippe Delacrausaz, Swiss Archives of Neurology, Psychiatry and Psychotherapy, 167 (3), 2016, p. 104

 

Dans la revue en ligne Lectures / Liens Socio

La ligne qui partage les individus qui ne peuvent pas travailler pour subvenir à leurs besoins de ceux qui le peuvent est au fondement des systèmes de sécurité sociale. Elle sépare, en principe et dans les pratiques, les populations qui peuvent légitimement bénéficier d’une protection, voire d’une prise en charge sous la forme d’une rente, de celles qui en sont exclues et qui doivent, sous le poids d’une injonction plus ou moins forte, « retourner au travail ». L’ouvrage de Cristina Ferreira porte sur la mise à l’agenda politique suisse d’un durcissement de cette ligne, dans le contexte de la cinquième révision de l’assurance invalidité (AI), en 2006. Cette réforme consiste en des mesures d’économie censées résoudre le « problème » du déficit de l’AI, qui serait causé par une inflation continue du nombre des rentes (qui a augmenté de 47% entre 1997 et 2006, d’après l’office fédéral des assurances sociales), et de façon massive par celles qui concernent des maladies psychiques (dont la part est passée de 24% en 1985 à 38% en 2006, d’après la même source). Les personnes étiquetées comme « invalides psychiques » sont l’objet premier de la réforme, soupçonnées qu’elles sont d’être du mauvais côté de la ligne, c’est-à-dire de pouvoir être « mises au travail » malgré la douleur, voire de n’être que de simples simulateurs.

La focalisation sur ce type de handicap « invisible », le plus flou et donc le plus propice à une requalification de leurs porteurs de l’invalidité vers la validité, contribue à une reconfiguration globale du système d’assurance sociale. Cristina Ferreira annonce d’emblée qu’elle mène un travail critique sur la catégorie de l’invalidité psychique, sur le durcissement de ses frontières et sur les effets de pouvoir qu’elle suscite. Mais, plutôt que d’ajouter sa voix au concert des experts qui montrent où devrait se situer la « vraie » ou la « bonne » frontière du handicap, même si cela avait été pour donner une définition dissonante d’un tel handicap, elle prend comme objet la constellation de ces experts eux-mêmes en suivant « de près les divers points de vue énoncés sur le problème » (p. 11), afin de relativiser l’autorité de cette énonciation1. Pour ce faire, dans tout le premier volet de l’ouvrage (les trois premiers chapitres), l’auteure enquête auprès des différents acteurs qui prennent position sur le « problème » du handicap psychique: juristes, économistes, psychiatres, statisticiens… mais aussi ceux qui luttent contre la réforme. Loin de présenter un catalogue à plat des différents discours en présence, l’auteur les analyse de manière relationnelle, de façon à dessiner un espace des prises de position sur l’invalidité psychique qui est hétérogène et dynamique – mais aussi structuré par un souci d’efficacité dans le gouvernement de cette population.

Le premier chapitre est consacré à l’émergence du « problème » de l’invalidité psychique par l’effet de l’alerte statistique. L’identification d’une hausse « explosive » de ces cas se fonde sur des outils stables, autonomes de la recherche en psychiatrie et en sciences sociales, qui servent à mesurer sur le long terme l’évolution de la population et qui permettent le pilotage gestionnaire de l’AI. Les choix de classement opérés ont alors des effets directs sur le comptage et sur son analyse. Les caractéristiques socioprofessionnelles des invalides sont effacées pour en faire une population abstraite et laisser libre cours à des interprétations de sens commun sur la « banalisation des attentes » envers l’État social et le déclin du « droit au tragique ». L’idée qu’une « activation » des rentiers sur le marché du travail pourrait non seulement soigner les finances de l’AI, mais aussi soigner les malades eux-mêmes de leur dépendance au secours public circule par l’entremise de rapports2, comme ceux de l’organisation de coopération et de développement économique (OCDE), et se trouve mise en œuvre dans la réforme.

Cette réforme a rencontré une vive opposition de la part de la gauche politique et syndicale et des associations de personnes handicapées, comme l’analyse le second chapitre. En 2007, les acteurs de cette opposition se sont mobilisés pour lancer une « votation populaire », un referendum contre la loi. Ils ont perdu le scrutin, qui a tout de même fourni l’occasion pour un espace de confrontation publique sur le sujet de l’invalidité. À partir de la littérature professionnelle et journalistique de l’époque, l’auteure analyse les différentes rhétoriques en conflit pour définir « ce que ‘invalide’ veut dire », dans la droite ligne de sa problématique. Mais elle amène aussi des éléments explicatifs de l’échec relatif de la mobilisation. L’absence d’une unité préalable entre les forces d’opposition à la réforme les a placées dans une position défensive, ne les prédisposant pas à créer de nouvelles idées aptes à rivaliser avec celles promues par leurs adversaires. La figure morale d’un « mauvais invalide », étranger de surcroît, qui abuserait de la générosité de l’État aux dépens d’un « vrai invalide », volontariste et n’attendant rien de l’assistance, qui lui mériterait sa rente, est largement invoquée3 sans rencontrer une contradiction suffisamment forte pour lui faire perdre son crédit.

Critiquée tour à tour pour être trop poreuse ou trop hermétique, la catégorie d’invalide psychique est l’objet d’un savoir médical censé fixer définitivement la perméabilité de celle-ci « en direction de ceux qui décident » (p. 3): c’est l’expertise psychiatrique. Le troisième chapitre est ainsi consacré à l’émergence récente d’un marché de l’expertise dans le domaine de l’assurance et à son influence décisive sur les évolutions de l’AI, notamment pour ce qui concerne les « douleurs inexplicables » ou « troubles somatoformes douloureux », les plus sujets à caution des troubles psychiques. Ces troubles somatoformes sont interprétés tour à tour comme une simulation pure et simple, l’expression d’un conflit intrapsychique ou la conversion d’une identité blessée en celle, peut-être plus positive, d’une identité de blessé. Mais malgré l’hétérogénéité des interprétations (que l’auteure situe d’ailleurs utilement dans l’histoire de la psychiatrie), les troubles somatoformes vont devenir une catégorie récurrente dans les expertises médico-légales et dans la jurisprudence, que ce soit pour fonder ou pour rejeter l’invalidité.

Considérés à titre exceptionnel comme causes d’invalidité, les troubles somatoformes sont litigieux et c’est au tribunal, là où des malades contestent le refus qui leur est fait du versement d’une rente, que s’observe le mieux la controverse autour de la question: jusqu’à quel point peut-on « raisonnablement exiger » d’un individu malade, ou qui se dit malade, qu’il travaille? Les acteurs qui enquêtent pour répondre à cette question laissent au passage quantité de documents écrits disponibles pour l’enquêtrice. Le second volet de l’ouvrage, qui concerne les trois derniers chapitres, est consacré à l’analyse de ce matériel qui nous parle de l’expérience concrète de l’invalidité et celle de la catégorisation en tant qu’invalide. Parmi les dossiers traités par le tribunal des assurances sociales de Genève entre 2003 et 2007, l’auteure isole 275 affaires qui mentionnent des « troubles somatoformes douloureux ». Ces dossiers concernent, à 80%, de travailleur-euse-s étranger-ère-s, faiblement diplômé-e-s et qui exécutent des travaux pénibles4. Ces caractéristiques sociales sont au centre de l’évaluation, où une violence symbolique caractérisée est à l’œuvre à l’égard des classes populaires, mais aussi à sa marge, tant les conditions de travail et l’ancrage social de la douleur sont déniés par les expertises. Pourtant, d’une affaire à l’autre, la jurisprudence semble osciller entre la défense du droit social et la conversion aux logiques libérales, laissant ouvert un espace de conflictualité autour du cas des troubles psychiques, voire parfois pour une certaine reconnaissance des plaignant-e-s qui revendiquent un handicap.

Le matériel empirique est exploité de manière approfondie pour faire ressortir des logiques complexes et denses, qu’un constat univoque sur la managérialisation de l’AI n’aurait pas suffi à décrire. Mais Cristina Ferreira se garde bien de tirer des conclusions trop optimistes quant à une « promesse de reconnaissance » inscrite dans la jurisprudence ou dans une philosophie de la « capacitation » que certains croient reconnaître dans la réforme. Au cours d’une longue montée en généralité finale, plus théorique, l’auteure brosse un tableau sombre de la « politique capacitaire » qui est à l’œuvre. Cette politique néo-libérale se fonde sur le postulat que l’individu peut se gouverner lui-même et gérer individuellement sa santé. Le savoir des experts consiste alors à définir l’étendue de ce que peut justement cet individu, doublant l’impératif « rendre capable » d’un soupçon à l’égard de la fraude, qui a des effets moraux bien plus que financiers. Le recours à la justice trouve une place dans ce dispositif qui est moins celle d’une contestation possible que celle d’une mise en attente pour évaluation des risques et des coûts. Avec une procédure dont la durée moyenne est de sept ans, le vagabondage dans les limbes du tribunal apparaît finalement comme une expérience des limites de ce que Robert Castel appelait une « handicapologie »5, le tribunal étant probablement le dernier lieu où le plaignant peut espérer un retour dans le cercle de ceux qui « méritent » le secours de l’État.

Largement transposable à d’autres espaces nationaux comme à d’autres catégories de bénéficiaires de l’État social, le travail de Cristina Ferreira consolide le champ des recherches sur le « nouveau gouvernement des pauvres » (mais aussi de la maladie et du handicap), étayant empiriquement et théoriquement certaines conclusions sur l’individualisation des politiques sociales, sur leur soumission à des impératifs gestionnaires et sur le rôle crucial de l’expertise et du litige dans cette configuration.

Jérôme Bas, Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 17 septembre 2015, URL : http://lectures.revues.org/18877

Notes:
1. Pour pertinente que soit cette approche constructiviste, elle aurait pu verser dans un certain relativisme discursif, où le handicap ne serait qu’un reflet des tendances idéologiques de l’époque, si l’auteure n’allait pas voir, dans la deuxième partie de l’ouvrage, comment cette catégorie se construit dans des pratiques et comment cette construction est vécue par ceux qui y prennent directement part.
2. Un rapport comme celui de l’office fédéral des assurances sociales (OFAS) en 2009, qui démontre que les rentes pour invalidité psychique sont délivrées sur la base de troubles réels et graves, passe quant à lui tout à fait inaperçu dans le débat national (p. 40-41). La disposition à lire ou à ne pas lire un rapport et à se convertir à ses conclusions pourrait faire l’objet d’une sociologie des élites réformatrices en Suisse et de leurs parcours biographiques. Il est un peu dommage que l’auteure se justifie en introduction de ne pas adopter une telle approche biographique des élites en la renvoyant à une posture déterministe, ce qui semble exagéré au vu des travaux cités.
3. Avec au premier rang l’union démocratique du centre (UDC), parti de droite « populiste » dont la rhétorique xénophobe s’est particulièrement déchainée à l’occasion de ce referendum. L’ouvrage apparait aussi comme une contribution scientifique à la réfutation de cette rhétorique.
4. Le relativement faible poids des autres profils sociaux explique certainement l’absence d’un traitement statistique croisé plus poussé, par exemple en utilisant un test de corrélation entre la classe sociale et la probabilité de voir son recours rejeté.
5. Castel Robert, Les métamorphoses de la question sociale, Paris, Folio-Gallimard, 1999, pp. 39-40.

Emission Babylone, Nicole Duparc et Nancy Ypsilantis, TSR2, 27 mai 2015