Le cartable de Clio 11/2011

Revue suisse sur les didactiques de l'histoire. Dossier: Musées

Heimberg, Charles,

2011, 303 pages, 19 €, ISBN:978-2-88901-065-3

Ce numéro consacre son dossier central au thème des musées d’histoire et de mémoire. Il interroge les mises en musée du passé du point de vue de leurs constructions narratives et de leurs finalités. Pour ce faire, il évoque à la fois des musées tels qu’ils se présentent, des démarches didactiques qu’ils inspirent et des recherches dont ils sont l’objet.

Format Imprimé - 27,00 CHF

Description

Ce onzième volume du Cartable de Clio propose un dossier central sur le thème des musées, de l’histoire et des mémoires. Il interroge les mises en musée du passé du point de vue de leurs constructions narratives et finalités. Pour ce faire, il évoque à la fois des musées tels qu’ils se présentent, des démarches didactiques qu’ils inspirent et des recherches dont ils sont l’objet.

Une série d’articles établit un état des lieux des réflexions relatives à la didactique de l’histoire, alors que d’autres textes s’interrogent sur la transmission des passés traumatiques et sur ses effets démocratiques. Dans les deux cas, ces contributions font écho à des journées d’étude consacrées à ces thématiques.

Il est également question dans ce volume de nouveaux plans d’études et de récits nationaux, toujours dans la perspective de savoir quelle histoire enseigner, avec quels objectifs et selon quelles modalités.

Table des matières

ÉDITORIAL

  • Histoire, école et société, il y a encore à débattre!

  • Einige Bemerkungen zum Plan d’études romand hinsichtlich der inhalte Geschichte und politische Bildung (Charles Heimberg, traduit par Béatrice Ziegler)

  • L’éducation à la citoyenneté dans le LP21 (plan d’études suisse alémanique) (Béatrice Ziegler, traduit par Nadine Fink)

DOSSIER: MUSÉES, HISTOIRE ET MÉMOIRES

  • Musées, histoire et mémoires. En guise d’introduction (Charles Heimberg et Mari Carmen Rodríguez)

  • Pluralité de mémoires, pluralité de musées (Yannis Thanassekos)

  • Visiter des musées d’histoire des conflits contemporains. Premiers éléments pour une muséo-histoire (Julien Mary et Frédéric Rousseau)

  • Tourismes mémoriels et espaces muséifiés (Mari Carmen Rodríguez)

  • Espaces muséaux entre vitrine et paysage mémoriel et historique. L’expérience du réseau Memorha et le redéploiement des mémoires et de l’histoire de la Résistance et de la guerre (1939-1945) en région Rhône-Alpes (Alain Battegay)

  • Présentation de la Maison d’Izieu, mémorial des enfants juifs exterminés (Geneviève Erramuzpé)

  • Clio au pays des terroirs… La Seconde Guerre mondiale dans le Parc naturel du Vercors (Philippe Hanus)

  • « Marne 14-18 » à Suippes: la réalisation d’un « musée » local du front (2005-2007) (Philippe Olivera)

  • Naviguer entre mémoire, histoire et éducation. Le périple d’un musée d’histoire de l’Holocauste au Québec (Sabrina Moisan)

  • Le nouveau Musée gruérien. Une région dans le miroir de son patrimoine (Christophe Mauron)

  • La nouvelle exposition sur l’histoire nationale au Landesmuseum de Zurich. Entretien avec Erika Hebeisen (Julia Thyroff, traduit par Nadine Fink)

  • Musées, histoire et mémoires, avec des élèves (Charles Heimberg)

ACTUALITÉ DE L’HISTOIRE

  • Étudier l’émigration du point de vue de ceux qui l’ont vécue: une analyse de lettres de migrants » (Daniela Delmenico, présenté et traduit par Charles Heimberg)

USAGES PUBLICS DE L’HISTOIRE

  • La pensée historique à l’épreuve des nouveaux « récits nationaux »: enjeux et défis pour l’enseignement de l’histoire de la Suisse (Nadine Fink)

  • Faut-il confiner le grand public à l’écume des vagues de l’histoire? Le cas de L’histoire de la Suisse pour les nuls

DIDACTIQUES DE L’HISTOIRE

  • Quelles sont les pratiques enseignantes et que dit la recherche? Introduction à un état des lieux de la didactique de l’histoire (Charles Heimberg)

  • Quelle est la place de l’identité nationale dans les apprentissages des élèves en histoire? » (Joan Pagès i Blanch, traduit par François Audigier)

  • Le récit d’une histoire de la Suisse et les manuels les plus récents (Béatrice Ziegler)

  • La problématisation en histoire enseignée (Pierre-Philippe Bugnard)

  • Un état des lieux de la didactique de l’histoire. Quelles sont les pratiques enseignantes et que dit la recherche? Le cas du Maroc (Mostafa Hassani Idrissi)

  • Les didactiques difficiles. Événements du passé lointain et du temps présent (Antonio Brusa, traduit par Charles Heimberg)

  • Quelle place pour les questions socialement vives et/ou controversées en histoire? (Nicole Tutiaux-Guillon)

  • Regards personnels sur une journée d’échanges et quelques thèmes de débat (François Audigier)

  • L’esclavage, objet scolaire polysémique (Sébastien Ledoux)

CITOYENNETÉ À L’ÉCOLE

  • Comment transmettre les passés traumatiques? Pour quels effets démocratiques?

  • Auschwitz. Connaissance du passé et critique du présent (Yannis Thanassekos)

  • Quel enseignement de la Shoah dans le cadre du curriculum français? (Benoît Falaize)

  • Une recherche autour de la transmission de la destruction des Juifs d’Europe (Monique Eckmann et Charles Heimberg)

HISTOIRE DE L’ENSEIGNEMENT

  • Les plans d’éducation français des XVIIIe et XIXe siècles: une source originale pour une approche des disciplines?
  • Un nouveau site web: « Entre mémoire et histoire: le patrimoine aquitain de l’éducation »

COMPTES RENDUS, ANNONCES ET RÉSUMÉS EN ALLEMAND

Presse

Dans la revue en ligne Lecture / Liens socio

Le dossier central de la revue interroge le triangle histoire-mémoire-musée. Il y adjoint un quatrième angle, l’enseignement scolaire de l’histoire et l’éducation à la citoyenneté. L’on y chercherait en vain une perspective muséologique globale sur ces thèmes complexes. Les auteurs analysent en historiens ou en sociologues des cas de muséification des mémoires et de l’histoire.
Quelques articles évoquent la collecte de sources et la mission scientifique de l’institution muséale, mais cette dimension reste marginale. Ainsi, Philippe Olivera interroge le rôle de l’historien et de l’archive dans la création récente du centre Marne 14-18. Dans le cas de la Maison d’Izieu, mémorial des enfants juifs exterminés, Geneviève Erramuzpé montre qu’un lieu de commémoration peut aussi mettre en place un travail de recherche, et s’adapter à l’évolution de l’historiographie. Ces deux exemples relèvent plus de la collecte et de l’étude de sources en vue d’un travail de narration historique que d’une réflexion sur la constitution et la conservation d’une collection, la patrimonialisation d’un ensemble comportant objets tridimensionnels, documents variés et témoignages oraux.
L’accent porte surtout sur la partie émergée, publique, des musées, c’est-à-dire les expositions permanentes et temporaires, les animations pédagogiques et autres activités. Globalement, l’exposition est assimilée à une narration, dont les contenus doivent être soumis à la critique historique. Il est évidemment nécessaire de critiquer ainsi les choix posés consciemment ou non par les opérateurs. Mais l’on peut regretter que la spécificité du musée n’y apparaisse guère. Dans cette exposition-narration, des objets s’ajoutent à l’iconographie pour illustrer ou accompagner des textes, le tout inséré dans une scénographie qui éventuellement renforce l’impact émotionnel ou tel aspect du message. Certes, il arrive que le visiteur soit pris en otage. Le musée faillit alors à sa fonction de démocratisation, comme le souligne Mari Carmen Rodriguez, évoquant le manque de prise de distance face à l’usage de certains mythes et l’élaboration de stratégies d’évitement au nom de la pacification des mémoires en Espagne. Cependant, cette vision néglige le rôle actif du visiteur. Contrairement à un spectateur par exemple, il peut sélectionner et construire son parcours. Tout dépend alors des moyens qu’on lui donne pour le faire…
Les musées comme les espaces mémoriels sont donc analysés en tant qu’objets culturels, sociaux et politiques. C’est dans ce sens que Julien Mary et Frédéric Rousseau (programme Les Présents du Passé, Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales de l’Université Paul Valéry de Montpellier) proposent une « muséo-histoire ». Ils rappellent que les « espaces muséaux » au sens large s’insèrent dans un « terroir mémoriel », formant un système, un complexe muséal parcouru de relations qui doivent elles-mêmes être étudiées.
Dans cette optique, l’analyse de l’inscription institutionnelle des musées et lieux de mémoire reste indispensable pour éclairer les choix de leurs concepteurs et gestionnaires, aussi bien quant aux contenus que quant aux moyens mis en œuvre pour les communiquer. Ainsi, Alain Batteguey, du réseau Memorha (pour le redéploiement des mémoires et de l’histoire de la Résistance et de la guerre 1939-1945 en région Rhône-Alpes), reproblématise les liens entre « vitrine » et « paysage » historique et mémoriel, c’est-à-dire « leurs territoires d’inscription et de signification ». Il va plus loin dans la mesure où il réintroduit dans la réflexion les publics et la réception de la mémoire muséifiée.
Cette muséification traduit l’évolution des mémoires. Yannis Thanassekos propose une typologie de celle des crimes nazis. De façon moins systématique, l’exercice constitue un passage obligé pour la plupart des articles. Les espaces étudiés ont pour la plupart été créés dans les années 1990-2000, profondément remaniés ou en cours de transformation. Cela correspond à une période de glissement d’une mémoire à une autre. La fin des témoins, avant d’être abordée comme celle d’une source pour l’historien, apparaît plutôt, pour les espaces muséaux, comme la perte d’une « présence » qui confère son « poids d’humanité » à la narration historique.
Tous ces éléments mènent à la problématique des usages publics du passé. La manipulation idéologique et politique reste un véritable écueil, mais le recours à des valeurs véhiculées par une mémoire peut aussi soutenir l’articulation d‘une action politique et par là montrer sa pertinence dans notre société. Philippe Hanus donne l’exemple des valeurs de la Résistance et des résistances.
Le développement du tourisme mémoriel oblige à aiguiser la réflexion, que l’on regarde avec méfiance l’ »industrie culturelle » (Thanassekos) ou que l’on y voie une tendance forte du comportement des publics, avec laquelle il faut compter pour renouveler l’offre de manière réfléchie et répondre au « défi de l’attractivité » (Batteguey). Sinon, la mémoire oscille entre oubli (le Vercors se reconvertit dans le tourisme nature) et fiction mémorielle, en cas de dramatisation excessive (Hanus).
Cela nous amène, enfin, à l’école. Histoire, mémoire et éducation à la citoyenneté s’y retrouvent souvent associées. Des auteurs déplorent que de nombreux lieux se contentent, au nom de valeurs communes, d’une approche consensuelle, voire franchement doloriste, réduisant le passé à des traumas, les acteurs de l’histore cédant la place aux victimes. Une telle approche ne peut donner des clés de compréhension et d’action sur le présent. Dans les musées « blockbusters » notamment, le passé apparaît ainsi coupé de notre « présent social » (Mary et Rousseau).
Quels sont les rapports possibles avec l’enseignement scolaire ? Le musée pourrait être pris comme objet d’étude et d’analyse critique dans le cadre d’un cours. Il peut aider à la sensibilisation, comme transmetteur de mémoire. Dans ce cas, à l’enseignant de recontextualiser. Il peut aussi pallier à des lacunes dans l’enseignement de l’histoire, éclairer des zones méconnues (exemple de la Maison d’Izieu) ou apporter des outils pédagogiques à l’enseignement de matières que des enseignants éprouvent des difficultés à traiter (Sabrina Moisan, Centre commémoratif de l’Holocauste, Montréal). Paradoxalement, les élèves sont quasi absents de ce dossier. Dans la majorité des cas, les musées se contenteraient d’instaurer une coopération avec l’enseignant. Seul Alain Battegey propose de prendre au sérieux les attentes des élèves dans l’offre d’animation.
Au final, ce recueil a le mérite d’attirer l’attention de l’enseignant sur différentes problématiques. Ce dernier pourra s’appuyer sur ces pistes de réflexion et y trouver des grilles de lecture. Il devra construire lui-même sa propre méthode pour articuler heures de cours et offres extrascolaires, en étant pleinement conscient des enjeux propres aux institutions qu’il visite. En filigrane, ce dossier laisse percevoir un certain cloisonnement, le manque d’intégration entre histoire, mémoires et musées dans des objectifs pédagogiques communs.

Céline Ruess, « Charles Heimberg (dir.), « Musées, histoire et mémoires », Le cartable de Clio. Revue suisse sur les didactiques de l’histoire, N°11, 2011″, Lecture, Les comptes rendus, 2012, publié le 19 juin 2012.

Le cartable de Clio : un examen critique et comparatif de la transmission de l’histoire

Il y a une décennie, sur la quatrième de couverture du premier Cartable de Clio, apparaissait déjà l’affirmation suivante: « L’histoire enseignée n’a pas à choisir entre une réflexion prioritaire sur ses contenus et une réflexion prioritaire sur ses modes d’appropriation ». Il s’agissait donc, déjà, de s’attaquer « simultanément aux deux problèmes ».
Cette déclaration peut sembler relever du simple bon sens. Mais si nous la prenons au sérieux, il ne va pas de soi de parvenir à avancer simultanément sur ces deux dimensions. Le plus important est alors peut-être de ne jamais négliger l’une ou l’autre, c’est-à-dire de porter suffisamment d’attention aux questions historiographiques et aux enjeux qu’elles soulèvent dans l’espace public, et de réfléchir en même temps aux possibilités effectives d’appropriation et d’apprentissage par les élèves, à leur réception de contenus scientifiques centrés sur de la complexité.
Le cartable de Clio est une revue qui présente un caractère métisse et intermédiaire. Elle cherche en effet à tisser des liens, parce qu’elle concerne à la fois l’histoire et ses avancées, l’histoire et ses usages publics, l’histoire et sa didactique, l’histoire en tant que telle et l’histoire de son enseignement, ainsi que les pratiques enseignantes proprement dites. Mais aussi parce qu’elle s’efforce de regrouper et d’intéresser tout à la fois, même si ce n’est pas non plus facile, des chercheurs universitaires et des enseignants, et autant que possible des enseignants-chercheurs1.
Cette revue de didactique de l’histoire est née du projet d’un noyau mixte de chercheurs et d’enseignants. Elle a d’abord été financée par un éditeur qui est habitué à la publication de ressources scolaires à grande échelle, mais qui a soutenu cette initiative singulière2. Au bout de sept numéros, cela lui est devenu impossible; aussi le transfert de la revue vers un autre éditeur de publications universitaires3 a-t-il impliqué d’autres ouvertures. Le cartable de Clio s’est alors transformé en une « revue suisse sur les didactiques de l’histoire », incluant la constitution d’une coordination nationale de didactique de l’histoire qui associe des collègues de la Suisse alémanique et de la Suisse italienne. Ainsi, la revue est soutenue aujourd’hui par l’Académie suisse des sciences humaines et sociales.
Chaque numéro annuel propose un dossier thématique central, souvent relié à un cours de formation continue pour enseignants d’histoire qui est organisé au mois de mai en Suisse romande. Au cours des trois dernières années, les thèmes abordés ont été les suivants : Orient-Occident et la déconstruction des stéréotypes (à Yverdon en 2009); les imaginaires alimentaires (à Genève en 2010); musées, histoire et mémoires (à Nyon en 2011). Ces thèmes ont été traités par des historiens spécialistes de chaque thématique, comme Daniel Rivet sur l’orientalisme, ou Massimo Montanari et Madeleine Ferrières sur l’histoire des pratiques alimentaires. À propos des musées, le dossier a été associé à une équipe de recherche dirigée par Frédéric Rousseau sur Les présents des passés et la « muséo-histoire », ainsi qu’à Mémorha, un réseau de réflexion en région Rhône-Alpes dont parle notamment le sociologue Alain Battegay. Ces dossiers ont aussi donné naissance à des réflexions didactiques sur les manières de proposer ces thématiques en classe d’histoire, et à des ateliers sur un thème particulier. Ainsi, lors d’une visite d’un musée d’histoire avec des élèves, l’une des questions posées est de savoir dans quelle mesure leur donner à voir le contexte de la création du musée, les modalités de la construction narrative dont il est l’objet, les choix qui ont été faits en la matière et pourquoi, etc.
La rubrique sur les didactiques de l’histoire occupe une place très importante dans la revue. Elle est constituée d’articles présentant des recherches qui sont soumis aux procédures d’évaluation propres aux revues scientifiques. Elle peut aussi accueillir des textes qui rendent compte d’expériences didactiques effectuées par des enseignants.
Le cartable de Clio est une revue de didactique de l’histoire et se distingue des structures françaises qui associent étroitement l’histoire et la géographie. Cela ne veut bien sûr pas dire que les réflexions sur les interactions entre histoire et géographie, dans une perspective spatio-temporelle, ainsi que sur les ouvertures qu’elles rendent potentiellement possibles, n’y ont pas leur place. Cela signifie seulement qu’elles n’y prennent pas toute la place. Dans un autre cadre, une Association internationale de recherche en didactique de l’histoire et des sciences sociales qui est actuellement en voie de constitution4 vise dans ses statuts des objectifs significatifs: s’intéresser « à la construction scolaire et aux usages publics de l’histoire et des sciences sociales », et favoriser « le débat entre les différentes approches sur ces questions ». Ces usages publics de l’histoire concernent d’autres disciplines scolaires, notamment de langue première, ainsi que toutes les œuvres humaines, par exemple en littérature ou dans le cinéma. Ils nous renvoient donc à toutes les disciplines qui peuvent toucher à des aspects du passé.
La didactique de l’histoire a fait l’objet, début 2008, d’une note de synthèse dans la Revue française de pédagogie5. Pour Nicole Allieu-Mary et Nicole Lautier, Le cartable de Clio est l’un des deux indicateurs témoignant de ses « avancées notables […] depuis une quinzaine d’années »6. Le 18 mai 2009, à Genève, une journée d’études internationale a également dressé un bilan des réflexions développées en didactique de l’histoire. L’essentiel de ses contenus est publié dans le dernier numéro du Cartable de Clio7. Ils abordent les trois questions fondamentales qui sont posées à la transmission de l’histoire et aux conditions de la construction d’une intelligibilité du passé. Tout d’abord, celle de savoir ce qu’est la place effective de l’histoire nationale, et de la perspective identitaire, dans les apprentissages des élèves. D’établir par exemple s’ils sont amenés, comme l’a souligné l’historien Marc Bloch, à considérer que les hommes ressemblent davantage à leurs temps ou à leurs pères8. Ensuite, celle du poids et de l’importance de la conceptualisation et de la problématisation dans l’histoire scolaire. Ce qui revient  en quelque sorte à mesurer les présences respectives d’une histoire lisse, reconstruite et donnée pour vraie, ou au contraire d’une histoire fondée sur des questionnements, des variations d’échelles, de focales et de points de vue. Enfin, dernière question, le problème de la prise en considération, ou de la mise à l’écart, des problèmes d’histoire qui sont sensibles ou socialement vifs, en particulier les questions mémorielles.
Les recherches en didactique de l’histoire portent sur des questions très diverses. Une première catégorie a trait aux manuels scolaires, aux programmes, aux prescriptions de l’institution scolaire, et du monde politique, ainsi qu’à leur évolution. Un autre domaine concerne les pratiques enseignantes, dans leurs réalités comme dans la manière dont leurs protagonistes en parlent. Enfin, les travaux d’élèves, mais aussi leurs propos sur l’histoire et son apprentissage, constituent un dernier volet. Pour chacun d’entre eux, on distinguera en outre d’une part les démarches de recherche qui s’efforcent de décrire la réalité des pratiques et d’en établir un état des lieux, et d’autre part celles qui partent de projets d’innovations pour examiner dans quelle mesure ils fonctionnent concrètement sur le terrain.
Il est toujours frappant, même si ce n’est pas étonnant, de voir à quel point l’histoire scolaire est systématiquement confrontée à des problèmes de contenus, autour du quoi enseigner, bien avant toute possibilité d’examiner comment l’enseigner. Cela nous ramène bien sûr aux trois questions fondamentales susmentionnées. Ainsi qu’aux finalités de la transmission de l’histoire. Inviter les élèves à considérer la « problématicité » des sociétés humaines, leur faire construire une réelle intelligibilité du passé en dépassant leurs représentations de sens commun, de telles activités sont incompatibles avec des récits biaisés par la téléologie, faussement reliés à des relations de cause à effet, arbitrairement centrés sur des mythes et des héros nationaux. Ainsi, il n’y a pas de compréhension historique possible sans pluralité des perspectives et des focales, sans regard sur les subalternités; il n’y a pas non plus de construction d’un sens critique possible sans une prise en compte minimale de la complexité des problèmes affrontés par les collectivités humaines; il n’y a pas davantage de formation historique sans apprentissage de la nature des sources, et des textes, de la distinction des mythes et de l’histoire, de tout ce qui peut composer la description dense d’une société, à partir de plusieurs configurations historiographiques, en considérant tout à la fois des aspects politiques et diplomatiques, économiques et sociaux, culturels et symboliques9.
Tous ces postulats prennent sens dans une conception de la transmission de l’histoire qui s’oriente simultanément en fonction de choix thématiques et aussi en fonction d’éclairages épistémologiques. Ces derniers ont par exemple été synthétisés dans une grammaire du questionnement de l’histoire scolaire qui est utilisée pour la formation des enseignants du secondaire à Genève10. Le recours à des composantes de cette grammaire constitue une tentative de donner sens et contenu à l’affirmation d’un sens critique qui serait construit par le travail d’histoire et de mémoire. Peut-être est-il aussi une forme d’élémentation du savoir historique, processus qui se distingue de toute abréviation en ce sens qu’il décompose les savoirs pour mettre en évidence des éléments fondamentaux à partir desquels rendre potentiellement possibles des apprentissages ultérieurs par les élèves11.
Les débats qui parcourent aujourd’hui le monde enseignant français, en particulier dans le domaine de l’histoire-géographie, en réaction à des décisions déplorables de l’autorité politique, laissent entrevoir tout un potentiel régressif pour ces deux disciplines. Les luttes sur le terrain pour le droit de tous les élèves d’apprendre une histoire qui leur permette vraiment de mieux comprendre le monde et d’y agir autant qu’ils le souhaitent sont légitimes et nécessaires. Mais quand on observe de l’extérieur le contexte français, il est frappant de mesurer le poids des questions de programmes et de leurs conséquences, de même que l’importance qui leur est accordée par les acteurs. Il en va de même pour les concours. C’est là bien sûr l’effet de la manière dont l’enseignement est organisé en France. Et il est assez surprenant de l’observer depuis un contexte moins centralisés dont la régulation préserve apparemment un peu plus de marge de manœuvre (ce qu’il faudrait vérifier).
La publication du onzième volume du Cartable de Clio est ainsi l’occasion de souligner l’intérêt d’un travail de comparaison non pas seulement sur les programmes et les manuels, mais aussi sur les conceptions de l’histoire et de sa transposition didactique, pour définir ce que l’histoire scolaire enseigne et comment elle s’y prend, ce qu’elle fait apprendre aux élèves et comment. Par la dimension internationale de son réseau, Le cartable de Clio s’efforce de dégager des problématiques communes aux diverses situations nationales ou régionales. Que l’on soit empêtré dans les absurdités d’un programme trop chargé et mal ficelé ou dans les méandres d’un plan d’études truffé de contradictions, il est en effet toujours intéressant d’aller voir ce qu’il en est dans d’autres contextes.

Aggiornamento hist-geo. Réflexions et propositions pour un renouvellement de l’enseignement de l’histoire et de la géographie du primaire à l’université

1. Pour autant que les restrictions budgétaires généralisées et le manque d’intérêt des décideurs politiques pour la recherche leur permettent encore d’exister…
2. Les Éditions Loisirs et Pédagogie, au Mont-sur-Lausanne.
3. Les Éditions Antipodes, à Lausanne. Commandes: www.antipodes.ch et editions@antipodes.ch.
4. Voir http://irahsse.org. Cette nouvelle association organise sa première Conférence internationale à Rome, des 1er au 3 septembre 2012, sur le thème « Histoire et sciences sociales enseignées : réalisations et perspectives ».
5. Nicole Allieu-Mary & Nicole Lautier, « La didactique de l’histoire », Revue française de pédagogie, N°162, janvier-mars 2008, pp. 95-131.
6. Voir pp. 96-97.
7. N°11, 2011, pp.169-240.
8. Selon l’expression de Marc Bloch, qui reprenait un proverbe arabe: « Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères », dans Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien, publication posthume en 1949, aujourd’hui dans L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris: Gallimard (coll. Quarto), 2006, p.875.
9. Sur la notion de configuration historiographique, appliquée à la Grande Guerre, voir Antoine Prost & Jay Winter, Penser la Grande Guerre. Un essai d’historiographie, Paris: Seuil (coll. Points-histoire), 2004.
10. Voir Charles Heimberg & Valérie Opériol, (à paraître), « La didactique de l’histoire. Actions scolaires et apprentissages entre l’intelligibilité du passé et la problématicité du monde et de son devenir », Colloque Les didactiques en questions, Université de Cergy-Pontoise & IUFM de l’Académie de Versailles, 7-8 octobre 2010.
11. Jean-Pierre Astolfi, La saveur des savoirs. Disciplines et plaisir d’apprendre, Issy-les-Moulineaux: ESF, 2008. Le concept d’élémentation remonte à l’époque de la Révolution française, quand des acteurs comme Lakanal et Condorcet se demandaient comment pouvoir former au plus vite tous les instituteurs nécessaires pour la mise en application du principe du droit de tous à l’instruction primaire. Jean-Pierre Astolfi a utilisé pour sa part une image gastronomique pour distinguer l’abréviation /coupe faim de l’élémentation / mise en bouche.