Des saints nés des rêves. Fabrication de la sainteté et commémoration des néomartyrs à Lesvos (Grèce)

Rey, Séverine,

2007, 364 pages, 25 €, ISBN:978-2-940146-90-1

À la fin des années 1950 dans la région de Mytilène, chef-lieu de l’île de Lesvos (nord-est de la Grèce), la mise au jour de tombes contenant des squelettes sans identité suscitent une série d’événements: rêves de la population environnante, miracles, apparitions. Des récits circulent, reconstituant la vie et les conditions du décès de ces inconnus-un massacre remontant aux premières années de l’occupation ottomane-et les instituant comme saints. Tout d’abord sceptique, l’Église locale mène une enquête puis entreprend les démarches officielles qui ont abouti à leur reconnaissance officielle et à la construction d’un monastère les célébrant, le Monastère Agios Rafaíl.

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Description

À la fin des années 1950 dans la région de Mytilène, chef-lieu de l’île de Lesvos (nord-est de la Grèce), la mise au jour de tombes contenant des squelettes sans identité suscitent une série d’événements: rêves de la population environnante, miracles, apparitions. Des récits circulent, reconstituant la vie et les conditions du décès de ces inconnus-un massacre remontant aux premières années de l’occupation ottomane-et les instituant comme saints. Tout d’abord sceptique, l’Église locale mène une enquête puis entreprend les démarches officielles qui ont abouti à leur reconnaissance officielle et à la construction d’un monastère les célébrant, le Monastère Agios Rafaíl. L’objectif de cet ouvrage est de préciser, dans le cadre du christianisme orthodoxe, quels ont été les enjeux de ce qui est considéré comme une « apparition » de saints, en mettant ainsi l’accent sur la fabrication de la sainteté: enjeux de mémoire, enjeux de mise en scène de l’histoire et du rôle de l’institution ecclésiastique, enjeux économiques aussi.

Par la présentation des registres auxquels se réfèrent différents groupes de personnes-le point de vue des villageois, celui de l’Église et celui des gens vivement critiques envers le phénomène ou son développement-il s’attache à restituer de façon polyphonique un processus complexe, qui renvoie à des thématiques diverses: culte des saints, croyances, rêves, registre du martyre, pèlerinage, rapports sociaux de sexe ou encore opposition entre religion populaire et église.

Presse

Dans la revue Anthropologie et Sociétés

Dans cet ouvrage, Séverine Rey nous livre la chronique de la »découverte » puis de la reconnaissance progressive de trois nouveaux saints sur l’île grecque de Lesvos. Elle fait suite à l’excavation d’ossements humains dans les années 1960, une mise à jour vite suivie de rêves de villageois (et en particulier de villageoises) au cours desquels le défunt leur révèle sa nature de saint puis leur livre progressivement sa biographie ainsi que l’existence d’autres vestiges qui s’avèreront également ceux de saints. Dès lors, c’est à la construction de ces personnages, à la reconnaissance de leur statut puis à l’institutionnalisation de leur culte que l’ouvrage est consacré.

Ce processus est, pour l’auteure, le résultat de l’interaction entre différents groupes, dont les points de vue divergents ont pu, selon les moments, s’entremêler, se renforcer mutuellement ou se confronter. La méthodologie est dès lors axée sur l’analyse d’énoncés que l’auteure regroupe en trois registres de discours, correspondant aux points de vue respectifs de différents types
d’acteurs. Ceux-ci ont été dégagés à partir de sources écrites, parfois contemporaines des faits, ainsi que d’entretiens réalisés à la fin des années 1990 par l’anthropologue auprès des acteurs principaux de l’évènement. Le découpage de l’ouvrage découle de cette perspective: chaque partie correspond à l’analyse de l’un de ces registres.

La première est consacrée aux onireméni (rêveurs), premiers responsables de l’affaire. Ce discours s’inscrit dans un régime de croyances dans lequel les preuves sont secondaires et ne sont mobilisées que lorsque l’on s’adresse aux personnes que l’on veut faire « basculer » dans ce système de compréhension (le clergé en particulier). Les villageois insistent sur la biographie des saints: ascétisme et activité philanthropique les consacrent comme saints avant même leur mort. Cela permet également aux onireméni de s’identifier à eux à travers des similarités dans leurs vécus respectifs (réfugiés sur l’île, victimes des « Turcs », etc.). On y trouve également la justification a posteriori de la grâce qui fut accordée aux rêveurs et par là le sens de la volonté divine aussi bien que le moyen de construire une identité collective autours de ces figures exemplaires.

Est ensuite détaillé le point de vue de l’Église orthodoxe. Le processus d’attribution de la sainteté est ici présenté comme raisonné, résultant d’une enquête menée par les représentants de l’institution. Par ailleurs, le discours est centré sur la mort des saints, qui sont d’abord des « néo-martyrs ». Ils deviennent ainsi des symboles identitaires de la nation martyrisée pendant l’occupation ottomane et du rôle de l’Église en son sein, entraînant une dette historique du peuple à son égard pour son sacrifice héroïque.

Est enfin évoquée, dans une troisième partie consacrée aux polémiques ayant jalonné le processus de fabrication de la sainteté, la version de la mère supérieure du monastère consacré aux saints, devenue la figure institutionnelle centrale du culte. Elle introduit un nouveau discours sur les saints, recentré sur les miracles qu’ils ont accomplis, faisant d’eux des figures plus universelles qu’auparavant.

L’étude synthétique de l’ensemble du processus est finalement menée sous l’angle du genre. Séverine Rey fait ainsi notamment ressortir le rapport privilégié des femmes grecques avec le sacré ainsi que les représentations concernant une certaine crédulité féminine qui ont fait des femmes les réceptrices privilégiées du message divin, lequel sera par la suite « récupéré » par les hommes (et en particulier l’institution ecclésiastique), chargés in fine du jugement quant à la validité de leurs affirmations.

En fin de compte, l’ouvrage offre une restitution extrêmement bien documentée d’un évènement religieux à partir d’une analyse très fine de différents discours et de leurs interactions.

Le choix méthodologique initial, s’il montre sa pertinence au fil de l’analyse, occulte aussi des dimensions qui auraient mérité d’être traitées plus systématiquement. La focale placée sur les énoncés laisse ainsi dans l’ombre d’autres aspects qui ont pu jouer dans la fabrication de la sainteté. On constate par exemple que les pratiques entourant le culte des saints à ses différentes étapes ne font que l’objet que de rapides évocations. Symptomatique est l’analyse des commémorations historiques faisant référence aux saints: sur trois célébrations évoquées, les pratiques ayant accompagné les discours ne sont (très rapidement) mentionnées que pour une seule d’entre elles (p. 221-226). Cette limite ne saurait cependant occulter les apports nombreux de cette étude qui, en plus d’enrichir l’ethnographie du fait religieux en Grèce, constitue un ajout de qualité aux nombreux travaux anthropologiques et historiques consacrés au culte des saints et à leur institutionnalisation dans l’ensemble de la chrétienté, laissant entrevoir des possibilités comparatives des plus stimulantes.

Aurélien Baroiller, Anthropologie et Sociétés, vol. 35, 2011.

 

Dans Ethnologie française

Issu de sa thèse de doctorat en sciences sociales de l’université de Lausanne, l’ouvrage de Séverine Rey est le fruit d’une longue recherche documentaire et sur le terrain. L’auteur propose une étude sociologique du culte des saints Raphaël, Nicolas et Irène qui prend place près du village de Thermi, au nord de la ville de Mytilène, sur l’île de Lesbos. La découverte d’une sépulture anonyme dans un champ en 1959, suivie de multiples apparitions de personnages saints donnant lieu à de nouvelles découvertes archéologiques au début des années 1960, est à l’origine d’un culte populaire et d’un pèlerinage annuel vers ce nouveau lieu sacré de l’île.

L’auteur propose une analyse en trois parties. Dans la première, elle examine la découverte des lieux en plaçant l’événement dans le contexte local et historique : nous sommes à Mytilène, annexée à la Grèce en 1912 et devenue terre d’accueil pour de très nombreux réfugiés grecs de Turquie en 1922. Il s’agit aussi de présenter et d’analyser les discours des acteurs ayant participé à la découverte de ces vestiges dans le cadre des pratiques populaires du monde orthodoxe. C’est la partie la plus réussie, dans la mesure où les données collectées sur le terrain s’articulent avec des recherches documentaires, portant à la fois sur l’histoire de la société locale, le culte des saints et notamment celui des « martyrs » postbyzantins (martyrs de la foi chrétienne à l’époque ottomane) et aussi sur les modalités de la fabrication des saints à travers les apparitions ou « rêves », pour reprendre le terme qu’utilise l’auteur. Dans la deuxième et la troisième partie, l’auteur propose d’examiner le phénomène de la canonisation et de l’instauration de cultes récents du point de vue de l’institution ecclésiastique, tout en contextualisant ces phénomènes dans le cadre local et national. Enfin, dans la quatrième et dernière partie, Séverine Rey traite de la question du genre de manière originale : il ne s’agit pas ici, comme il a souvent été fait, de voir quelle est la place des femmes dans les pratiques religieuses de la Grèce contemporaine. Il est question plutôt de présenter le rôle de certaines femmes dans le processus de la découverte du lieu sacré et de la fabrication des saints ; pour l’auteur, c’est à travers les rêves, les apparitions dont les témoins sont majoritairement féminins, que ces femmes manipulent le domaine religieux. Dans cette partie, S. Rey fait largement appel à des références anthropologiques sur le rôle des femmes dans les sociétés rurales de la Grèce contemporaine pour arguer que, tout en respectant des apparences de soumission, les femmes sont en fait capables de manipuler le pouvoir et les institutions masculins. Cette analyse est proche de celle de Loring M. Danforth (1) où il est longuement question d’interactions entre réfugiés d’Asie Mineure et « autochtones  », de « rêves  » et d’apparitions mais aussi d’articulation entre formes de religiosité et formes de marginalité sociale. Absent de la discussion, cet ouvrage qui fait une grande place aux femmes et au monde féminin aurait pu ouvrir des pistes de recherche comparatives fécondes. Autre ouvrage ignoré, portant sur des processus parallèles (découverte de lieux saints et instauration des pèlerinages et lieux de culte récents et importants, où esprit religieux et esprit national se télescopent), est le livre plus récent de Katerina Seraïdari (2) où il est également question de nouvelles formes de religiosité, du rôle des femmes et des rapports entre lieux sacrés et communauté locale. Dans ces deux ethnographies il est aussi question de « construction » d’un lieu de culte vivant et populaire, à l’instar du livre de Jill Dubisch (3), mentionné dans le texte mais absent de la bibliographie. Ces travaux auraient pu nourrir la réflexion de Séverine Rey en fournissant, parmi ses autres lectures, matière à comparaison.
L’ouvrage repose donc sur une enquête locale et sur des lectures de sources primaires et secondaires. Son analyse sociologique s’appuie sur de nombreux entretiens et discussions avec des acteurs locaux ; ces récits ou extraits de récits (repris dans son livre) éclairent ses propos de manière éloquente. L’auteur a pris soin d’interviewer à la fois des villageois, des membres de l’institution ecclésiastique et des personnalités locales, contrastant ainsi plusieurs points de vue. C’est la grande force de ce livre : observation sur le terrain et finesse d’analyse des récits.
On l’a vu plus haut, le choix et l’usage de la documentation posent quelques problèmes. L’analyse repose sur des lectures relevant de plusieurs domaines différents - histoire, ethnologie, sociologie, théologie - mais l’articulation qui sert de base pour cette étude n’est pas toujours apparente et le lecteur perd souvent le fil. L’auteur a choisi de rassembler plusieurs points d’approche sans proposer, par modestie sans doute, une argumentation fermement construite et affirmée. Cette multidisciplinarité «  molle » est aussi apparente dans la bibliographie, d’où des ouvrages de base portant sur la Grèce dans chacun de ces vastes domaines sont étonnamment absents. Néanmoins, malgré ces lacunes, cet ouvrage qui porte sur un sujet riche et toujours actuel est fort intéressant et agréable à lire ; les récits des acteurs et les descriptions des lieux, des personnages et des enjeux constituent une véritable mine d’informations ethnographiques. L’auteur ouvre des pistes inédites sur les usages du religieux dans les communautés locales et aborde aussi d’autres thèmes importants, comme les politiques du religieux, les enjeux de la mémoire, la réflexion sur la notion d’événement ou encore l’analyse ethnohistorique des données ethnographiques.

Maria Couroucli, Éthnologie française, no 4-2010, pp.744-745

1. Danforth Loring M., 1989, Firewalking and Religious Healing, Princeton, Princeton University Press.
2. Seraidari Katerina, 2005, Le culte des icônes en Grèce, Toulouse, Presses universitaires du Mirail.
3. Dubisch Jill, 1995, ln a Different Place, Princeton, Princeton University Press.

 

In the Journal of the Royal Anthropological Institute :

Séverine Rey’s monograph on the Aegeanis land of Lesbos (Mytilini),very much like the orthodox religious events on which it focuses, is a moveable feast: in the first instance a study of a modern monastery, it is at the same time an ethnography about the creation of new saints or « neomartyrs », and a religious and political history of the island’s troubled and protracted relationship with the Ottoman Empire and its union, from 1912, to then ascent Greek state. Thered thread that binds these apparently diverse elements to one another is provided by a sophisticated and fascinating theoretical excursus into the role of social memory in an insular but none the less diasporic community that became home to a population of refugees from Asia Minor (today’s Turkey) during the infamous « exchange of populations » that followed the 1923 Treaty of Lausanne.

Rey begins her exposé by letting us in on the basic facts of the story. It is 1959, and a local couple decide to build a small chapel in their olive grove in the hills above the village of Thermi. This act of devotion will fulfil a vow made by the woman’s now-elderly mother when she was escaping from Asia Minor amidst the massacres of 1922. No sooner is work begun on the foundations, however, than the remains of a medieval church are discovered, including human remains. The discovery of the skeletons is immediately of enormous significance for the refugees of the village and their children, who see in them the bones of the massacred relatives they were forced to leave behind unburied and unmourned in their lost homeland. The faithful in the village-immigrant women in particular-begin to be visited in their sleep by the spirits of the exhumed skeletons, who inform them that they were priests, and died as martyrs at the hands of the Ottomans when the island was taken in 1462. Soon, people through out the village are receiving nocturnal visitations, and even sceptics are confronted with visions of monks in the olive grove.

An enviably elegant set of structural parallels thus falls into Rey’s lap: a recent history of massacre and displacements at the hands of the Ottomans in the dying days of their empire is echoed by a massacre that announced the falling of the island to the hands of the Ottomans at the birth of their suzerainty. That some of the victims were apparently church officiants under scores the religious dimension of this political conflict, and the vivid detail of the dreams and visions fills in what history and the archaeologists have left unanswered. Through their dreams, and indeed in waking life, the people of Thermi are able to revisit, if not to resolve, an aspect of their personal memories that has haunted them for a lifetime, and religious experience provides meaning to a realm of suffering that had till then taken the form only of loss and absence.

Where anthropologists  working on social memory have recently struggled in the face of their critics to prove the connections between contemporary ritual, performance, or myth, on the one hand-often moot or polyvalent in their significance-and historical facts or local models of the past, on the other, Rey could simply have allowed her serendipitous discoveries to speak for themselves (indeed, for the faithful of Thermi nothing is serendipitous). Eloquent as they are, however, Rey does not restrict herself to a mere juxtaposition of one massacre with another, but systematically collates inter views with the « dreamers » of Thermi and the local clergy as well as details from local publications and records to provide a very rich and detailed history of the whole process of popular historicization as it has unfolded from the 1950s to the present. Her investigation takes a bifocal approach, examining, on the one hand, the significance to the local population of the discoveries and the dreams they trigger, and, on the other, the Orthodox Church, which eventually recognizes the human remains as those of saints or martyrs; a step that provides recognition to the local faithful’s beliefs, but by the same token takes over the exegetical role from the lay seers. The institutionalization of a local event by the nation takes its final form in the construction in the 1960s of a large new nunnery-cum-pilgrimage complex on the site that soon hosts one of the most important pilgrimages in modern Greece.

This ambitious ethnography takes forward the work of Charles Stewart and others on the ethnographic significance of dreams, and of Renée Hirschon on the social consequences of the « catastrophe »: the exile from Asia Minor and the exchange of populations. It also represents an important contribution to the study of church and state in modern Greece, but it is most significant beyond the boundaries of Hellenic studies for its arresting contribution to the burgeoning field of social memory in anthropology, shedding light as it does on the half-lives of violent conflicts that sleep uneasily just inches beneath the surface of public consciousness, awaiting the excavations that future unrest will be get.

Nicolas Argenti, Journal of the Royal Anthropological Institute, 16, 2010, pp. 669-670. 

 

Dans Tsantsa

Dans les années 1960, sur l’île grecque de Lesvos, dans le bourg de Thermi, apparaissent de nouveaux saints orthodoxes qui ont la particularité d’avoir été révélés par les rêves de quelques personnes. Aujourd’hui, le sanctuaire est l’un des plus importants de l’île et reste au centre d’intérêts contradictoires dans la communauté locale. En mettant l’accent sur les processus multiformes de fabrication de ces figures chrétiennes-et en tentant de dégager les spécifi cités de sa modalité onirique-, Séverine Rey offre au lecteur une solide monographie, riche et documentée, qui prend en considération un ensemble de sources diverses (entretiens, rapports d’archéologie, observation ethnographique, extraits de presse, littérature hagiographique, etc.). Plus précisément, l’auteure focalise son attention sur la construction de la croyance qui conduit les acteurs à établir insensiblement la véracité des faits surnaturels auxquels ils sont confrontés. Tout naturellement, au cours du livre, on retrouve des références méthodologiques et théoriques à la démarche d’Albert Piette et à celle d’Elisabeth Claverie qui ont entamé une analyse des phénomènes religieux selon la perspective pragmatique.

Mais de quel processus religieux s’agit-il exactement? Alors qu’une famille entreprend les travaux de fondation d’une chapelle privée, les ouvriers découvrent des tombes et des restes humains que les rêves des membres de la famille, et d’autres personnes par la suite, permettent d’identifier comme appartenant à des martyrs jusqu’alors inconnus, probablement des néomartyrs*. S’ensuit une bataille d’interprétation mettant en scène trois groupes distincts, les « rêvants », les sceptiques et les ecclésiastiques locaux, qui va aboutir à la reconnaissance et l’institutionnalisation du nouveau culte à une échelle dépassant largement le cadre familial d’invention du culte. Mais, fait majeur dans l’histoire de ce culte et élément décisif de l’analyse anthropologique, cette institutionnalisation s’accompagne de l’apparition d’un nouveau personnage, la mère supérieure du sanctuaire. Elle gère et dirige le culte institutionnalisé en construisant une relation individuelle et directe avec les saints de Thermi, effaçant ainsi le rôle que les fidèles rêvant ont pu tenir à la création du culte. Authentification et falsification, reconnaissance et conflit d’intérêt sont ici analysés comme les multiples facettes d’un même processus de fabrication des saints et comme les principaux moteurs d’apparition et d’entretien de ces figures surnaturelles.

Le livre se présente comme une description multiscopique de l’histoire de l’invention des saints de Thermi selon des « registres » d’authentification ou de falsification que les différents groupes ont progressivement mis en place. Cette posture d’écriture et de recherche a deux avantages principaux. D’une part, elle permet de rendre compte séparément des différents points de vue, puis de tirer les fils qui les relient ou les opposent dans le système religieux local. D’autre part surtout, elle dégage et explique les logiques partagées de construction de la croyance dans un lieu, un temps et un groupe particuliers. Le contexte confessionnel et migratoire de l’île de Lesvos marque en effet fortement les manières de consolider la croyance aux nouveaux saints. Séverine Rey montre notamment que l’intégration récente de Lesvos au territoire national et l’identification des nouveaux saints (pensés comme possibles victimes des Ottomans) avec les rêvants (réfugiés grecs de Turquie) constituent autant de points d’accroche donnant plus de véracité à la nouvelle présence surnaturelle.

La perspective de l’auteure, très sociologique en définitive-notamment parce qu’elle ne s’inscrit pas dans une phénoménologie du « sacré » mais parce qu’elle travaille de l’intérieur les représentations collectives religieuses, politiques et culturelles, ainsi que les actes que ces dernières déterminent-, lui permet de décrire finement les questions de statuts sociaux, de légitimité et d’autorité religieuse, de profondeur historique, de mouvements migratoires. Comme l’ont déjà montré plusieurs chercheurs dans le domaine de l’étude de la sainteté (depuis Robert Hertz jusqu’à William Christian en passant par les enquêtes sur la dispersion des corps saints catholiques menées actuellement par les chercheurs du Centre d’anthropologie historique européenne), le point de vue adopté ici possède la vertu de dévoiler la valeur heuristique, pour l’anthropologie et les sciences sociales en général, de tout processus d’invention de figures surnaturelles chrétiennes.

Dans ce sens encore, la focalisation ethnographique sur un lieu de culte unique est le meilleur atout méthodologique du livre. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les différentes analyses des polémiques ouvertes lors de la découverte des restes, de la place des femmes dans le système religieux coutumier grec, du statut des « réfugiés » grecs d’Asie-Mineure ou encore dans les interactions entre tourisme et religion. On peut distinguer cependant deux ensembles de caractéristiques de ce culte local qui sont, même s’ils n’apparaissent pas explicitement dans le texte, de toute première importance théorique. D’un côté, il s’agit des dimensions locales stricto sensu qui permettent de dévoiler comment les conditions caractéristiques à un lieu de culte s’invitent dans le jeu de fabrication des saints: topographie, histoire migratoire, développement touristique de l’île, enjeux ecclésiastiques au niveau régional, discours historiques des érudits. Il s’agit d’un autre côté des usages locaux de logiques plus générales du système dévotionnel chrétien que l’analyse de l’auteure rend visible: rôle religieux coutumier des femmes, système de révélation par le rêve, poids de l’écrit-et de l’écriture-dans l’institutionnalisation, usage religieux des « traces » archéologiques et mise en récit de l’histoire individuelle et collective à travers le culte. Le travail de Séverine Rey constitue ainsi une contribution à l’anthropologie des phénomènes religieux relatifs à la fabrication des saints, d’autant plus utile qu’il traite de ce monde orthodoxe peu connu dans l’histoire culturelle francophone du christianisme souvent tournée vers le catholicisme ou le protestantisme. Mais il s’inscrit également dans une tradition récente de l’anthropologie de l’Europe, sensible aux modalités contemporaines des sentiments, des représentations et des usages de la localité (Daniel Fabre par exemple) dont l’analyse dépasse d’ailleurs dans ce livre le seul versant religieux de la création de nouveaux saints et se penche aussi sur l’identité historique des migrants, les rapports des sexes ou encore les usages de l’histoire nationale.

On regrette seulement parfois que des perspectives comparatives plus ou moins larges ne servent pas à éclairer certains phénomènes survenus à Thermi. Par exemple, une description plus profonde des liens qu’entretiennent les nouveaux saints avec les autres cultes et lieux de pèlerinages de l’île (le patron de l’île, la Vierge locale, les pèlerinages de village et les cultes grecs universels) ou une mise en balance de l’opposition entre clergé et « religion populaire » dont le livre rend compte un peu de manière dualiste, alors que la littérature historique et anthropologique européaniste en a montré toute la complexité. Manque peut-être aussi une évaluation du poids du rituel et de l’image au sanctuaire**. Si à Lesvos, on a bien inventé des saints par le rêve, on les a bien institutionnalisé par l’écrit et on leur a bien attribué un lieu par l’architecture, peu de choses sont dites sur la mise en image/icône de ces nouveaux intercesseurs, sur leurs usages prophylactiques et sur les manipulations rituelles qu’ils subissent. Mais l’objectif de ce livre était de présenter l’événement que constitue l’apparition de nouveaux saints en tant qu’épiphanie de nouvelles croyances-et le pari est largement réussi. Ces quelques points ne retirent ainsi rien à la qualité des analyses conduites à partir de nombreux entretiens auprès des acteurs de l’événement et des sources écrites régionales, dont la combinaison n’était pas si aisée au vu de la complexité des enjeux et des prises de positions, parfois contradictoires, de plusieurs personnages de cette histoire. Le livre de Séverine Rey comblera la curiosité des spécialistes des religions comme ceux qui restent sensibles aux problématiques liées à la narration de l’histoire. Mais il pourra également servir de guide sérieux aux anthropologues comparatistes qui recherchent souvent un point d’appui traitant d’une tradition religieuse peu documentée.

*Il s’agit d’une catégorie de saints orthodoxes ayant souffert pour leur foi-et souvent, dans la rhétorique nationaliste, aussi pour la nation grecque.

**Voir dans la littérature francophone par exemple, les travaux de Katerina Seraïdari sur le culte des icônes de la Vierge en Grèce: Le culte des icônes en Grèce. Toulouse: Presses universitaires de Toulouse (Les anthropologiques), 2005.

 Cyril Isnart, Tsantsa, 15 (2010), pp. 124-125

 

Cult of Saints and Sacred Landscapes in the Aegean

I dedicate this essay to William A. Christian, Jr. who elaborated the useful term « local religion » and who demonstrated the interdependence between promoters and seers with great accuracy.

Séverine Rey’s analysis is inspired by two different anthropological traditions—studies on religion by Anglo-Saxon anthropologists working in Greece (such as Charles Stewart on Naxos and Jill Dubisch on Tinos) as well as the work of French anthropologists interested in regimes of belief (such as Michel de Certeau, Élisabeth Claverie, Jean-Pierre Albert, and Albert Piette). The two anthropological traditions differ, however, in their approach to fieldwork. Charles Stewart begins his 1991 book as a classic single community study before moving beyond the local level to contrast local cosmology with official Orthodoxy. By contrast, the aforementioned French anthropologists are primarily interested in studying the cognitive process of belief—both in its personal and collective forms—as a constant oscillation between doubt and certainty. They apply their approach to a variety of places, ranging from Marian apparitions in Medjurgorje to those of San Damiano (see, for example, Élisabeth Claverie, 2003), from the suffering of pre-modern female saints (Jean-Pierre Albert, 1997) to present-day constructions of patriotic and religious models of martyrdom. All of these delocalized approaches have a shared European frame of Catholicism in common.

Rey applies this French approach (from the Catholic context) to a local Orthodox setting. In the first part of her monograph, she shows how belief in supernatural signs (like dreams in Lesbos which led to the discovery of the relics of unknown saints) was not a matter of irrational credulity, but rather the result of a long process of conviction framed by the initial incredulity of critical believers and non-believers. As Rey argues, those who initially doubted showed not only how to move from indecision to belief, but also guaranteed the possibility and the sincerity of this transition (p.105). After the discovery, the bishop of Lesbos ordered that testimonies be collected and witnesses be cross-examined, showing that the proper role of Church officials is to be skeptical (p.137). The investigation, therefore, placed the formal institution’s stance in contrast to the villagers’ enthusiasm, stressing the Church’s call for restraint and the meticulous search for evidence (p.160).

Specifically, the principal protagonists of the discovery were refugees who arrived on this Aegean island from the Turkish coast after the 1922 Asia Minor catastrophe. Having come with their own particular relationship to death and the dead—as they had been unable to provide a proper burial for their own in Asia Minor—the 1959 discovery of the relics allowed them not only to mourn their own dead, but also to incorporate themselves into the local genealogy by the symbolic appropriation of the local soil and the consequent invention of local ancestors. Rey characterizes the refugees as the pivot of the fabrication of sanctity; according to their dreams, the relics corresponded to a group of Orthodox faithful massacred by the Turks during the Ottoman occupation of Lesbos in 1463. In this way the refugees identified a common enemy as well as a shared destiny between themselves, their newly-found cult objects, and their community of refuge.

Fotis Kontoglou, an influential promoter of the new cult (and, like the Bishop of Lesbos, originally from Ayvalik on the Turkish coast), stressed the refugees’ transformation into chosen objects of divine grace when he described them as “companions of the suffering of the saints” (p.184). Both Kontoglou and the Bishop dedicated their books (written in 1962 and 1968, respectively) to the victims of the Asia Minor massacres. More recently, the refugees’ role was also addressed in a book by the Bishop of Goumenissa (1988), who emphasized divine rather than human agency; for him the refugees’ arrival to the village of Thermi was part of divine plan: Thermi “had long been waiting for people, who, with ardour and fervour, love as theirs this patch of hospitable land and love even more the treasure hiding in its depths” (p.133). The alliance of these three “promoters” (with access to literate and urban culture) with Lesbos’s dreamers would appear to be an attempt by them to sanctify the dreamers.

The relics were unearthed in an olive grove on a hill (defined as αγιασμένο χαμοβούνι, the blessed low mountain, by Kontoglou [1962]) above Thermi village, which faces the Turkish coast and Ayvalik. It was after the discovery of ruins and a tomb containing a skeleton that people began to have dreams, identifying the remains as those of a cleric named Raphael. The excavations took two years and revealed other objects and remains—identified as those of Deacon Nikolaos, a little girl named Eirini (both believed to be saints and represented with Raphael in an icon made by Kontoglou), and other less significant figures, including a schoolmaster named Theodoros. For Rey, dreams are a means of  action and performance: she often characterizes these saints as ονειρογέννητοι (born out of dreams), which provides the title of her book. All three saints were canonized on 11 September 1970, while Greece was ruled by the military junta, whose self-proclaimed mission was to defend the supposed traditional values of “Greece of the Christian Greeks” and “Helleno-Christian civilization.” While the same Patriarchal and Synodal Act recognized the sanctity of Pelagia, the visionary of Tinos whose intervention led to the discovery of the Evangelistria icon on that island, Rey neither mentions nor analyzes this coincidence. She does point out, however, that 1971 saw the commemoration of the 150th anniversary of the Greek War of Independence and was, thus, an appropriate occasion to honor those who contributed to the nation’s regeneration (p.225).

To what extent does this schema correspond to the nineteenth-century discovery of icons on Tinos—as analyzed by Jill Dubisch in her 1995 book—and on Naxos (Αργοκοιλιώτισσα)—as analyzed by Charles Stewart (1991, 2008)—where dreams preceded and conditioned discovery? In these instances, people hoped to establish a shrine whose reputation could transcend local (and even national) boundaries, attracting pilgrims from all over the world. If there are similarities, however, there are also discrepancies: only the Tinos visionary, the nun Pelagia, was canonized; the visionaries on Naxos and Lesbos were often mocked, and Aikaterini Lytra, a wealthy woman from Lesbos whose life was transformed after she entered into communication with the newly found saints of Thermi, was even expelled from the Church. What appears more important in Lesbos is not the discovery per se, but the unveiling and rehabilitation of a forgotten, past martyrdom which the discovery made possible. While it is true that relics were also found in Naxos and dramatic scenes pertaining to the iconoclastic crisis emerged through local narratives; nevertheless, no effort was made to create new saints with particularly dramatic biographies.

This places the case of Naxos midway between that of Tinos, where neither relics were found nor a script of the destruction of the original church developed, and that of Lesbos, where the script of the martyrdom corresponded to the lived experiences of the dreamers. The local narratives in Naxos evoked the more remote past and did not point to a clearly identified “national enemy” (such as the Turks on Lesbos or the Saracens on Tinos). In my opinion, the local narratives in Naxos may have arisen as a response to threats of punishment by the state and church, both of which were hostile to the excavations and the religious excitement of the inhabitants, who refused to return to their everyday lives (see Seraïdari 2007). Indeed, the Byzantine iconoclasm present in the Naxos dream narratives throughout the nineteenth and twentieth centuries may have served as a proxy for contemporary church and state repression. If so, for the Naxiote inhabitants of Koronos, the ονειρεβάμενοι (those who see religious dreams), the “adversary” was internal, not external. From this perspective, the dreamers’ narratives, like those of Lesbos, reflected their own experience.

Another distinctive aspect of the Lesbos case was that one of the first persons to visit the discovery site was an archaeologist sent by the local diocese (p.44). Medallions and seals found at the site became proof of the dreams (pp.150-151). As the Bishop of Lesbos said, « When I saw tconfirmed everything that the saint had revealed during his apparitions to peo-ple, either during their sleep or through visions, I completely believed in the drama of Karies » (p.173). In short, the Naxos and Lesbos cases illustrate both the bureaucratic control as well as the panoptic model of surveillance that is exercised by the church and state in even the most remote areas of the Greek periphery. By contrast, the icon of Tinos was found in the middle of the Greek War of Independence, its discovery reflecting the general confusion of a period characterized as “a kind of vacuum of power” (Mazower 2008). As it happened, the shrine of Lesbos rapidly developed a pan-Hellenic reputation, while that of Naxos remains largely local. In Lesbos, institutional skepticism served as supplemental proof of sanctity, whereas in Naxos it managed to delay what local inhabitants consider the fulfilment of their ancestors’ vow. If Lesbos represents a successful case where belief largely dissipated doubts and mistrust, Naxos, which has not achieved a general consensus, is controversial. Because of such differences, one must ask why shrines with similar stories evolve so differently. Why does belief overcome doubt in some cases, but not in others? Such questions require not only structural and cognitive analyses, but also historical and social contextualization. For this purpose, belief is not only a personal matter but also a circular social process: on the one hand, people’s doubts condition and orient dreamers’ activities; on the other hand, dreamers stand socially as potential producers of certainty.

The remains uncovered in Lesbos were found on land belonging to a fearsome local Ottoman bey before the island became part of the Greek state in 1912. According to oral testimony cited by Rey, when, during Ottoman rule, locals would visit the already-existing chapel there on the first Tuesday after Easter to celebrate the liturgy, they did so with a sense of dread, indicating a different relationship to the site than that of the refugees (p.45). Unfortunately, Rey does not explore this testimony and important difference further.

In the second part of the book, Rey examines the Orthodox theological tradition of neo-martyrs, while in the third part she explores the development of religious tourism and the emergence of the present abbess of the shrine, a dominant figure who progressively displaced the initial dreamers. Rey considers at length the savage criticism of the dreams by archaeologist Stratis Paraskevaïdis, who worked on Lesbos until 1959 and published a series of articles in a local journal in 1966. Paraskevaïdis also criticized “the glorification of the cement” which, in his view, characterizes the new shrine, whose location on a peak with an excellent sea view should have inspired a form that was “purely Greek and respectful of nature” (quoted in Rey, p.252). Many of Rey’s informants also asserted that “with so much cement, God cannot be present in this place” (p.255). Her approach is inspired by Jean-Pierre Albert, who noted that many popular twentieth century Catholic places of pilgrimage are “aesthetic disasters” and that the neutralization of the aesthetic emotion makes them more efficient symbolically (2000). In Albert’s view, “the disturbing strangeness of the sacred is rooted initially in anomalies of cognitive order” (p.261). What is interesting about the Lesbos case is that liminality is assured by the use of modern materials and by the break with a legitimized aesthetic tradition of sacred architecture.

(…)

In their efforts to rethink the links between religion, politics, economy, and the production of knowledge on two different Greek islands, the authors of these books are complementary. In addition to illustrating that religion in Greece continues to regulate access to models of identification and to resources and give form to patterns of historical consciousness, the two books have something else in common—neither succumbs to the epistemological demand for reflexivity. Their promising and stimulating approaches invite us to consider the ways in which religion shapes Greek people’s imaginary, cognitive dispositions, and emotional experiences as much as it shapes the country’s landscape.

              Katerina Seraïdari, Journal of Modern Greek Studies (27/2), October 2009, pp. 426-432

 
En 1959, à Thermi, dans l’île de Lesvos (Lesbos), la construction d’une chapelle privée est l’occasion de la découverte de vestiges archéologiques: des traces d’une basilique paléochrétienne, du bâti d’époque médiévale et, surtout, un tombeau contenant un squelette assez complet, dont le crâne est nettement séparé du corps. Ces restes humains font l’objet d’une prise en charge religieuse inspirée du traitement coutumier des défunts dans le monde grec contemporain (exhumation au bout de sept ans et réduction). Peu après, des femmes du village rencontrent dans leurs rêves un personnage de religieux, Rafail, qui n’est autre que le mort exhumé. Pas un mort ordinaire: un martyr, un saint. Au fil des rêves des habitants et de nouvelles fouilles du site, la biographie du personnage s’étoffe et deux compagnons lui sont donnés: le diacre Nicolas et la petite Irène, une fillette de Mytilène. Tous les trois sont morts en martyrs à la suite de la conquête de l’île par les Turcs en 1462. Le sanctuaire et le couvent construits sur les lieux de la découverte des corps sont aujourd’hui un centre de pèlerinage florissant, attirant, au-delà de Lesvos, des habitants des îles voisines et du continent et, surtout, de nombreux Grecs émigrés.
Voilà, très brièvement résumés, les faits qui sont au centre de l’étude de Séverine Rey: un ouvrage issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2005 et nourrie d’enquêtes de terrain réalisées principalement à la fin des années 1990. L’affaire, sans nul doute, ne pouvait que retenir l’attention d’une anthropologue et, chose rare dans ce genre de dévotions, elle était assez récente pour que les enquêtes accèdent non seulement au manifestations actuelles du culte, mais aussi au témoignage d’acteurs essentiels de sa mise en place-au premier chef Vasilikf Rani, la commanditaire de la chapelle dont la construction avait déclenché tout le processus et l’une des premières « rêveuses ». Le recueil de la parole des acteurs, présents ou passés, joint à un travail d’archives et à l’examen des ouvrages religieux diffusés dans le sanctuaire offrent ainsi une base documentaire du plus grand intérêt, tant par sa valeur informative-on peut suivre avec beaucoup de précision la mise en place progressive du culte-que par les contrastes existant entre l’expression des différents acteurs, individus ou institutions.
Ce sont précisément ces dissonances que S. Rey a placées au cœur de son analyse. Il s’agit pour elle, au fil des quatre parties d’ampleur très inégale de son étude, de parcourir les différents espaces, à la fois sociaux et discursifs, où sont produits les discours justificatifs ou critiques à travers lesquels se négocie la crédibilité de ces événements merveilleux. Il est clair, en effet, que la naissance du pèlerinage de Thermi soulève aux yeux du lecteur contemporain un énorme problème de vraisemblance. Certes, le recours à des rêves pour identifier un saint, étoffer sa biographie ou signaler le lieu où se trouvent ses reliques est tout à fait habituel, depuis les premiers siècles du christianisme, tant en Orient que dans l’espace catholique. Par exemple, la construction de sainte Philomène, au début du XIXe siècle, est tout à fait analogue à celle de saint Rafail: une archéologie hâtive et tendancieuse fait reconnaître la sépulture d’un martyr, des rêves viennent le doter d’une biographie. S. Rey cite quant à elle l’exemple de la Vierge de Tinos, très vénérée en Grèce, dont l’icône fut elle aussi découverte en 1823 à partir des rêves d’une nonne. Mais il s’agit dans les deux cas d’exemples relativement anciens: un scénario de ce genre, on peut l’imaginer, devait rencontrer plus de scepticisme dans les années 1960.
C’est toutefois par l’exposé de la thèse des plus réceptifs que s’ouvre l’étude. La première partie est en effet consacrée à ce que S. Rey appelle le « registre populaire ». On y découvre le détail et les étapes des découvertes archéologiques et de leur interprétation, la longue mise au point, à travers les rêves parfois divergents des uns et des autres, de la « version officielle » du dossier hagiographique. Cela accompagné d’informations contextuelles tout à fait essentielles pour comprendre le succès du nouveau culte. Lesvos, en effet, n’est grecque que depuis 1912 et a été très directement impliquée dans l’histoire tourmentée des relations entre Grecs et Turcs entre le XVe siècle et le début du XXe. Il est exact qu’elle a été conquise par les Turcs en 1462, et cette certitude historique, jointe aux données archéologiques, joue un rôle crucial de preuve dans l’identification des martyrs. Mais, surtout, Lesvos a été terre d’accueil, ou de passage, pour les Grecs fuyant la « catastrophe d’Asie Mineure » en 1922 (les massacres perpétrés par les Turcs dans Smyrne et sa région). Vasiliki Ralli est elle-même issue d’une famille de réfugiés. Dès lors, le martyre supposé des saints rêvés prend place dans le grand paradigme, constitutif de l’identité nationale grecque, de l’opposition au monde ottoman. En même temps, le destin tragique des nouveaux saints trouve un écho dans la mémoire des familles concernées par l’exil et qui ont laissé des morts en Asie Mineure. Les conditions du succès du culte sont donc réunies auprès d’une population comptant de nombreux descendants de réfugiés et baignée de cette idéologie nationaliste (le cas de Tinos, cité plus haut, est lui aussi en liaison avec le nationalisme grec, la découverte étant survenue peu après le début de la « révolution »).
L’Église orthodoxe ne pouvait cependant accepter sans quelque hésitation les nouveaux candidats à la sainteté. Son action fait l’objet de la seconde partie du livre. S. Rey nous rapporte ainsi l’enquête diligentée par l’évêque de Mytilène et ses premiers résultats plutôt négatifs. Une analyse fine du rôle de quelques « grands acteurs », jointe à l’examen minutieux de la manière dont les divers registres argumentatifs ont pu se renforcer mutuellement jusqu’à emporter la conviction, permet de saisir la logique des ultimes prises de position. Mais, en acceptant le nouveau culte, l’Église entend aussi le « formater » selon ses attentes-par exemple en faisant valoir la catégorie de « néomartyr » comme fondement de la légitimité des saints, quitte à esquiver les modalités effectives de leur découverte. S. Rey note toutefois que, dans la phase actuelle de développement du culte, cet aspect de l’identité des saints passe au second plan, l’essentiel étant maintenant leur pouvoir thaumaturgique.
La troisième partie, intitulée « scepticisme et polémiques » étend encore l’examen des clivages qui accompagnent l’installation, par ailleurs triomphante, du pèlerinage. La sincérité des uns et des autres est d’abord vulnérable, bien évidemment, à l’argumentaire de l’intérêt: nul doute que le flux des pèlerins favorise le tourisme autant qu’il remplit les caisses du couvent. Mais la polémique concerne aussi les racines mêmes du culte : que valent des « saints nés de rêves »? Faut-il, à la honte de la population locale, laisser triompher l’archaïsme de la superstition et de la crédulité? La critique peut aussi concerner les bases archéologiques de la construction hagiographique, viser l’esthétique douteuse des nouveaux bâtiments, ou encore la politique un peu trop habile de l’actuelle mère supérieure du monastère, en qui il est tentant de voir une virtuose du marketing plus que de la mystique …
Dans une dernière partie, S. Rey entend enfin à la fois présenter une vue synthétique du parcours complexe qui a conduit à la reconnaissance des nouveaux saints et insister sur un ingrédient majeur des débats qu’elle a suscités : le sexe des « rêveurs », qui étaient pour la plupart des « rêveuses ». Cela la conduit à une analyse des formes locales du discrédit susceptible de frapper la parole féminine ou le style religieux des femmes: une suspicion qui, dans le monde du christianisme orthodoxe comme ailleurs, ne va pas sans une instrumentalisation, par l’institution, de la capacité prophétique associée à leur identité.
Voilà les grandes lignes d’un ouvrage dont l’intérêt documentaire est incontestable, et qui offre également des perspectives d’analyse souvent très pertinentes. Sans doute y reconnaît-on parfois les marques un peu scolaires de la thèse dont il est issu-quelques interprétations générales ou références théoriques un peu superflues mais il reste à la fois une monographie solide et un style d’analyse qui pourront faire référence dans les études consacrées à la « religion locale » et au culte des saints (ou autres virtuoses) dans l’espace chrétien et ailleurs.

Jean-Pierre Albert, Anthropos, 104 (2009), pp.250-251

 

Un regard en contraste: Quand des martyrs sortent de terre…

Sur l’île de Lesbos, le monastère Agios Rafafl a une histoire étrange. II a été construit suite à la mise au jour, en 1959, de plusieurs sépultures médiévales. L’histoire serait banale, si ces découvertes n’avaient pas provoqué rêves et visions auprès des villageois. Une anthropologue raconte cette histoire.

Il y a cinquante ans, un couple du village de Thermi, sur l’île de Lesbos, décidait de construire une petite chapelle dans son champ d’oliviers. L’épouse souhaitait ainsi s’acquitter d’un vœu fait par sa mère, quarante ans auparavant, après que celle-ci eut quitté l’Asie Mineure (l’actuelle Turquie) pour se réfugier en Grèce. Mais en creusant les fondations de l’édifice, les ouvriers « tombèrent sur un os », ou plutôt sur tout un squelette. Après cette découverte et celles qui suivirent, plusieurs villageois commencèrent à faire d’étranges rêves. Ces songes d’un genre particulier permirent d’attribuer ces sépultures à des martyrs, notamment à un prêtre du nom de Rafail, torturés et assassinés par les Ottomans le jour de Pâques 1463. Après enquête sur la « véracité » des événements, l’Eglise orthodoxe éleva ces néomartyrs au rang de saints et un monastère leur fut consacré.
Un demi-siècle après les événements, l’anthropologue Séverine Rey, maître-assistante à l’Université de Lausanne, déterre l’affaire et consacre sa thèse de doctorat à ce qui est devenu depuis un lieu de pèlerinage pour de nombreux Grecs orthodoxes.
Dans cette histoire d’apparition de saints, il y a une question qui fait encore controverse: c’est celle de la vérité…
-En tant qu’anthropologue, ce n’est pas mon rôle de dire ce qui est vrai ou non; ce qui m’intéresse ce sont les arguments des uns et des autres. Dans les entretiens que j’ai menés avec les gens qui ont vécu les découvertes des squelettes et vu des rêves (en grec, on dit « voir » un rêve), certaines personnes ont parlé de vérité, d’autres de foi. D’autres encore sont critiques parce qu’il ya des enjeux commerciaux autour de ce monastère qui attire des milliers de pèlerins chaque été; pour eux l’histoire aurait été montée de toutes pièces.
-Dans votre thèse, vous avez observé la construction d’une croyance et décortiqué ce que vous appelez « la fabrication de la sainteté ».
-Une croyance, ce n’est pas seulement un contenu, c’est une action en train de se faire. Les personnes qui ont vu les rêves n’ont pas été convaincues tout de suite, elles ont eu des doutes aussi. Certains ont ironisé surla crédulité des femmes. Puis les incrédules ont été convaincus par des apparitions, des guérisons. Un autre élément important, c’est le rapport à l’institution: on doit se battre pour convaincre l’évêque qui enquête sur l’affaire; cela aussi renforce la foi, Tous ces éléments participent de la croyance, à l’adhésion progressive des gens à celle-ci.

-Vous faites un parallèle intéressant entre la Grande Histoire et les histoires personnelles des « rêveurs », des migrants en grande partie…

-Effectivement. Au début du XXe siècle, beaucoup d’orthodoxes d’Asie Mineure ont été persécutés et ont fui vers la Grèce; certains se sont installés à Mytilène, d’autres dans la région du Pirée. En 1923, quand le Traité de Lausanne a défini les frontières actuelles entre les deux pays, plus d’un million d’orthodoxes ont quitté la Turquie pour la Grèce et, à l’inverse, près de 400’000 musulmans sont partis en Turquie. Les premières personnes à avoir vu les rêves sont issues de cet exil. Persécutés par les musulmans, ils se sont sentis naturellement proches des martyrs, réfugiés à Lesbos puis tués par les Ottomans quatre cents ans auparavant. Ils interprètent d’ailleurs eux-mêmes le fait d’avoir vu ces rêves comme un dessein divin: leur parcours leur a fait mériter de vivre ce grand événement. Cette similitude de trajectoires participe probablement aussi à la fabrication de la croyance.
-« Des saints, des rêves, des trésors… », ce sont les premiers mots de votre livre…Qu’en est-il du trésor?
-L’idée du trésor est née assez rapidement. Lorsque les ouvriers ont creusé les fondations de la chapelle, ils ont découvert une dalle sous laquelle ils pensaient trouver un trésor…Cette idée du trésor est toujours restée. En fait, c’est presque une parabole: on pourrait dire que c’est le trésor de la foi, qui a permis de créer un monastère. Et d’un point de vue plus prosaïque, ce lieu de pèlerinage crée aussi du mouvement dans une région, du tourisme.
Muriel Ramoni, Certitudes , N°238, janvier-février 2009

 

De l’anonymat à la sanctification

Dans sa thèse de doctorat, Séverine Rey analyse le processus de sanctification des trois martyrs orthodoxes de Lesvos, en Grèce

Comment devient-on un saint? La question mérite d’être posée à l’heure où débute le procès en béatification de Jean Paul II. Défendue la semaine dernière à l’Université de Lausanne, une thèse de doctorat apporte un passionnant exemple venu de Grèce. Son auteure, Séverine Rey, a mené durant une décennie son enquête autour de trois néomartyrs (terme qui les distingue des premiers martyrs de l’Antiquité) orthodoxes.
Tout commence avec la construction d’une chapelle votive à Lesvos, petite île de la mer Egée au nord-est de la Grèce. « Lors du creusement des fondations en 1959, près du village de Thermi, les ouvriers découvrent un squelette à l’identité inconnue. Des fouilles entreprises tout autour mettent au jour différents vestiges paléochrétiens », explique Séverine Rey. Alors que deux autres cadavres seront exhumés quelque temps plus tard, des événements étranges surviennent dans la région. « Les ouvriers signalent des craquements inexpliqués, on prétend entendre des soupirs s’échapper des ossements. »
Et les femmes, surtout, se mettent à rêver. Une villageoise raconte: « Un moine ressemblant à un ermite m’est apparu. Il m’a dit: je suis le saint martyr Rafail. Les os que vous avez trouvés sont les miens. Les Ottomans m’ont massacré, après m’avoir torturé comme le Christ. Je suis saint et je ferai de nombreux miracles.» Une autre villageoise prétend avoir eu la vision à trois reprises, «d’une femme habillée en noir lui révélant l’identité de l’inconnu ».

Conflit gréco-turc en trame de fond

La rumeur enfle et les habitants de la région sont de plus en plus convaincus que les cadavres sont bien ceux de saints. Des témoignages de guérison et de retour à la foi se multiplient. Pour la chercheuse, ce processus doit être inscrit dans un contexte historique plus large, celui des années 1920 et du conflit avec les Turcs, lors de la libération de la Grèce et de sa volonté de récupérer une partie de la côte anatolienne. « Après plusieurs massacres, en application du Traité de Lausanne de 1923, a lieu un échange massif de population (plus d’un million de Grecs contre 380 000 Turcs). Le critère de sélection a été la religion, plutôt que la langue ou une quelconque conscience nationale », explique Séverine Rey.
Située en face d’une partie du champ de bataille, Lesvos a justement été le cadre de l’établissement de nombreux réfugiés. « Et les personnes ayant trouvé asile ont joué un rôle pnmordial dans la fabrication de la sainteté ». Ainsi, une population fuyant la répression turque se « réapproprie l’histoire » de personnages censés avoir été eux-mêmes les victimes de l’occupant ottoman du XVe siècle, qui les a pourchassés et tués à cause de leur foi.
Des femmes, des ouvriers, des réfugiés: dans un premier temps, l’Eglise orthodoxe n’entre pas en matière et parle de naïveté. Mais le phénomène s’amplifie et plusieurs membres du clergé se mettent à confirmer les affirmations des villageois. « L’Eglise change alors son interprétation. On ne parle plus de la crédulité de femmes et de pauvres peu instruits, mais de la Grâce donnée aux plus humbles. » De plus, ces années 1960 coïncident avec une époque de commémoration de l’indépendance de l’île. »Tout se passe alors comme si l’Eglise mettait en ces saints son propre rôle dans la libération du pays. »
Rafail, Nikolaos et Irini sont officiellement reconnus comme néomartyrs. Un monastère est construit au-dessus du village de Thermi pour célébrer leur culte. « Nommé Agios (saint) Rafail, il est en quelques années devenu un centre religieux vers lequel se dirigent chaque été des milliers de pèlerins venus de tout le pays et de l’étranger. »

Pierre Léderrey (Protestinfo), 24Heures , 14 juillet 2005/
Le Courrier , 16 juillet 2005

 

Canonisation et béatification: mode d’emploi

Au sens strict. dans l’Eglise catholique. la béatification est l’acte par lequel le pape élève une personne au rang des « bienheureux » (beatien latin): et la canonisation celui par lequel il l’inscrit sur la liste officielle (canon) des saints. Ces deux processus ont pour but de proposer en exemple au peuple chrétien le témoignage de l’un de ses membres défunts, « serviteur de Dieu » exemplaire, et d’autoriser ou de prescrire un culte public en son honneur. Ce dernier se traduit par l’inscription au calendrier-généralement le jour du décès, donc de la « naissance au ciel »-avec un honneur plus ou moins solennel rendu au saint ou au bienheureux lors de l’office.
Existe aussi la possibilité d’exposer des images etdes reliques dans les églises, et celle de prendre le saint ou le bienheureux comme « patron ». La différence entre les deux titres réside dans le degré d’extension du culte public qui lui est rendu: celui du bienheureux est limité, seulement autorisé là où le Saint-Siège le prévoit. Alors que celui du saint est permis partout dans l’Eglise universelle. Par àilleurs, la canonisation a valeur de sentence définitive, irréformable, sur la sainteté de la personne. Sa proclamation engage l’autorité suprême du pape et donc, pour les catholiques, son infaillibilité. PLY/PROTESTINFO

Le parcours de terrain de Séverine Rey incarne une parabole forte de la recherche anthropologique. À partir d’un questionnement initial sur les rapports sociaux entre les genres en anthropologie, l’auteure choisit d’aller sur l’île de Lesvos, au nord-est de la Grèce, pour étudier les pratiques religieuses des femmes. Elle s’intéresse aussitôt à un haut lieu de pèlerinage construit dans les années soixante, le monastère Agios Rafaíl (Saint Raphaël). C’est en se penchant sur l’histoire de ce cloître, aussi récent qu’il jouit d’une grande popularité, que Séverine Rey découvre les événements fascinants qui sont à la base de son édification.

En 1959, alors que des villageois creusent la terre pour construire les fondations d’une chapelle sur un terrain familial, quelques ruines et une tombe sont exhumées. Cette dernière contient un étrange squelette. Étrange car la tête est retrouvée détachée du reste du corps, à une distance inhabituelle, et par l’absence de la mâchoire inférieure, contrairement à l’usage qui veut que le corps soit conservé avec la plus grande intégrité possible. Ce qui laisse le champ libre à toutes sortes de spéculations quant aux circonstances de la mort du mystérieux personnage…Mais bientôt l’affaire connaît un développement intrigant : un nombre croissant d’habitants de la région commencent à faire part de rêves troublants qui leur révèlent l’identité du défunt, parfois des détails de sa vie. Ces ossements trouvés dans une tombe sont ceux d’un saint, affirment les villageois. Comment peuvent-ils en être certains? Plusieurs d’entre eux assurent en effet avoir fait un rêve, isolément, dans lequel un moine leur disait que le squelette retrouvé était le sien, qu’il était un saint, mort en martyr comme le Christ, après avoir été torturé par les « Turcs » (les Ottomans). Il aurait également divulgué son nom, Rafaíl, et promettait de faire bientôt de nombreux miracles. La ressemblance de ces rêves concomitants est frappante. On passe ainsi d’une trace matérielle à un énoncé qui se transforme progressivement en certitude (p.60). Très vite, les modalités de l’énonciation disparaissent pour laisser la place entière au processus de « reconstitution » de la vie d’Agios Rafaíl. Les personnes qui l’ont vu en rêve acquièrent un crédit, et du charisme, aux yeux de la population, ou plutôt d’une partie de la population. Parce qu’il y a d’un autre côté les sceptiques, qui ironisent, se moquent de l’ampleur exagérée des événements qu’a suscités cette découverte. Et surtout il y a l’Église locale, très réservée elle aussi, voire sceptique, vis-à-vis d’un tel contexte.
« À partir de là, celui qui est déjà qualifié de saint se présente à de plus en plus de personnes. (…) Plus le nombre de villageois concernés par des rêves ou des visions augmente, plus l’affaire prend de l’ampleur (…), d’autant plus encore que révélations oniriques et traces matérielles vont, dans certains cas, coïncider. Rafaíl, le martyr jusque-là inconnu, commence progressivement à raconter son histoire et, simultanément, à indiquer des endroits où sont enfouis d’autres squelettes ou des objets. (…) Ainsi en janvier 1960 est découverte la mâchoire du défunt, à la suite d’un rêve de María Tsoláki dans lequel le moine lui montre un olivier près de la chapelle. C’est là, dit-il, que les “Turcs” l’ont pendu par les pieds avant qu’ils ne lui scient la mâchoire ». Les témoignages insistent sur le fait que, sans le rêve et les indications précises qu’il a fournies, elle n’aurait jamais été découverte (Rey, p.61).
Avec la multiplication des rêves, des apparitions, des miracles survenus aussi bien avec des croyants que des incrédules, les fouilles se font à une plus grande échelle. On ne tarde pas à exhumer deux autres figures. En suivant les indications de Rafaíl, toujours par des récits oniriques, on apprend qu’il s’agit d’un moine nommé Nikólaos, et d’Iríni, la fille d’un notable local d’alors, décédée à l’âge de douze ans. À ce stade, alors que les détails biographiques des « nouveaux saints » et les caractéristiques qu’on leur attribue se fixent, l’Église orthodoxe décide de mener l’enquête.
Aujourd’hui l’autorité de ces néomartyrs ne fait aucun doute en Grèce, comme en témoigne le monastère en lui-même et l’importante pratique dévotionnelle qu’il polarise. Mais la question de la « Vérité » est hors de la portée des sciences sociales. Il n’appartient pas à ces dernières de se prononcer sur la foi ou la théologie; elles ne cherchent pas-n’ont pas à chercher-« prouver » d’une manière ou d’une autre si les rêves sont « vrais » ou « faux », si Agios Rafaíl a existé ou non. Du moment qu’il est vrai dans la conscience des acteurs, il acquiert de fait un intérêt aux yeux de l’anthropologue. Les sciences sociales se préoccupent uniquement du sens social que les individus et/ou les collectivités confèrent aux divers phénomènes qu’ils rencontrent. Ce qui intéresse ici, c’est la manière dont s’est effectué le passage à la sainteté reconnue, et non les « manifestations » en soi; autrement dit le processus de fabrication de la sainteté. Séverine Rey respecte cet aspect en présentant, tour à tour, chacun des points de vue: celui des personnes qui y croient immédiatement, celui des incrédules (pas forcément athées, même s’il y en a, et qui ont un rôle important à jouer), et le point de vue officiel, celui de l’Église. L’auteure montre également comment les enjeux qui apparaissent au cours de ce processus sont nombreux et complexes: dialectique entre religion dite « populaire » et religion officielle, mobilisation de la mémoire (nationale et confessionnelle), et sa mise en scène de manière à ce que le passé prenne sens en s’enracinant dans le présent, le rôle de l’institution ecclésiastique dans le rituel commémoratif, le discours sur l’exemplarité de la figure du martyr…sans oublier les enjeux économiques.
Mais c’est en abordant et approfondissant un registre tout particulier que se démarque l’ouvrage de Séverine Rey: le rêve. Registre se situant à la lisière de l’empirique, à la fois inclus dans l’expérience et hors d’elle: « Le rêve qui dissipe les doutes et convainc, et celui qui renforce la conviction en la testant » (p.104). Il constitue ici le ressort central de la croyance, cette dernière étant analysée comme un régime de compréhension, de vérité, oscillant entre foi et preuves. Mais comment appréhender un objet aussi fugace, qui représente le support fondamental à la fabrication de la sainteté? D’une anthropologie de la sainteté (ou plutôt de la sanctification), l’auteure sera amenée à faire une anthropologie du rêve. En examinant le dilemme de la « réalité » du rêve, un choix méthodologique s’imposera: étudier les rêves en termes de performance (p.123) est la seule issue possible pour l’anthropologie.
Nous avons évoqué dans les premières lignes le parcours initiatique de l’anthropologue à la recherche d’une certaine vérité concrète. Séverine Rey a commencé par suivre un fil d’Ariane, mais elle s’est retrouvée dans un autre labyrinthe. Telle est peut-être la condition anthropologique, celle de se trouver confronté, tôt ou tard, à une réalité, une vérité, toujours plus vaste, plus englobante, porteuse, et portée, de sens, qui dépasse l’être humain tout en le soumettant.

André Sleiman, Archives de Sciences Sociales des Religions
n°142, avril-juin 2008, pp.142-149

 

Comment « fabrique »-t-on des saints « nés des rêves »? Une approche « objective » du phénomène

A la fin des années 1950, dans la région de Mytilène, chef-lieu de l’ île de Lesvos, dans le nord-est de la Grèce, on mettra au jour des tombes contenant des squelettes sans identité. Cet évènement va en susciter une série d’autres sans doute mus par le « rêve » de la population locale. Des récits et des rumeurs vont se mettre à circuler. Ils reconstitueront, d’une certaine manière, la vie et les circonstances du décès de ces « inconnus ». On évoque un massacre remontant aux premières années de l’occupation ottomane. Ils seraient morts pour leur foi et ces « martyrs » seraient dès lors ni plus, ni moins que des saints, les « saints de Thermi ». Certains vont entendre les squelettes « gémir », d’autres apercevoir des moines qui se déplacent alors que leurs pieds ne touchent pas le sol.

L’ Eglise locale sera tout d’abord sceptique mais mènera néanmoins une enquête avant d’entreprendre des démarches officielles auprès des autorités de l’ Eglise orthodoxe et de construire un monastère, celui d’ « Agios Rafail », pour célébrer ses « nouveaux » saints.

Séverine Rey s’emploie dans cet ouvrage à déceler, dans le cadre du christianisme orthodoxe, quels ont été les enjeux de ce phénomène mettant notamment l’accent sur la « fabrication » de la sainteté. Il s’agirait à la fois, selon elle, d’ enjeux de mémoire, de mise en scène de l’ Histoire et du rôle de l’ Institution ecclésiastiques, sans oublier évidemment les enjeux économiques qui ne sont certainement pas négligeables.

En effet, les sceptiques, quelles que soient leurs convictions religieuses, soulignent les intérêts des uns et des autres, tout particulièrement ceux de l’Institution ecclésiastique et ses liens avec les promoteurs touristiques. Ils accusent l’ Eglise d’entretenir chez ses fidèles un rapport de crédulité et de superstition digne des périodes les plus obscures et cela pour des raisons purement lucratives, critiquant le « commerce dévotionnel » qui transparaît derrière la construction du monastère. Bien, plus, au sein de la population même, les critiques fusent mais se concentrent surtout sur le développement du monastère, les « saints » n’étant, en général, pas remis en question.

Par la présentation des registres auxquels se réfèrent divers groupes de personnes, le point de vue des villageois, celui de l’ Eglise et celui de ceux qui sont critiques envers le phénomène ou son développement, l’ouvrage s’attache à resituer, de façon polyphonique, un processus complexe qui renvoie à des thématiques diverses: culte des saints, croyances, rêves, registre du martyre, pèlerinage, rapports sociaux de sexe ou encore opposition entre religion populaire et Eglise.

 Mais, en fin de compte, rien dans les récits rassemblés et dans les sources consultées par l’auteur ne permet d’être plus précis quant à l’origine des ossements et quant à ce qui s’est passé exactement dans la mise en place initiale du discours d' »apparition » de saints. Le mystère resterait-il complet?, lance l’auteur.

José Vanderveeren, Belga