Des âgés en AG

Sociologie des organisations de défense des retraités

Lambelet, Alexandre,

2014, 320 pages,   26 €, ISBN:978-2-88901-046-2

Des retraitées et des retraités, réunis en différents groupements de défense d’intérêt, se manifestent régulièrement dans l’espace public helvétique depuis quelques décennies. Ils sont représentés depuis 2001, au niveau fédéral, par le Conseil suisse des aînés. Cet ouvrage porte un regard inédit sur l’action militante de ces retraités. Il éclaire d’abord la contribution de ces groupements, tout au long du XXe siècle, aux transformations de l’État social, comme il éclaire en retour les effets de ces transformations de l’État social sur le développement de ces groupements et sur les conditions de vie des personnes âgées.

Format Imprimé - 33,00 CHF

Description

Des retraitées et des retraités, réunis en différents groupements de défense d’intérêt, se manifestent régulièrement dans l’espace public helvétique depuis quelques décennies: ils participent à des manifestations, soutiennent des comités référendaires ou se rencontrent lors de grands rassemblements.

Regroupés pour la plupart depuis les années 1980 dans deux organisations faîtières, ils sont représentés depuis 2001, au niveau fédéral, par le Conseil suisse des aînés. Cet ouvrage porte un regard inédit sur l’action militante de ces retraités.

Il éclaire d’abord la contribution de ces groupements, tout au long du XXe siècle, aux transformations de l’État social, comme il éclaire en retour les effets de ces transformations de l’État social sur le développement de ces groupements et sur les conditions de vie des personnes âgées.

Surtout, par une observation des pratiques des retraités dans ces groupements, tant au niveau local, cantonal, que national, et par des entretiens menés avec de nombreux membres de ces organisations, ce livre éclaire non seulement les caractéristiques sociales des retraités qui s’engagent dans de tels groupements et les différentes significations qu’ils investissent dans cet engagement, mais, plus encore, propose une lecture novatrice des enjeux de la négociation qu’ils proposent sur la place qu’ils peuvent occuper dans la société.

Table des matières

Introduction

  • Les déterminants des formes organisationnelles         
  • Une approche compréhensive             
  • Le terrain          

1.  »Contre » mais « grâce à » l’État

  • Quand les politiques publiques forment les organisations d’intérêt      
  • Entre christianisme et paternalisme (1917-1948)       

– Pro Senectute: une première organisation de patronage des retraités
– L’émergence de la vieillesse comme problème social et sa prise en charge politique        
– La Confédération et la subsidiarité 
– Conclusion

  • Entre divergence et convergence, la catégorie des « retraités » (1948-1980).

– Préambule         

- Pro Senectute: une entreprise de services

- L’AVIVO: une entreprise contestataire         

– Pro Senectute et l’AVIVO: des modèles organisationnels opposés

  • La coordination des tempes grises (1980-2007)

– Préambule

- La Fédération suisse des retraités: « Être une personne à part entière »

- Pro Senectute: se justifier par l’expertise

- L’AVIVO: une indépendance mise à mal

- La FARES et le CSA: un choix contraint

  • Synthèse          

2. L’engagement dans les organisations de défense de retraités

  • Des organisations comme lieux de pratiques et d’investissement variés      
  • Entretiens, corpus et typologie          
  • Cinq logiques d’engagements  

– Un engagement expert            
– Un engagement continu en terrain connu       
– Un engagement politique émotionnel et différé         
– Donner pour exister    
– Bénéficier de loisirs et rencontrer du monde  
– Une figure repoussoir: les « Tamalous »

  • Registres discursifs, positions sociales et pratiques             

– L’hétérogénéité des engagements       
– La hiérarchisation des engagements    
– Positions sociales et lieux de l’engagement    
– Distance aux rôles et évolutions organisationnelles 

  • Synthèse

3. Les rassemblements    

  • Une ethnographie interprétative des rassemblements           
  • Quand les pratiques font discours     

– Un Noël de l’AVIVO Lausanne          
– Une assemblée générale de l’AVIVO bâloise  
– Une Assemblée des délégués de la FVsR       
– Une Assemblée du Comité de la FSR            
– Une Assemblée des délégués de la FARES    
– Une Journée d’automne du CSA    

  • L’équation des performances             

– Hiérarchiser les publics et les activités          
– Visibiliser ou invisibiliser les bases de recrutement des cadres-dirigeants    
– Donner forme au politique: postures conventionnelles et non conventionnelles    
– Définir des identités    
– Remettre à l’ordre

  • Synthèse    

Conclusion       

Bibliographie   

Annexes: sources, entretiens et observations   

Liste des abréviations

Presse

Dans la revue Sociologie du travail

Ce livre est la version retravaillée de la thèse de doctorat soutenue en 2010 aux universités de Lausanne et Paris I par Alexandre Lambelet, actuellement Professeur à la Haute école de travail social de Lausanne. Il vient d’abord combler un certain vide éditorial sur les organisations de défense des retraités, à l’exception de l’ouvrage de Jean-Philippe Viriot Durandal (2003)1 et des travaux nord-américains qui ont en commun d’aborder la question sous l’angle du lobbying des personnes âgées. L’auteur, à l’inverse, entend articuler, sur le cas des associations suisses, une approche organisationnelle attentive aux effets qu’y exercent les politiques sociales et relations avec les partenaires publics, et une approche microsociologique sur l’engagement de leurs membres et sur leurs pratiques. Cette ambition le conduit à croiser des disciplines et sous-disciplines trop souvent ou trop longtemps séparées comme la sociologie de l’engagement, des groupes d’intérêt et des politiques publiques, la construction sociale des problèmes publics ou encore, quoique de façon moindre, la sociologie de la vieillesse et les études sur la socialisation, aussi prolixes sur l’enfance qu’elles sont muettes sur le troisième âge. A. Lambelet mobilise pour ce faire un matériau riche et diversifié alliant l’analyse des archives des groupements de retraités à une trentaine d’entretiens et à l’observation ethnographique des pratiques collectives dont il est spécialiste. Ces matériaux sont successivement déployés dans les trois parties composant le livre.

La première présente de façon chronologique la construction institutionnelle des différents groupes de défense des retraités qui s’avère largement conditionnée par les politiques sociales de l’État suisse. Cette histoire est scandée en trois temps qui, chacun, voit l’émergence d’une des organisations étudiées par A. Lambelet. De 1917 à 1948, date de création de l’assurance-vieillesse, domine une politique assistancielle incarnée par la fondation de droit privé Pro Senectute, véritable administration para-étatique. La période 1948-1980 est celle de la lutte politique autour du niveau des rentes, portée par la première organisation de retraités (et non pas pour les retraités comme la précédente), l’Association des vieillards, invalides, veuves et orphelins (AVIVO). La mobilisation s’est depuis lors déplacée sur le terrain de la participation, avec la création de nouveaux groupements comme la Fédération suisse des retraités (FSR) et l’Association suisse des aînés (ASA), et une dynamique de rassemblement, encouragée par l’État, dans deux organisations faîtières (l’ASA et la FARES, Fédération des associations de retraités et d’entraide en Suisse) représentées dans le Conseil suisse des aînés (CSA), un organe consultatif pour les questions liées à la vieillesse mis en place au niveau fédéral en 2001.

La deuxième partie de l’ouvrage s’attache aux logiques d’engagement dans le militantisme retraité, au nombre de cinq: un « engagement expert » permettant de valoriser des compétences acquises en particulier dans l’univers professionnel pour des individus à la trajectoire sociale ascendante; un « engagement continu en terrain connu », prolongeant une longue carrière militante au niveau syndical ou partisan; un « engagement politique émotionnel et différé » qui renoue avec une tradition familiale interrompue durant la vie active faute de temps; un engagement vécu comme un don, une mise au service des autres pour « exister » et rester actif, que l’auteur qualifie de « proprement bénévole » et désintéressée; un engagement comme strict bénéficiaire pour entretenir des sociabilités et partager des activités, qui est le fait d’individus se disant peu compétents politiquement. Se dessine en creux une figure-repoussoir, celle des « tamalous »2, les « vieux », les retraités désoeuvrés « qui s’écoutent trop » mais n’agissent pas. On voit également l’extrême hété-rogénéité des rangs militants, de leurs motivations et profils – les trois premiers plutôt présents au niveau national, les deux derniers au niveau local -, au principe des tensions traversant les organisations sur les parts respectives de la lutte politique et des activités récréatives qu’elles prennent en charge.

Ces tensions s’incarnent dans la troisième partie restituant l’observation ethnographique de différents moments d’interaction – fête de Noël, journée d’étude, assemblées de délégués et assemblées générales (AG), pas aussi nombreuses que le titre en jeu de mots de l’ouvrage ne le suggère – qui sont autant de mises en scène des groupes. S’inspirant de la « théâtrocratie » de Georges Balandier, l’auteur, après une quinzaine de pages de descriptions serrées (jusqu’au menu servi au repas de Noël!) et quelquefois savoureuses, nous donne à voir les différentes identités déployées par les organisations (avec une symbolique populaire à l’AVIVO, experte à la FARES et au CSA) et leurs rapports au politique. Il conclut que « c’est l’absence de rôles offerts aux militants âgés » dans les structures partisanes et syndicales « qui permet de comprendre le développement des groupements de défense des retraités » (p. 284).

Ambitieux et fort riche, ce livre a aussi les défauts de ses qualités. La volonté d’embrasser tous les pans du militantisme retraité – dans sa dimension organisationnelle comme symbolique, dans les logiques d’engagement autant que dans ses relations avec les pouvoirs publics -, si elle est stimulante, n’emporte pas totalement la conviction à la lecture de trois parties qui manquent de liant. L’ambition, juste et nécessaire a fortiori pour le cas suisse, d’envisager les niveaux du local, des cantons et de la fédération, conduit à une sélection contestable des organisations étudiées. Pro Senectute est certes la première à apparaître en 1917, mais il ne s’agit pas d’une association de retraités et elle disparaît d’ailleurs à l’issue du premier chapitre. L’ASA, la deuxième organisation faîtière appartenant au CSA avec la FARES, ne fait en revanche pas partie du corpus étudié, ce qui est d’autant plus dommageable qu’elle semble très différente de sa rivale avec, en particulier, un public plus jeune, plus souvent issu des classes moyennes et « de droite ». Aussi peut-on se demander si son intégration n’aurait pas sensiblement modifié les conclusions de la recherche. Il n’en demeure pas moins que le livre d’Alexandre Lambelet constitue une contribution importante et originale à la compréhension d’un engagement jusque-là négligé par les sciences sociales.

Isabelle Sommier, Sociologie du travail, 57 (2015) 369–406  

Notes :
1. Viriot Durandal, J.-P., Le pouvoir gris. Sociologie de groupes de pression de retraités, Paris: PUF, 2003. 


2. Mot construit sur l’expression « t’as mal où », désignant des personnes qui se plaignent souvent d’avoir mal quelque part ou d’être malades.

Dans Retraite et société

Dans les disciplines de l’histoire, la sociologie ou la science politique, les publications portant sur l’action collective des personnes âgées sont des plus limitées. Si l’on excepte le livre de Jean-Philippe Viriot-Durandal (2003), les recherches se limitent à deux DEA ou Master (Bucco, 2004; Jarry, 2005), quelques rares articles (Béroud et Ubbiali, 2006; Bucco et Ubbiali, 2006) et un rapport de recherche avec une recension bibliographique systématique (Ubbiali, 2013). C’est donc de Suisse, issu d’une thèse en science politique (2010), que nous parvient cet ouvrage roboratif.

Un ouvrage clé dans la littérature scientifique consacrée aux groupements de retraités

Autant prévenir le lecteur tout de suite: ce livre est un maître-livre et représente une étape décisive dans l’appréhension et la connaissance du domaine des groupements de défense des personnes âgées. Tout juste peut-on lui reprocher quelques limites éditoriales, liées à son environnement éditorial national (ainsi, à moins d’être familier de la confédération, il est peu probable que le lecteur connaisse réellement ce qu’est le Grütli, qu’une simple note de bas de page aurait permis d’expliciter). Pour le reste, l’enjeu du travail est clairement exposé dès l’introduction. Partant du constat de l’inexistence d’une littérature scientifique sur les groupements de retraités, l’auteur souhaite dépasser dans son analyse les quelques travaux disponibles dans la littérature anglo-saxonne. En effet, ce type de recherches ne s’intéresse aux personnes âgées que sous la forme de lobbys (logique qui était d’ailleurs celle de J.-P. Viriot-Durandal, le seul livre conséquent dans ce domaine). Il s’agit alors de comprendre le rôle que ledit groupe de pression joue dans le système politique mais, ce faisant, en délaissant totalement la question – centrale dans le propos d’Alexandre Lambelet – de l’engagement des acteurs dans ces structures. Il s’agit donc bien d’une conversion du regard (sociologique) auquel l’auteur invite: en finir avec le désintérêt scientifique pour les membres d’associations de personnes âgées. Cette posture justifie l’adoption d’une démarche compréhensive, afin de saisir les ressources valorisées dans l’action, ressources se traduisant par une identité sociale, fruit d’une socialisation. Le terrain sur lequel se déroule l’enquête est caractérisé par l’existence de deux associations faîtières, l’ASA (Association suisse des aînés) et la Fares (Fédération des associations de retraités et d’entraide en Suisse), qui regroupent 39 organisations pour la première et 23 pour la seconde. Ces deux conglomérats sont par ailleurs représentés, depuis le début des années 2000, dans une structure consultative: le CSA (Conseil suisse des aînés). On le comprendra aisément, il n’était guère envisageable de conjuguer une approche compréhensive, avec les contraintes impliquées en termes de protocole de recherche, et l’analyse de la totalité des structures. Le choix a donc été de se concentrer sur deux associations: l’Avivo (Association des vieillards, invalides, veuves et orphelins), fondée en 1948 et historiquement liée au Parti communiste suisse (dénommé Parti du travail au niveau fédéral, Parti ouvrier populaire dans la partie romande), et la FSR (Fédération suisse des retraités), créée en 1984 et proche du parti démocrate chrétien (PDC). Aussi bien pour l’Avivo que pour la FSR, A. Lambelet a démultiplié les sites d’observation, intégrant tant des sections locales alémaniques que romandes, délaissant la composante tessinoise-italophone. L’Avivo comme la FSR sont membres de la Fares, l’ASA demeurant un angle mort de cette recherche.

Une approche historique pour interroger les rapports entre l’État et les organisations de retraités

Le propos se déploie ensuite en trois chapitres, qui constituent autant d’angles d’approche et de méthodes pour saisir cette réalité de l’engagement des personnes âgées. L’approche historique représente le fil rouge du premier chapitre qui porte sur l’évolution de la structuration des organisations, avec une interrogation sous-jacente sur leur rapport avec l’État et ses administrations. Cela oblige l’auteur à décentrer son propos et à introduire une autre organisation dont il n’avait pas été question: Pro Senectute (PS), association de patronage des aînés, apparue en 1917 dans le droit fil du catholicisme social. Ancêtre des associations de personnes âgées, PS est décrite comme une association POUR les personnes âgées et non PAR elles. D’ailleurs, son évolution après la création de l’Assurance vieillesse et survivance (nom du système de retraite en Suisse) vers une structure d’expertise confirme le caractère para-administratif de cette organisation. On ne rentrera pas ici dans le détail, très bien documenté et sous-tendu par une discussion sur la littérature des groupes d’intérêts, de cette histoire. Retenons que le champ de la représentation autour des questions d’âge se renforce au cours des années 1980 avec la création des organisations faîtières, conjointement à l’apparition d’une demande de participation aux prises de décision de la part des associations d’aînés.

Une approche sociologique pour identifier cinq logiques d’engagement des aînés

Prenant acte des limites d’une explication en termes fonctionnalistes, rabattant le développement des organisations d’aînés à leur interaction avec l’État, A. Lambelet aborde dans un second chapitre la question des socialisations préalables aux acteurs de ces organisations. Quelles sont les ressources que les anciens engagent dans l’activité d’animation des organisations? Cinq logiques sont repérées. Une première renvoie à l’adhésion comme l’occasion de valoriser des compétences acquises préalablement dans un cadre professionnel. Des figures permettent de dresser des portraits très vivants de ces différents types (retenons d’ailleurs que l’auteur ne s’appuie pas sur une construction genrée des formes d’engagement, qui lui aurait permis d’éclairer, notamment, comment les rôles de grands-mères sont appropriés par ces femmes). La seconde logique renvoie à un engagement préalable dans le monde syndical ou politique. La troisième posture est celle d’un engagement de rattrapage, permettant de renouer avec des engagements antérieurs, abandonnés pour des raisons de carrière en particulier. Donner pour exister, dans le droit fil d’une perspective maussienne (logique du don/contre-don) constitue la quatrième forme. Cette forme d’engagement permet, au passage, d’apprécier l’érudition de l’auteur et sa connaissance détaillée de la littérature sur ce thème. Enfin, une dernière forme d’engagement, marquée par la recherche de loisirs et de sociabilités, achève cet excursus typologique. Ces différentes formes d’engagement sont relatives à des ressources, dont une description est également proposée (formation, compétences linguistiques, possession de la nationalité…). S’appuyant sur la notion développée par Marc Abelès, l’auteur propose de considérer ces caractéristiques comme nécessaires à « l’éligibilité » des individus aux différentes fonctions offertes au sein des organisations. C’est seulement à la condition de prendre en compte ces dispositions à la fois singulières et hétérogènes qu’il est possible de rendre compte des prises de position par ces organisations de retraités.

Une approche ethnographique pour déceler une logique de politisation du sens présente dans chacune des formes de l’activité des associations de retraités

Enfin, dans un dernier et dense chapitre, A. Lambelet s’intéresse, dans une démarche ethnographique, aux formes de l’activité de ces associations, en particulier à partir des rassemblements qu’elles organisent ou auxquels elles participent. Pour ce faire, il marie de manière très convaincante un développement méthodologique très argumenté avec des comptes rendus de six scènes d’observation. Le lecteur se trouve plongé dans une partie quasi cinématographique tant la précision des descriptions lui permet de suivre la logique des interactions, que ce soit dans un loto, une assemblée générale, une réunion de dirigeants ou une rencontre institutionnelle. Ces différentes scènes l’amènent à constater que, contrairement à ce qu’un esprit naïf pourrait penser, même les moments les plus festifs et ludiques sont traversés d’une logique de politisation du sens. Cette sensibilisation infrapolitique des participants ne s’articule pas toujours de manière spontanée avec la forme loisirs développée. Dans une perspective nourrie par la lecture de Goffman, l’auteur se livre alors à une analyse du cadrage des identités du groupe des personnes âgées, à travers ce que ses représentants (membres du POP ou chrétiens-démocrates) donnent à voir. Ce travail de cadrage se manifeste à travers une esthétisation des formes identitaires. Après ces riches aperçus, à chaque étape nourris par un important substrat empirique, l’auteur conclut son analyse par une proposition assez inattendue et des plus stimulantes: celle de la police des âges. Et si cet activisme retraité, dont la logique a fait l’objet de multiples développements au long des chapitres, n’était au fond que le fruit d’une exclusion des anciens des scènes légitimes et des lieux de pouvoir? La cause « retraité » pourrait-elle n’être que la manifestation d’une cause de substitution, d’un engagement par défaut?

Georges Ubbiali, Retraite et sociétés, No 72, décembre 2015, pp. 145-147

 

Écouter l’émission Babylone du 27 mars 2014, « Vieux et militants! ».

 

« Les retraités sont moins conservateurs qu’on le dit »

Le troisième âge est toujours plus militant. Faut-il craindre la montée des « lobbies gris »?

Ils sont toujours plus nombreux, toujours plus en forme, et toujours plus organisés: les retraités. Faut-il en avoir peur? Car ils grossissent désormais les rangs d’associations qui défendent leurs intérêts. La montée en puissance de ces « lobbies gris » est-elle en passe de scléroser l’État social? Réputés conservateurs par nature, les retraités ne poursuivraient qu’un but: que rien ne change jamais, et surtout pas le système des retraites.

Alexandre Lambelet est docteur en science politique et professeur à la Haute École de travail social et de santé à Lausanne. Spécialiste du troisième âge, il a consacré sa thèse à l’activisme politique des retraités. Un travail de terrain qui démontre que ces craintes sont, dans les faits, largement infondées.

Le Temps: Assiste-t-on à une montée en puissance du militantisme gris?

Alexandre Lambelet: On peut dire que oui. À l’époque de leur création, au début du siècle passé, les toutes premières associations de retraités étaient gérées par des actifs, souvent des responsables de RH qui étaient chargés d’animer des sortes d’amicales pour les retraités de leur entreprise. Idem pour les premières organisations de retraités à connotation politique, qui sont nées dans les années 1950, dans le sillage de l’AVS, et étaient alors largement organisées par les actifs d’un parti. Le basculement se fait dans les années 1980, quand les retraités commencent à tenir eux-mêmes les rênes de leurs associations. Depuis, ces dernières se sont aussi multipliées.

Est-ce parce que les retraités sont plus politisés? Ont-ils développé une conscience de classe?

Non. D’abord, si l’on compte toujours plus de retraités engagés, c’est surtout parce que l’offre a augmenté. S’il n’y avait pas une section de l’Avivo à Saxon, je ne suis pas sûr que tous ses membres iraient s’inscrire dans une Avivo ailleurs. Au niveau local, ce type d’engagement revient un peu à fréquenter une association de contemporains. Les membres trouvent du plaisir à cette forme d’entre-soi. La réalité, sur le terrain local, est souvent très éloignée de ce supposé militantisme conservateur ou corporatiste. Bien sûr, il y a toujours des membres plus politisés et plus actifs que d’autres. D’ailleurs, nombre de politiciens à la retraite ou d’anciens cadres dirigeants s’engagent de cette manière pour continuer à faire ce qu’ils ont toujours fait. Mais ce n’est pas la majorité.

Pourtant, ces associations sont organisées en lobbies et représentées au niveau national.

Depuis 2001, les deux organisations faîtières, la Fédération des associations de retraités et de l’entraide en Suisse (Fares) et l’Association suisse des aînés (ASA), se sont réunies en société simple pour être représentées au niveau national par un organe unique, le Conseil suisse des aînés. La réalité, c’est que ces organisations ne parviennent pas à faire remonter l’argent de la base. Si tous leurs membres se sentaient vraiment concernés par une activité de lobby, il suffirait d’augmenter les cotisations de quelques francs par année pour réunir des montants suffisant à couvrir leurs frais de fonctionnement au niveau national. Or, c’est l’inverse qui se produit: la représentation nationale des retraités n’est possible aujourd’hui que grâce à des subventions. À mon avis, ce seul fait est significatif d’un certain désintérêt politique de la plupart des membres.

Quels sont les sujets sur lesquels les retraités prennent position?

Parce qu’elles veulent être un interlocuteur crédible, ces associations affichent toujours des préoccupations intergénérationnelles. Par exemple, elles ont pris position sur l’assurance maternité, ou sur les allocations familiales. Mais surtout, elles sont extrêmement diverses, avec des lignes de partage politique qui suivent celles des partis et des syndicats. Cela rend difficile les prises de positions politiques du CSA. Elles se font donc entendre d’abord sur des questions qui 
les concernent directement, comme les discriminations liées 
à l’âge. Par ailleurs, les autorités fédérales en ont aussi fait un interlocuteur privilégié pour 
les réflexions liées à la vieillesse ou à la fin de vie. Mais pas à propos du système de santé ou des retraites, qui sont des sujets dévolus aux partis politiques. Une éventuelle sclérose de l’État social qui serait dû à la puissance du « lobby gris » est donc largement infondée.

Vous parlez de diversité. Ces associations ne sont donc pas aussi conservatrices qu’on le croit?

On s’est longtemps appuyé sur des études datant des années 1960 pour dire que les retraités votaient plus à droite que le reste de la population. Mais la société a changé, notamment après 1968. Les personnes âgées d’aujourd’hui affichent une grande diversité politique. Ce n’est pas parce qu’elles sont à la retraite qu’elles changent de couleur politique. La classe sociale préexiste à la classe d’âge. Les retraités ne se conçoivent pas comme une classe sociale.

Propos recueillis par Rinny Gremaud, Le Temps, 12 mars 2014